Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Patrick Baudry
Imprimer l'articleViolence et souffrance
Aucune violence nest gratuite, accidentelle, ou sauvage. Elle est toujours, quelles que soient ses formes, une réponse à dautres violences, mais celles-là éventuellement discrètes, routinisées, normalisées, légitimes. Voilà le pari quil faut faire. La position à tenir. A maintenir contre la vision de la « France Une », contre la désignation systématique de toute violence comme étant de lordre du négatif ou du mal et sur un mode, tout également systématique, daccusation. La violence ce serait évidemment mal et ce serait toujours lautre ou les autres. En ne retenant de ladite « violence » que ses manifestations brutales ou
sanguinaires, on nen retient, par évidence que la face visible, alors que « tout » de la violence nest pas spectaculaire ni ne relève toujours de lillégalité.
La criminalité astucieuse, éventuellement protégée ou gérée par des Etats, est beaucoup plus redoutable et destructrice que la violence de trois types azimutés qui agressent au couteau une vieille dame. La barbarie nazie a produit évidemment plus de victimes que tous les criminels de sang sur un siècle. En outre, si lon veut bien admettre que la violence hitlérienne reste spectaculaire, alors on peut bien interroger des violences de formes « démocratiques » qui précipitent potentiellement tout un chacun dans un univers de souffrance indicible et dont la victime devrait se sentir la seule coupable : le harcèlement moral, par exemple, comme résultante dun effondrement du social.
Les comparaisons que je viens de faire nont bien entendu guère de sens. Et lon pourra dire à juste titre quelles sont en leur principe monstrueuses. On ne compare pas des violences entre elles selon une échelle graduée du bénin au très grave. Mon seul propos était de montrer que la violence qui se montre nest pas la seule qui existe, quelle nappartient pas au continent noir des psychopathes (ou des-jeunes-des-banlieues, dites le sur un ton rap), et que ceux que lon désigne comme des « violents notoires » nen ont pas le monopole. La violence extrême nest pas « très grave » : elle pose, comme la violence bénigne qui a déjà trait au mal, une question de fond à toute culture dont la tâche est délaborer un rapport à la violence, et non pas de léradiquer. Il sagit donc de critiquer la dénégation de la violence qui caractérise nos sociétés et de refuser que la question posée soit bornée à des « faits », cest-à-dire à des événements socialement désignés comme violents, comme si cette désignation sociale était bien entendu le fait dune opinion publique unanime. Combattre lunanimité dune dite opinion sociale, cest provoquer au débat, au conflit, donc ouvrir de lespace public.
Ce nest pas « la violence » qui doit inquiéter, mais la fabrication systématique de la violence comme problème, comme si ce problème pouvait ou devait nous réunir. Comme sil existait une société stable et normale en rapport de laquelle des « violents » se désigneraient par leurs exactions comme des fauteurs, et donc comme des gens évidemment problématiques. Besoin de reconnaissance, volonté de saffirmer, désir de puissance Bref toutes sortes dexplications des « pathologies » qui sont par ailleurs enseignées, mais en beaucoup plus brutal, chez les top niveaux de la grande économie, dans leurs études de « grandes écoles » et dans leurs « séminaires high-tech ».
Ce qui peut étonner, ce nest pas « laugmentation de la violence », mais que des gens qui vivent dans des conditions insupportables naient pas encore décidé de sorganiser pour attaquer les camions qui livrent les grandes surfaces commerciales. Que ne soient pas saccagés depuis longtemps ces « centres villes » où lon ne passe que devant des banques et des magasins de chaussures. Que cet univers de marques et de hiérarchismes où - Hugo Boss vaut mieux que Karl Marx - soit toujours préservé : comme sil sagissait de notre patrimoine. Ce quil faut souligner cest que la violence, contrairement à lidée reçue, ne vienne pas de létranger, du dehors, du dissemblable : mais quelle se produise le plus souvent entre soi et contre soi.
Quand des bandes débarquent à La Défense pour se taper dessus, il faut se demander ce que signifie cette mise en scène dun règlement de compte. Quel sens peut avoir le choix de ce lieu ? Se saisir de lévénement pour réclamer une répression renforcée au nom du principe sécuritaire (et fou) de la « tolérance zéro », cest tenir une position à la fois hyper-violente et irresponsable. La société « une » ou « parfaite » est le projet même du totalitarisme. Et lidée de la société consensuelle, cohérente ou continue, où donc nexisteraient pas le dissensus, le non cohérent ou le discontinu, nest pas la société où nous avons à vivre et donc à faire.
Nous vivons un double phénomène. Dune part celui dune affirmation de la singularité individuelle, de lexpérience de soi, de la sensation personnelle. Ici le danger est celui dune sortie de lindividu hors du social, tout en même temps que, dans lillusion de fabriquer lui-même sa société, une logique médiatique encourage (avec les arguments de « lintimité » ou de « lauthenticité ») ce type de mise en scène. Dautre part celui dun approfondissement de lindividualisation du rapport au monde qui participe tout à la fois du processus dautonomie dont parlait Cornelius Castoriadis1, mais aussi qui produit une déconnexion du culturel, une sorte de marge sans contestation, une folie ordinaire ou leffondrement du sujet. Il sagit dun double phénomène parce quil nest pas facile de démêler ce qui relève dune affirmation de soi et dun retrait de la singularité dans une imagerie désymbolisée. Encore faut-il se demander qui existe dans cette imagerie ; quelle souffrance2 se dit. Et ce quil est possible de travailler socialement dans une société où le capitalisme international na nul besoin des principes fondamentaux qui organisent la culture, cest-à-dire la société de lun avec lautre dans la référence à des interdits majeurs ?
La question est celle dune singularité dont notre société traduit la demande en une image dindividualité, alors que ni le « corps social » (qui na jamais existé) ni lindividu (qui est une fabrication) ne sont en mesure den prendre en charge la démesure. Cornelius Castoriadis disait bien que lindividu cest déjà du social. Comment faire démocratiquement avec un tel écrasement de lindividualité revendiquée dans le même temps comme sa conquête la mieux réalisée ? On comprend, à lheure où la question de la société se confond avec celle de la ville, cest-à-dire quand lespace urbain senvisage comme la production même du monde que nous construisons, que la problématique de lhabitation est essentielle. Une habitation qui doit aujourdhui conjuguer linscription et la mouvance.
sanguinaires, on nen retient, par évidence que la face visible, alors que « tout » de la violence nest pas spectaculaire ni ne relève toujours de lillégalité.
La criminalité astucieuse, éventuellement protégée ou gérée par des Etats, est beaucoup plus redoutable et destructrice que la violence de trois types azimutés qui agressent au couteau une vieille dame. La barbarie nazie a produit évidemment plus de victimes que tous les criminels de sang sur un siècle. En outre, si lon veut bien admettre que la violence hitlérienne reste spectaculaire, alors on peut bien interroger des violences de formes « démocratiques » qui précipitent potentiellement tout un chacun dans un univers de souffrance indicible et dont la victime devrait se sentir la seule coupable : le harcèlement moral, par exemple, comme résultante dun effondrement du social.
Les comparaisons que je viens de faire nont bien entendu guère de sens. Et lon pourra dire à juste titre quelles sont en leur principe monstrueuses. On ne compare pas des violences entre elles selon une échelle graduée du bénin au très grave. Mon seul propos était de montrer que la violence qui se montre nest pas la seule qui existe, quelle nappartient pas au continent noir des psychopathes (ou des-jeunes-des-banlieues, dites le sur un ton rap), et que ceux que lon désigne comme des « violents notoires » nen ont pas le monopole. La violence extrême nest pas « très grave » : elle pose, comme la violence bénigne qui a déjà trait au mal, une question de fond à toute culture dont la tâche est délaborer un rapport à la violence, et non pas de léradiquer. Il sagit donc de critiquer la dénégation de la violence qui caractérise nos sociétés et de refuser que la question posée soit bornée à des « faits », cest-à-dire à des événements socialement désignés comme violents, comme si cette désignation sociale était bien entendu le fait dune opinion publique unanime. Combattre lunanimité dune dite opinion sociale, cest provoquer au débat, au conflit, donc ouvrir de lespace public.
Ce nest pas « la violence » qui doit inquiéter, mais la fabrication systématique de la violence comme problème, comme si ce problème pouvait ou devait nous réunir. Comme sil existait une société stable et normale en rapport de laquelle des « violents » se désigneraient par leurs exactions comme des fauteurs, et donc comme des gens évidemment problématiques. Besoin de reconnaissance, volonté de saffirmer, désir de puissance Bref toutes sortes dexplications des « pathologies » qui sont par ailleurs enseignées, mais en beaucoup plus brutal, chez les top niveaux de la grande économie, dans leurs études de « grandes écoles » et dans leurs « séminaires high-tech ».
Ce qui peut étonner, ce nest pas « laugmentation de la violence », mais que des gens qui vivent dans des conditions insupportables naient pas encore décidé de sorganiser pour attaquer les camions qui livrent les grandes surfaces commerciales. Que ne soient pas saccagés depuis longtemps ces « centres villes » où lon ne passe que devant des banques et des magasins de chaussures. Que cet univers de marques et de hiérarchismes où - Hugo Boss vaut mieux que Karl Marx - soit toujours préservé : comme sil sagissait de notre patrimoine. Ce quil faut souligner cest que la violence, contrairement à lidée reçue, ne vienne pas de létranger, du dehors, du dissemblable : mais quelle se produise le plus souvent entre soi et contre soi.
Quand des bandes débarquent à La Défense pour se taper dessus, il faut se demander ce que signifie cette mise en scène dun règlement de compte. Quel sens peut avoir le choix de ce lieu ? Se saisir de lévénement pour réclamer une répression renforcée au nom du principe sécuritaire (et fou) de la « tolérance zéro », cest tenir une position à la fois hyper-violente et irresponsable. La société « une » ou « parfaite » est le projet même du totalitarisme. Et lidée de la société consensuelle, cohérente ou continue, où donc nexisteraient pas le dissensus, le non cohérent ou le discontinu, nest pas la société où nous avons à vivre et donc à faire.
Nous vivons un double phénomène. Dune part celui dune affirmation de la singularité individuelle, de lexpérience de soi, de la sensation personnelle. Ici le danger est celui dune sortie de lindividu hors du social, tout en même temps que, dans lillusion de fabriquer lui-même sa société, une logique médiatique encourage (avec les arguments de « lintimité » ou de « lauthenticité ») ce type de mise en scène. Dautre part celui dun approfondissement de lindividualisation du rapport au monde qui participe tout à la fois du processus dautonomie dont parlait Cornelius Castoriadis1, mais aussi qui produit une déconnexion du culturel, une sorte de marge sans contestation, une folie ordinaire ou leffondrement du sujet. Il sagit dun double phénomène parce quil nest pas facile de démêler ce qui relève dune affirmation de soi et dun retrait de la singularité dans une imagerie désymbolisée. Encore faut-il se demander qui existe dans cette imagerie ; quelle souffrance2 se dit. Et ce quil est possible de travailler socialement dans une société où le capitalisme international na nul besoin des principes fondamentaux qui organisent la culture, cest-à-dire la société de lun avec lautre dans la référence à des interdits majeurs ?
La question est celle dune singularité dont notre société traduit la demande en une image dindividualité, alors que ni le « corps social » (qui na jamais existé) ni lindividu (qui est une fabrication) ne sont en mesure den prendre en charge la démesure. Cornelius Castoriadis disait bien que lindividu cest déjà du social. Comment faire démocratiquement avec un tel écrasement de lindividualité revendiquée dans le même temps comme sa conquête la mieux réalisée ? On comprend, à lheure où la question de la société se confond avec celle de la ville, cest-à-dire quand lespace urbain senvisage comme la production même du monde que nous construisons, que la problématique de lhabitation est essentielle. Une habitation qui doit aujourdhui conjuguer linscription et la mouvance.
(1) Lire, Psychanalyse et Politique de Cornelius Castoriadis, pages 32, 33, 34, 35.
(2) Voir Patrick Baudry, Catherine Blaya, Marie Choquet, Eric Debarbieux, Xavier Pommereau Violences et souffrances à ladolescence, Paris, ESF, 2000.
(2) Voir Patrick Baudry, Catherine Blaya, Marie Choquet, Eric Debarbieux, Xavier Pommereau Violences et souffrances à ladolescence, Paris, ESF, 2000.