Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Christine Vivier
Imprimer l'articleUne journée au DAL
Christine Vivier*
« Au-delà de la pauvreté, monsieur le Président, qui est le manque de moyens matériels, laveuglement des classes dirigeantes de notre pays entraîne de plus en plus de gens dans la spirale de la misère qui se caractérise principalement par la perte de la dignité. »1
Même hésitation que la semaine dernière, même angoisse ; mais je me décide finalement à y aller. Jarrive au numéro 8, je reconnais la petite plaque du DAL. Jai presque envie de rire en voyant cette plaque annonçant que dans cet immeuble, des gens se battent pour que soit respecté leur droit de vivre décemment, petite plaque perdue au milieu des boutiques de luxe, dans ce quartier qui sue par tous ses murs la richesse des nantis. Je monte les escaliers, pénètre dans lappartement. Un homme que je nai jamais vu me tend un petit papier, avec dessus un numéro, et me dit daller masseoir à côté des gens qui attendent leur tour. Je proteste, non je ne suis pas venue pour demander de laide. Il me demande pourquoi je suis là ; je bafouille, ne trouve pas de réponse. Je prends donc le numéro, et rentre dans la grande pièce qui fait, trois fois par semaine, office de permanence. Je cherche un visage connu. A lautre bout, japerçois Jean. Il se souvient de moi : étudiante en archi ? Non, philosophie. Mais quelle différence cela fait ? Ici, on est bénévole ou mal logé, parfois les deux. Autour de moi, des montagnes de dossiers, des tables vides, la photocopieuse dans un coin, et toutes ces personnes qui attendent leur tour pour parler de la misère. Je comprends que laprès-midi sera difficile.
Le défilé des numéros commence : numéro de passage, numéro de membre, numéro de dossier. Mon premier numéro de la journée est un homme. Il sassied en face de moi et de la bénévole qui sera, pour aujourdhui, ma partenaire. Elle lui demande ce quil désire ; il vient régler sa cotisation et mettre à jour son dossier. Il vit dans un immeuble de Paris réquisitionné par le DAL ; autrement dit, il squatte, il vit dans langoisse de lexpulsion promise. Il ne dit rien sur son logement ; on peut espérer que tout va bien. La personne suivante est une femme enceinte ; ses yeux indiquent quelle joue en ce moment sa dernière chance. Dans six semaines, elle sera expulsée de son logement, avec ses trois enfants et son conjoint. On ne peut rien faire contre une décision de justice : elle sera bientôt à la rue. Le DAL peut lui monter un dossier, envoyer une demande prioritaire de logement HLM à la préfecture, cest tout. La liste est immense, les délais semblent infinis, elle devra attendre des mois entiers, sans logement, avec un bébé, né dans la rue. Elle me regarde, désespérée, lui sourire me semble tout à coup indécent ; je baisse les yeux.
Dans la pièce, le ton monte, les mots se durcissent ; les bénévoles semblent si durs avec les gens face à eux. Je croyais quil fallait essayer de leur donner un peu de réconfort. Mais ici, ce quil faut, cest se battre contre une administration bornée et malveillante, expliquer aux gens que les miracles ne sont pas du ressort du DAL, et quils doivent encore et malgré tout faire preuve de courage et de persévérance. Ici, la tendresse na pas sa place.
Un homme dune trentaine dannées succède à la femme enceinte. Il habite le même immeuble quelle, il est donc lui aussi en voie dexpulsion. Même problème, même discours, même absence de solution. Il pourrait monter un collectif avec tous les occupants de limmeuble. Lunion fait la force ! Mais cet homme veut seulement quon soccupe de lui. A plusieurs reprises dans la journée, jentendrai ces paroles de personnes qui sont dans des situations trop difficiles pour penser à autre chose que la solution individuelle quon peut leur offrir. Un collectif, ça suppose, en plus dune certaine organisation, souvent difficile à mettre en place, que lon ne soit plus directement entendu, que lon se perde dans une voix commune. Mais ce que veulent ces hommes et ces femmes, cest avant tout sauver leur peau. Il se perd en remerciements ; on ne peut pas faire grand chose pour laider, mais il se sent écouté, compris. Qui sait comment il a été accueilli ailleurs ? Une petite femme sapproche. Son visage abîmé, sur lequel on peut lire les nombreux combats quelle a dû mener, sillumine par moment dun sourire timide. Elle nous explique sa situation : elle vit dans un studio de seize mètres carrés avec ses deux filles de 16 et 27 ans. Un interdit bancaire, de nombreux loyers impayés : elle sera expulsée dans quelques semaines. Elle sarrête, reprend son souffle. Elle na pas terminé. Elle nous raconte que sa fille aînée est psychologiquement malade, quelle ne supportait plus de vivre avec sa sur qui ne va plus au lycée. Alors, par lintermédiaire dun ami, elle a trouvé un deux pièces pour sa fille. Elle a réussi à réunir largent de la caution ; elle remet, chaque mois, le loyer, en liquide, au propriétaire qui refuse de lui signer un bail. Ce type peut lexpulser à tout moment, faute de preuve quelle loue effectivement cet appartement, et quelques menaces suffisent à étouffer les protestations. En dessous de la misère, se cache son exploitation ! On cherche ensemble des moyens pour quelle prouve la régularité de sa situation. Mais toutes les solutions semblent ou impossibles, ou trop aléatoires. Et pour son expulsion, est-ce quon peut faire quelque chose ? Non, désolé. Elle ne veut pas abandonner ce studio qui renferme tous ses souvenirs ; elle ne veut pas subir à nouveau les crises de ses filles qui décidément ne peuvent plus se supporter. Elle va réfléchir, elle reviendra samedi. Je sens que je commence à être sérieusement affaiblie par ce que je viens dentendre, lorsquune femme noire sassied en face de moi. Elle me dit quelle est en colère, quelle ne comprend pas pourquoi elle a payé cent francs de cotisation, pourquoi elle na pas de nouvelles du DAL, comment on peut la laisser vivre dans un appartement dont chaque mur est recouvert de moisi, cest inhumain, avec des enfants en plus ! Elle parle trop vite, je ne comprends pas tout. Elle se calme un peu, me raconte quelle vit dans un logement inhabitable, quelle paye un loyer pour ça, alors quà côté, des gens squattent un immeuble en bien meilleur état. Et puis, elle a beau se plaindre à la mairie, cest toujours la même réponse : on na plus de logement libre. Mais cest faux, elle les voit tous les jours ces grands appartements habités par personne, juste à côté de chez elle. Alors elle trouve ça vraiment dégueulasse. Elle en a marre de se battre seule, elle en a marre dattendre une réponse à sa demande de logement HLM. Elle veut arrêter de payer son loyer. Ma partenaire lui explique quelle se mettrait ainsi dans une situation dangereuse, quelle serait sous peu expulsée, quil vaut mieux être mal logé que sans logement. Ses arguments ne convainquent personne, ni elle, ni moi. La femme noire recommence à sénerver, pourquoi le DAL ne fait rien pour laider ? Mêmes discours, encore une fois, sur le travail du DAL, sur ses capacités Même injonction à la lutte collective, et aussi peu denthousiasme. Ces gens vivent une existence insupportable. Jai limpression, face à chaque personne, dêtre en présence de la misère et de la souffrance les plus terribles qui soient ; mais chaque situation semble creuser encore un peu plus profondément dans la misère. Trop de gens mal ou pas logés, sans emploi, sans argent, pas assez de logements, une politique publique qui sen fout, fait mine de ne pas entendre. Linjustice, écurante, contre le courage de ces gens qui vivent dans des conditions dégradantes, victimes de mépris, de rejet, de racisme, ces gens qui se démènent, qui saccrochent à des logements insalubres qui contaminent leurs enfants, des gens au courage incroyable, qui se battent simplement pour une vie décente, quand ce nest pas pour leur droit de vivre.
* Bénévole au DAL et étudiante en philosophie.
(1)Jean-Baptiste Eyraud, Mgr Jacques Gaillot, Monsieur le Président, expulsez la misère !, Robert Laffont, 1995.
(1)Jean-Baptiste Eyraud, Mgr Jacques Gaillot, Monsieur le Président, expulsez la misère !, Robert Laffont, 1995.
Christine Vivier