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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Bruno Rebelle
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Le temps des prédateurs


Depuis la nuit des temps les peuples de la planète ont utilisé les ressources offertes par la terre et les océans pour vivre et

développer leurs activités. Rien d’exceptionnel à cela. Mais, dès l’instant où ces prélèvements sur le milieu ont dépassé les

capacités de renouvellement de ces

ressources, l’impact des activités humaines sur l’écosystème planétaire est devenu

évident. D’autant que ces activités se sont accompagnées de rejets sans cesse

croissants de gaz polluants, d’effluents toxiques ou de déchets de tous types. Et les rares sociétés qui vivent encore aujourd’hui en parfaite harmonie avec le milieu qui les hébergent, voient leur pérennité mise en danger par les changements qui s’opèrent, imperceptiblement, à l’échelle planétaire. La « nouveauté » depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992 est qu’on a pris conscience de la double contrainte avec laquelle l’humanité doit composer pour survivre : d’une part, le caractère limité des ressources disponibles sur la planète ; d’autre part, l’impossibilité de rejeter plus de polluants dans l’atmosphère ou dans les cours d’eau et d’accumuler plus de déchets dont on ne peut gérer le devenir à long terme. Notre pauvre humanité est donc coincée entre ce qu’elle ne peut plus

prélever et ce qu’elle ne doit plus rejeter dans le milieu qui l’a nourrie et hébergée jusqu’à maintenant. Dure réalité !



Un capitalisme macrophage



Dans l’histoire industrielle moderne, la production de biens et de services destinés à améliorer le quotidien des humains a vite été supplantée par un autre concept : la création de richesses par et pour ceux qui avaient la possibilité de contrôler les moyens de production. Du contrôle des moyens de production, au contrôle des capitaux nécessaires au développement de la production, il n’y avait qu’un pas que le capitalisme dit moderne a aisément franchi. Les puissances financières, les actionnaires grands et petits n’ont aujourd’hui d’autre attente qu’un retour rapide sur leur investissement. De fait, ils sont fort peu préoccupés des conséquences à long terme des activités générées par la mobilisation de leur capital. Déforestation, effet de serre, appauvrissement des océans, pollution des nappes phréatiques ne sont alors que des préoccupations d’écologistes ringards ou, pire, des contraintes technologiques handicapant la rentabilité de l’entreprise. Par essence, le capitalisme est donc prédateur, bien plus que gestionnaire. Il faut aller vite pour accumuler beaucoup. A l’inverse, la reconstitution des ressources naturelles, la restauration d’un milieu exploité pendant une certaine période, nécessitent du repos, de la préservation et du temps, beaucoup de temps !

L’analogie avec l’écosystème naturel est intéressante. Dans la nature, l’effectif des prédateurs - donc la puissance de cette caste - est directement dépendant de la disponibilité des ressources - l’existence ou non de proies en quantité suffisante. La régulation s’opère d’elle même. Quand les prédateurs deviennent trop nombreux, les proies sont décimées, la disponibilité en nourriture fléchit et naturellement la fécondité des prédateurs diminue. Les proies, moins soumises à la pression de chasse, peuvent se multiplier à nouveau, entraînant par conséquent, mais avec un certain délai, un nouvel essor des prédateurs. Cette succession de cycles se poursuit à l’infini sans risque, ni pour les proies raisonnablement pourchassées, ni pour les prédateurs dont la puissance est toujours limitée. La caractéristique de ce système est qu’il n’autorise aucune accumulation.

C’est sur ce point essentiel que trébuche aujourd’hui la société capitaliste qui fait de l’accumulation sa raison d’être. Même quand les clignotants sont au rouge, que les stocks de ressources - de proies - s’épuisent dangereusement, les entreprises, les puissances financières, les investisseurs - prédateurs modernes – poursuivent l’exploitation jusqu’à épuisement total des ressources ou jusqu’à la saturation du milieu par les effluents mortifères de leurs activités industrielles.



Des pratiques irresponsables



Les compagnies pétrolières sont la caricature de cette pratique irresponsable. D’une part, elles pillent depuis des années les sous-sols sans jamais se préoccuper, ni de la redistribution de ces richesses aux populations qui vivent « en surface », ni de l’impact environnemental de cette exploitation. D’autre part, elle feignent d’ignorer l’impasse dans laquelle nous nous enfermons progressivement : la consommation de combustibles fossiles - charbon pétrole et gaz - accentue chaque jour l’effet de serre responsable des perturbations climatiques de plus en plus évidentes. Quels que soient les efforts de communication de ces entreprises, elles ne changent en rien aujourd’hui leurs pratiques prédatrices et polluantes. Certes, Shell épinglé au Nigeria après la violente répression contre le peuple Ogoni qui coûta la vie à Ken Saro Wiwa et sept de ses collègues, s’est doté d’un code de conduite en tout point remarquable… sur le papier. Pour autant la même compagnie reste impliquée sur de nombreux sites litigieux en Afrique ou ailleurs. Le leader du secteur BP-ARCO qui annonce - à grand renfort de publicité - l’évolution de sa stratégie industrielle « Beyond Petroleum » (au-delà du pétrole) n’en demeure pas moins le partenaire privilégié des autorités chinoises pour un projet d’exploitation des réserves pétrolières prometteuses du Tibet, ignorant superbement la répression qui entoure ce projet et les risques environnementaux dans un espace encore très préservé. Le même BP repousse sans cesse les limites de l’exploration de nouvelles réserves, implantant une plate-forme de forage au nord de l’Alaska, en plein Arctique, à l’endroit même où l’impact des changements climatiques est le plus évident.

Et que dire du groupe TOTAL FINA ELF, première entreprise française, cinquième compagnie mondiale, qui, attaquée sur ses investissements en Birmanie veut nous faire croire que les affaires n’ont rien à voir avec la politique. Madame Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix dénonce depuis 1996 le soutien apporté par le groupe pétrolier à la junte, qu’importe ! Thierry Desmarest nous déclare qu’il est préférable d’encourager l’ouverture en commerçant avec ce pays : le prédateur s’habille du cynisme le plus glacial.

En Sibérie de l’Ouest, le même groupe TOTAL participe depuis 1999 à l’exploitation de la région de Komi qui meurt lentement de la pollution par le pétrole. 15 millions de tonnes de brut (5 % du volume exploité) s’échappent en moyenne, chaque année, des pipelines russes délabrés. C’est une pollution équivalente au rejet de deux "Erika" qui se répand chaque jour dans la Taïga. Des forêts entières sont dévastées, de nombreux lacs et rivières sont recouverts d’un film noir. L’espérance de vie des populations locales a chuté de 61 à 45 ans ces dernières années. Le taux de cancer du foie est, ici, nettement supérieur à celui des régions voisines. TOTAL est le principal client des compagnies russes exploitant et transportant le pétrole de cette région. La raffinerie de Leuna, tristement connue pour les affaires politico-financières qui coûtèrent à Helmut Kohl sa carrière, ex-possession de Elf Aquitaine est aujourd’hui la pièce maîtresse du groupe TOTAL en Allemagne. Elle ne traite que du pétrole sibérien : 10 millions de tonnes par an, acheminé par le « Drushba »

- pipeline de l’amitié - qui reliait l’URSS à la RDA. TOTAL avec sa raffinerie ultramoderne est de fait complice, si ce n’est responsable, de la pollution de la région de Komi. Questionnée sur cette évidente responsabilité la direction se retranche derrière une position de simple client : « nous ne faisons qu’acheter le pétrole à l’extrémité (allemande) de l’oléoduc » Les dirigeants affichent ici le même mépris qu’au lendemain du naufrage de l’Erika : « Le pipeline ne nous appartient pas ce n’est pas notre affaire »… l’Erika non plus n’appartenait pas à TOTAL… mais dans un cas comme dans l’autre le pétrole qui souille l’environnement est bien celui qui gonfle le bénéfice de l’entreprise.



Deux poids, démesure…



La vraie question est donc de savoir par quel mécanisme il sera possible de contrer la puissance de ces nouveaux prédateurs. On aurait pu penser que le principe de « responsabilité pleine et entière » des entreprises, pour tous les dommages qu’elles imposent à la collectivité, puisse être, en première hypothèse, un bon mécanisme régulateur. Les récents accidents environnementaux, de la marée noire de l’Erika à la contamination des semences de maïs conventionnelles par des variétés transgéniques, auraient pu conduire l’autorité publique à réaffirmer ce principe de responsabilité. Si vous, citoyen lambda, videz vos poubelles dans un fossé en bord de route, vous êtes normalement poursuivi, épinglé et condamné à payer l’amende. La rigueur voudrait que vous soyez contraint aussi de nettoyer le lieu souillé. Personne ne conteste plus cette logique. Si par bonheur vous êtes une entreprise - une très grosse entreprise, c’est encore mieux - et que pour la préservation de l’emploi, l’essor économique du pays, le développement de nouvelles technologies obligatoirement porteuses de bien-être, vous devez rejeter quelques effluents radioactifs dans l’environnement ou quelques toxiques par les cheminées de votre usine, bien peu vous en tiendront rigueur. Si dans d’autres circonstances vous plaidez l’incident, la pollution fortuite, la contamination accidentelle, au pire vous serez excusé, au mieux vous obtiendrez une modification de la législation pour vous offrir une marge de manœuvre plus confortable qui légalisera ainsi votre prochain manque de précaution.

Ainsi, le bien public que constitue un environnement sain est aujourd’hui massacré pour des bénéfices qui sont, eux, très privés. Nous ne pouvons plus accepter que les multinationales encaissent d’un côté des profits colossaux, en refusant de l’autre d’assumer la responsabilité de leurs agissements. Autour du pompage de l’Erika, la gesticulation médiatique du groupe TOTAL qui transforme la réparation d’une faute grave en une prouesse technique sans précédent ne peut nous faire oublier que ce navire n’aurait jamais dû prendre la mer. La dépense engagée n’est rien, comparée à l’impact sur la faune et sur les paysages, impact impossible à mettre en équation financière. C’est cette opposition fondamentale entre les profits très privés de quelques entreprises - et de quelques gros actionnaires - et la dégradation du patrimoine commun, de nos biens publics, qui doit motiver notre vigilance et notre engagement.



Pour une nouvelle conscience commune



Si la puissance publique ne peut imposer la régulation, on peut alors penser que la masse des citoyens pourra, elle, revendiquer de nouvelles pratiques, simplement en refusant de rester du côté de la proie, en refusant de laisser piller les ressources, en exigeant des procédés industriels moins polluants. Les mouvements antimondialisation qui fleurissent à l’aube du nouveau siècle ne disent pas autre chose. Ils expriment une nouvelle conscience de nos responsabilités communes, une volonté d’agir aussi bien localement que globalement. Ils tendent surtout à exiger que pour chaque produit consommable ici ou là, on puisse connaître la quantité d’énergie, de matière première, de sueur et de sang qu’aura nécessité sa mise sur le marché. Ils veulent aussi savoir ce que tel acte de consommation signifie en terme de rejets polluants ajoutés à l’existant. Alors, ces acteurs-citoyens, après avoir écarté toute consommation superflue, seront en mesure de choisir au plus juste, au plus économe, au plus responsable… et cela ne signifie pas forcément austérité et tristesse. Il faudra cependant encore beaucoup de Seattle, beaucoup de Millau, pour que le message passe au plus haut niveau.

Pendant ce temps, les prédateurs continuent leur course folle. Mais, réflexe naturel - au sens premier du terme - ces prédateurs, sous la pression, commencent à se manger entre eux. Ils tentent ainsi d’assurer leur survie individuelle, incapables qu’ils sont de garantir la pérennité du système qui les a accouchés. Les méga fusions sont légion. Dans le secteur du pétrole et de la pétrochimie on ne compte maintenant que six grandes compagnies ayant une véritable envergure mondiale. L’agrochimie et la pharmacie vivent le même mouvement de super concentration. Les multinationales soucieuses d’éponger les investissements colossaux qu’elles ont faits ces dernières années pour financer leur course à la sophistication technologique, ont besoin de volumes de marché toujours plus importants. La grande distribution n’échappe pas à ce mouvement, mais la motivation est ici différente. En contrôlant une part plus importante du marché, elles concentrent aussi les filières d’approvisionnement mettant les agriculteurs - entre autres producteurs - au pied du mur : soit ils acceptent les prix proposés par l’acheteur, soit ils jettent leur production au fossé !

Ces super concentrations laissent entrevoir une perspective intéressante, une seule. Si la pression militante fait fléchir une de ces énormes machines, le changement est vraiment significatif. Ainsi lorsque Greenpeace a obtenu de Coca Cola, principal sponsor des jeux de Sydney, que la multinationale abandonne, avant les olympiades d’Athènes en 2004, le système de réfrigération qu’elle utilise et préconise dans le monde entier et qui contribue à l’effet de serre, c’est l’industrie mondiale de la réfrigération qui doit opérer une véritable révolution industrielle… et les autres suivront. Ainsi lorsque BP-ARCO ou SHELL s’engagent à promouvoir l’énergie solaire, les capitaux dégagés (500 millions de dollars sur 5 ans) peuvent conduire à une baisse très sensible du prix des équipements, rendant l’accès à cette technologie bien plus facile. Pour autant, le modèle « Coca Cola » de distribution de boisson gazeuse est loin d’être acceptable au plan social et politique. Pour autant, l’idée que les énergies renouvelables seront demain contrôlées par ceux-là même qui contrôlent aujourd’hui les combustibles fossiles, ne peut nous réjouir.

Reste alors une perspective effrayante : à force de se manger entre eux ces prédateurs accoucheront d’un Big Brother à la Orwell qui règnera sur une armée de proies humaines disciplinées ne sachant plus ce que nature veut dire… A moins que - belle utopie ou rêve un peu fou - leur appétit insatiable de richesse ne les conduise à se dévorer tous, détruisant définitivement le genre et laissant libre champ pour une nouvelle humanité.

Directeur Général de Greenpeace.
Bruno Rebelle

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