Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Bruno Rebelle
Imprimer l'articleLe temps des prédateurs
Depuis la nuit des temps les peuples de la planète ont utilisé les ressources offertes par la terre et les océans pour vivre et
développer leurs activités. Rien dexceptionnel à cela. Mais, dès linstant où ces prélèvements sur le milieu ont dépassé les
capacités de renouvellement de ces
ressources, limpact des activités humaines sur lécosystème planétaire est devenu
évident. Dautant que ces activités se sont accompagnées de rejets sans cesse
croissants de gaz polluants, deffluents toxiques ou de déchets de tous types. Et les rares sociétés qui vivent encore aujourdhui en parfaite harmonie avec le milieu qui les hébergent, voient leur pérennité mise en danger par les changements qui sopèrent, imperceptiblement, à léchelle planétaire. La « nouveauté » depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992 est quon a pris conscience de la double contrainte avec laquelle lhumanité doit composer pour survivre : dune part, le caractère limité des ressources disponibles sur la planète ; dautre part, limpossibilité de rejeter plus de polluants dans latmosphère ou dans les cours deau et daccumuler plus de déchets dont on ne peut gérer le devenir à long terme. Notre pauvre humanité est donc coincée entre ce quelle ne peut plus
prélever et ce quelle ne doit plus rejeter dans le milieu qui la nourrie et hébergée jusquà maintenant. Dure réalité !
Un capitalisme macrophage
Dans lhistoire industrielle moderne, la production de biens et de services destinés à améliorer le quotidien des humains a vite été supplantée par un autre concept : la création de richesses par et pour ceux qui avaient la possibilité de contrôler les moyens de production. Du contrôle des moyens de production, au contrôle des capitaux nécessaires au développement de la production, il ny avait quun pas que le capitalisme dit moderne a aisément franchi. Les puissances financières, les actionnaires grands et petits nont aujourdhui dautre attente quun retour rapide sur leur investissement. De fait, ils sont fort peu préoccupés des conséquences à long terme des activités générées par la mobilisation de leur capital. Déforestation, effet de serre, appauvrissement des océans, pollution des nappes phréatiques ne sont alors que des préoccupations décologistes ringards ou, pire, des contraintes technologiques handicapant la rentabilité de lentreprise. Par essence, le capitalisme est donc prédateur, bien plus que gestionnaire. Il faut aller vite pour accumuler beaucoup. A linverse, la reconstitution des ressources naturelles, la restauration dun milieu exploité pendant une certaine période, nécessitent du repos, de la préservation et du temps, beaucoup de temps !
Lanalogie avec lécosystème naturel est intéressante. Dans la nature, leffectif des prédateurs - donc la puissance de cette caste - est directement dépendant de la disponibilité des ressources - lexistence ou non de proies en quantité suffisante. La régulation sopère delle même. Quand les prédateurs deviennent trop nombreux, les proies sont décimées, la disponibilité en nourriture fléchit et naturellement la fécondité des prédateurs diminue. Les proies, moins soumises à la pression de chasse, peuvent se multiplier à nouveau, entraînant par conséquent, mais avec un certain délai, un nouvel essor des prédateurs. Cette succession de cycles se poursuit à linfini sans risque, ni pour les proies raisonnablement pourchassées, ni pour les prédateurs dont la puissance est toujours limitée. La caractéristique de ce système est quil nautorise aucune accumulation.
Cest sur ce point essentiel que trébuche aujourdhui la société capitaliste qui fait de laccumulation sa raison dêtre. Même quand les clignotants sont au rouge, que les stocks de ressources - de proies - sépuisent dangereusement, les entreprises, les puissances financières, les investisseurs - prédateurs modernes poursuivent lexploitation jusquà épuisement total des ressources ou jusquà la saturation du milieu par les effluents mortifères de leurs activités industrielles.
Des pratiques irresponsables
Les compagnies pétrolières sont la caricature de cette pratique irresponsable. Dune part, elles pillent depuis des années les sous-sols sans jamais se préoccuper, ni de la redistribution de ces richesses aux populations qui vivent « en surface », ni de limpact environnemental de cette exploitation. Dautre part, elle feignent dignorer limpasse dans laquelle nous nous enfermons progressivement : la consommation de combustibles fossiles - charbon pétrole et gaz - accentue chaque jour leffet de serre responsable des perturbations climatiques de plus en plus évidentes. Quels que soient les efforts de communication de ces entreprises, elles ne changent en rien aujourdhui leurs pratiques prédatrices et polluantes. Certes, Shell épinglé au Nigeria après la violente répression contre le peuple Ogoni qui coûta la vie à Ken Saro Wiwa et sept de ses collègues, sest doté dun code de conduite en tout point remarquable sur le papier. Pour autant la même compagnie reste impliquée sur de nombreux sites litigieux en Afrique ou ailleurs. Le leader du secteur BP-ARCO qui annonce - à grand renfort de publicité - lévolution de sa stratégie industrielle « Beyond Petroleum » (au-delà du pétrole) nen demeure pas moins le partenaire privilégié des autorités chinoises pour un projet dexploitation des réserves pétrolières prometteuses du Tibet, ignorant superbement la répression qui entoure ce projet et les risques environnementaux dans un espace encore très préservé. Le même BP repousse sans cesse les limites de lexploration de nouvelles réserves, implantant une plate-forme de forage au nord de lAlaska, en plein Arctique, à lendroit même où limpact des changements climatiques est le plus évident.
Et que dire du groupe TOTAL FINA ELF, première entreprise française, cinquième compagnie mondiale, qui, attaquée sur ses investissements en Birmanie veut nous faire croire que les affaires nont rien à voir avec la politique. Madame Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix dénonce depuis 1996 le soutien apporté par le groupe pétrolier à la junte, quimporte ! Thierry Desmarest nous déclare quil est préférable dencourager louverture en commerçant avec ce pays : le prédateur shabille du cynisme le plus glacial.
En Sibérie de lOuest, le même groupe TOTAL participe depuis 1999 à lexploitation de la région de Komi qui meurt lentement de la pollution par le pétrole. 15 millions de tonnes de brut (5 % du volume exploité) séchappent en moyenne, chaque année, des pipelines russes délabrés. Cest une pollution équivalente au rejet de deux "Erika" qui se répand chaque jour dans la Taïga. Des forêts entières sont dévastées, de nombreux lacs et rivières sont recouverts dun film noir. Lespérance de vie des populations locales a chuté de 61 à 45 ans ces dernières années. Le taux de cancer du foie est, ici, nettement supérieur à celui des régions voisines. TOTAL est le principal client des compagnies russes exploitant et transportant le pétrole de cette région. La raffinerie de Leuna, tristement connue pour les affaires politico-financières qui coûtèrent à Helmut Kohl sa carrière, ex-possession de Elf Aquitaine est aujourdhui la pièce maîtresse du groupe TOTAL en Allemagne. Elle ne traite que du pétrole sibérien : 10 millions de tonnes par an, acheminé par le « Drushba »
- pipeline de lamitié - qui reliait lURSS à la RDA. TOTAL avec sa raffinerie ultramoderne est de fait complice, si ce nest responsable, de la pollution de la région de Komi. Questionnée sur cette évidente responsabilité la direction se retranche derrière une position de simple client : « nous ne faisons quacheter le pétrole à lextrémité (allemande) de loléoduc » Les dirigeants affichent ici le même mépris quau lendemain du naufrage de lErika : « Le pipeline ne nous appartient pas ce nest pas notre affaire » lErika non plus nappartenait pas à TOTAL mais dans un cas comme dans lautre le pétrole qui souille lenvironnement est bien celui qui gonfle le bénéfice de lentreprise.
Deux poids, démesure
La vraie question est donc de savoir par quel mécanisme il sera possible de contrer la puissance de ces nouveaux prédateurs. On aurait pu penser que le principe de « responsabilité pleine et entière » des entreprises, pour tous les dommages quelles imposent à la collectivité, puisse être, en première hypothèse, un bon mécanisme régulateur. Les récents accidents environnementaux, de la marée noire de lErika à la contamination des semences de maïs conventionnelles par des variétés transgéniques, auraient pu conduire lautorité publique à réaffirmer ce principe de responsabilité. Si vous, citoyen lambda, videz vos poubelles dans un fossé en bord de route, vous êtes normalement poursuivi, épinglé et condamné à payer lamende. La rigueur voudrait que vous soyez contraint aussi de nettoyer le lieu souillé. Personne ne conteste plus cette logique. Si par bonheur vous êtes une entreprise - une très grosse entreprise, cest encore mieux - et que pour la préservation de lemploi, lessor économique du pays, le développement de nouvelles technologies obligatoirement porteuses de bien-être, vous devez rejeter quelques effluents radioactifs dans lenvironnement ou quelques toxiques par les cheminées de votre usine, bien peu vous en tiendront rigueur. Si dans dautres circonstances vous plaidez lincident, la pollution fortuite, la contamination accidentelle, au pire vous serez excusé, au mieux vous obtiendrez une modification de la législation pour vous offrir une marge de manuvre plus confortable qui légalisera ainsi votre prochain manque de précaution.
Ainsi, le bien public que constitue un environnement sain est aujourdhui massacré pour des bénéfices qui sont, eux, très privés. Nous ne pouvons plus accepter que les multinationales encaissent dun côté des profits colossaux, en refusant de lautre dassumer la responsabilité de leurs agissements. Autour du pompage de lErika, la gesticulation médiatique du groupe TOTAL qui transforme la réparation dune faute grave en une prouesse technique sans précédent ne peut nous faire oublier que ce navire naurait jamais dû prendre la mer. La dépense engagée nest rien, comparée à limpact sur la faune et sur les paysages, impact impossible à mettre en équation financière. Cest cette opposition fondamentale entre les profits très privés de quelques entreprises - et de quelques gros actionnaires - et la dégradation du patrimoine commun, de nos biens publics, qui doit motiver notre vigilance et notre engagement.
Pour une nouvelle conscience commune
Si la puissance publique ne peut imposer la régulation, on peut alors penser que la masse des citoyens pourra, elle, revendiquer de nouvelles pratiques, simplement en refusant de rester du côté de la proie, en refusant de laisser piller les ressources, en exigeant des procédés industriels moins polluants. Les mouvements antimondialisation qui fleurissent à laube du nouveau siècle ne disent pas autre chose. Ils expriment une nouvelle conscience de nos responsabilités communes, une volonté dagir aussi bien localement que globalement. Ils tendent surtout à exiger que pour chaque produit consommable ici ou là, on puisse connaître la quantité dénergie, de matière première, de sueur et de sang quaura nécessité sa mise sur le marché. Ils veulent aussi savoir ce que tel acte de consommation signifie en terme de rejets polluants ajoutés à lexistant. Alors, ces acteurs-citoyens, après avoir écarté toute consommation superflue, seront en mesure de choisir au plus juste, au plus économe, au plus responsable et cela ne signifie pas forcément austérité et tristesse. Il faudra cependant encore beaucoup de Seattle, beaucoup de Millau, pour que le message passe au plus haut niveau.
Pendant ce temps, les prédateurs continuent leur course folle. Mais, réflexe naturel - au sens premier du terme - ces prédateurs, sous la pression, commencent à se manger entre eux. Ils tentent ainsi dassurer leur survie individuelle, incapables quils sont de garantir la pérennité du système qui les a accouchés. Les méga fusions sont légion. Dans le secteur du pétrole et de la pétrochimie on ne compte maintenant que six grandes compagnies ayant une véritable envergure mondiale. Lagrochimie et la pharmacie vivent le même mouvement de super concentration. Les multinationales soucieuses déponger les investissements colossaux quelles ont faits ces dernières années pour financer leur course à la sophistication technologique, ont besoin de volumes de marché toujours plus importants. La grande distribution néchappe pas à ce mouvement, mais la motivation est ici différente. En contrôlant une part plus importante du marché, elles concentrent aussi les filières dapprovisionnement mettant les agriculteurs - entre autres producteurs - au pied du mur : soit ils acceptent les prix proposés par lacheteur, soit ils jettent leur production au fossé !
Ces super concentrations laissent entrevoir une perspective intéressante, une seule. Si la pression militante fait fléchir une de ces énormes machines, le changement est vraiment significatif. Ainsi lorsque Greenpeace a obtenu de Coca Cola, principal sponsor des jeux de Sydney, que la multinationale abandonne, avant les olympiades dAthènes en 2004, le système de réfrigération quelle utilise et préconise dans le monde entier et qui contribue à leffet de serre, cest lindustrie mondiale de la réfrigération qui doit opérer une véritable révolution industrielle et les autres suivront. Ainsi lorsque BP-ARCO ou SHELL sengagent à promouvoir lénergie solaire, les capitaux dégagés (500 millions de dollars sur 5 ans) peuvent conduire à une baisse très sensible du prix des équipements, rendant laccès à cette technologie bien plus facile. Pour autant, le modèle « Coca Cola » de distribution de boisson gazeuse est loin dêtre acceptable au plan social et politique. Pour autant, lidée que les énergies renouvelables seront demain contrôlées par ceux-là même qui contrôlent aujourdhui les combustibles fossiles, ne peut nous réjouir.
Reste alors une perspective effrayante : à force de se manger entre eux ces prédateurs accoucheront dun Big Brother à la Orwell qui règnera sur une armée de proies humaines disciplinées ne sachant plus ce que nature veut dire A moins que - belle utopie ou rêve un peu fou - leur appétit insatiable de richesse ne les conduise à se dévorer tous, détruisant définitivement le genre et laissant libre champ pour une nouvelle humanité.
développer leurs activités. Rien dexceptionnel à cela. Mais, dès linstant où ces prélèvements sur le milieu ont dépassé les
capacités de renouvellement de ces
ressources, limpact des activités humaines sur lécosystème planétaire est devenu
évident. Dautant que ces activités se sont accompagnées de rejets sans cesse
croissants de gaz polluants, deffluents toxiques ou de déchets de tous types. Et les rares sociétés qui vivent encore aujourdhui en parfaite harmonie avec le milieu qui les hébergent, voient leur pérennité mise en danger par les changements qui sopèrent, imperceptiblement, à léchelle planétaire. La « nouveauté » depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992 est quon a pris conscience de la double contrainte avec laquelle lhumanité doit composer pour survivre : dune part, le caractère limité des ressources disponibles sur la planète ; dautre part, limpossibilité de rejeter plus de polluants dans latmosphère ou dans les cours deau et daccumuler plus de déchets dont on ne peut gérer le devenir à long terme. Notre pauvre humanité est donc coincée entre ce quelle ne peut plus
prélever et ce quelle ne doit plus rejeter dans le milieu qui la nourrie et hébergée jusquà maintenant. Dure réalité !
Un capitalisme macrophage
Dans lhistoire industrielle moderne, la production de biens et de services destinés à améliorer le quotidien des humains a vite été supplantée par un autre concept : la création de richesses par et pour ceux qui avaient la possibilité de contrôler les moyens de production. Du contrôle des moyens de production, au contrôle des capitaux nécessaires au développement de la production, il ny avait quun pas que le capitalisme dit moderne a aisément franchi. Les puissances financières, les actionnaires grands et petits nont aujourdhui dautre attente quun retour rapide sur leur investissement. De fait, ils sont fort peu préoccupés des conséquences à long terme des activités générées par la mobilisation de leur capital. Déforestation, effet de serre, appauvrissement des océans, pollution des nappes phréatiques ne sont alors que des préoccupations décologistes ringards ou, pire, des contraintes technologiques handicapant la rentabilité de lentreprise. Par essence, le capitalisme est donc prédateur, bien plus que gestionnaire. Il faut aller vite pour accumuler beaucoup. A linverse, la reconstitution des ressources naturelles, la restauration dun milieu exploité pendant une certaine période, nécessitent du repos, de la préservation et du temps, beaucoup de temps !
Lanalogie avec lécosystème naturel est intéressante. Dans la nature, leffectif des prédateurs - donc la puissance de cette caste - est directement dépendant de la disponibilité des ressources - lexistence ou non de proies en quantité suffisante. La régulation sopère delle même. Quand les prédateurs deviennent trop nombreux, les proies sont décimées, la disponibilité en nourriture fléchit et naturellement la fécondité des prédateurs diminue. Les proies, moins soumises à la pression de chasse, peuvent se multiplier à nouveau, entraînant par conséquent, mais avec un certain délai, un nouvel essor des prédateurs. Cette succession de cycles se poursuit à linfini sans risque, ni pour les proies raisonnablement pourchassées, ni pour les prédateurs dont la puissance est toujours limitée. La caractéristique de ce système est quil nautorise aucune accumulation.
Cest sur ce point essentiel que trébuche aujourdhui la société capitaliste qui fait de laccumulation sa raison dêtre. Même quand les clignotants sont au rouge, que les stocks de ressources - de proies - sépuisent dangereusement, les entreprises, les puissances financières, les investisseurs - prédateurs modernes poursuivent lexploitation jusquà épuisement total des ressources ou jusquà la saturation du milieu par les effluents mortifères de leurs activités industrielles.
Des pratiques irresponsables
Les compagnies pétrolières sont la caricature de cette pratique irresponsable. Dune part, elles pillent depuis des années les sous-sols sans jamais se préoccuper, ni de la redistribution de ces richesses aux populations qui vivent « en surface », ni de limpact environnemental de cette exploitation. Dautre part, elle feignent dignorer limpasse dans laquelle nous nous enfermons progressivement : la consommation de combustibles fossiles - charbon pétrole et gaz - accentue chaque jour leffet de serre responsable des perturbations climatiques de plus en plus évidentes. Quels que soient les efforts de communication de ces entreprises, elles ne changent en rien aujourdhui leurs pratiques prédatrices et polluantes. Certes, Shell épinglé au Nigeria après la violente répression contre le peuple Ogoni qui coûta la vie à Ken Saro Wiwa et sept de ses collègues, sest doté dun code de conduite en tout point remarquable sur le papier. Pour autant la même compagnie reste impliquée sur de nombreux sites litigieux en Afrique ou ailleurs. Le leader du secteur BP-ARCO qui annonce - à grand renfort de publicité - lévolution de sa stratégie industrielle « Beyond Petroleum » (au-delà du pétrole) nen demeure pas moins le partenaire privilégié des autorités chinoises pour un projet dexploitation des réserves pétrolières prometteuses du Tibet, ignorant superbement la répression qui entoure ce projet et les risques environnementaux dans un espace encore très préservé. Le même BP repousse sans cesse les limites de lexploration de nouvelles réserves, implantant une plate-forme de forage au nord de lAlaska, en plein Arctique, à lendroit même où limpact des changements climatiques est le plus évident.
Et que dire du groupe TOTAL FINA ELF, première entreprise française, cinquième compagnie mondiale, qui, attaquée sur ses investissements en Birmanie veut nous faire croire que les affaires nont rien à voir avec la politique. Madame Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix dénonce depuis 1996 le soutien apporté par le groupe pétrolier à la junte, quimporte ! Thierry Desmarest nous déclare quil est préférable dencourager louverture en commerçant avec ce pays : le prédateur shabille du cynisme le plus glacial.
En Sibérie de lOuest, le même groupe TOTAL participe depuis 1999 à lexploitation de la région de Komi qui meurt lentement de la pollution par le pétrole. 15 millions de tonnes de brut (5 % du volume exploité) séchappent en moyenne, chaque année, des pipelines russes délabrés. Cest une pollution équivalente au rejet de deux "Erika" qui se répand chaque jour dans la Taïga. Des forêts entières sont dévastées, de nombreux lacs et rivières sont recouverts dun film noir. Lespérance de vie des populations locales a chuté de 61 à 45 ans ces dernières années. Le taux de cancer du foie est, ici, nettement supérieur à celui des régions voisines. TOTAL est le principal client des compagnies russes exploitant et transportant le pétrole de cette région. La raffinerie de Leuna, tristement connue pour les affaires politico-financières qui coûtèrent à Helmut Kohl sa carrière, ex-possession de Elf Aquitaine est aujourdhui la pièce maîtresse du groupe TOTAL en Allemagne. Elle ne traite que du pétrole sibérien : 10 millions de tonnes par an, acheminé par le « Drushba »
- pipeline de lamitié - qui reliait lURSS à la RDA. TOTAL avec sa raffinerie ultramoderne est de fait complice, si ce nest responsable, de la pollution de la région de Komi. Questionnée sur cette évidente responsabilité la direction se retranche derrière une position de simple client : « nous ne faisons quacheter le pétrole à lextrémité (allemande) de loléoduc » Les dirigeants affichent ici le même mépris quau lendemain du naufrage de lErika : « Le pipeline ne nous appartient pas ce nest pas notre affaire » lErika non plus nappartenait pas à TOTAL mais dans un cas comme dans lautre le pétrole qui souille lenvironnement est bien celui qui gonfle le bénéfice de lentreprise.
Deux poids, démesure
La vraie question est donc de savoir par quel mécanisme il sera possible de contrer la puissance de ces nouveaux prédateurs. On aurait pu penser que le principe de « responsabilité pleine et entière » des entreprises, pour tous les dommages quelles imposent à la collectivité, puisse être, en première hypothèse, un bon mécanisme régulateur. Les récents accidents environnementaux, de la marée noire de lErika à la contamination des semences de maïs conventionnelles par des variétés transgéniques, auraient pu conduire lautorité publique à réaffirmer ce principe de responsabilité. Si vous, citoyen lambda, videz vos poubelles dans un fossé en bord de route, vous êtes normalement poursuivi, épinglé et condamné à payer lamende. La rigueur voudrait que vous soyez contraint aussi de nettoyer le lieu souillé. Personne ne conteste plus cette logique. Si par bonheur vous êtes une entreprise - une très grosse entreprise, cest encore mieux - et que pour la préservation de lemploi, lessor économique du pays, le développement de nouvelles technologies obligatoirement porteuses de bien-être, vous devez rejeter quelques effluents radioactifs dans lenvironnement ou quelques toxiques par les cheminées de votre usine, bien peu vous en tiendront rigueur. Si dans dautres circonstances vous plaidez lincident, la pollution fortuite, la contamination accidentelle, au pire vous serez excusé, au mieux vous obtiendrez une modification de la législation pour vous offrir une marge de manuvre plus confortable qui légalisera ainsi votre prochain manque de précaution.
Ainsi, le bien public que constitue un environnement sain est aujourdhui massacré pour des bénéfices qui sont, eux, très privés. Nous ne pouvons plus accepter que les multinationales encaissent dun côté des profits colossaux, en refusant de lautre dassumer la responsabilité de leurs agissements. Autour du pompage de lErika, la gesticulation médiatique du groupe TOTAL qui transforme la réparation dune faute grave en une prouesse technique sans précédent ne peut nous faire oublier que ce navire naurait jamais dû prendre la mer. La dépense engagée nest rien, comparée à limpact sur la faune et sur les paysages, impact impossible à mettre en équation financière. Cest cette opposition fondamentale entre les profits très privés de quelques entreprises - et de quelques gros actionnaires - et la dégradation du patrimoine commun, de nos biens publics, qui doit motiver notre vigilance et notre engagement.
Pour une nouvelle conscience commune
Si la puissance publique ne peut imposer la régulation, on peut alors penser que la masse des citoyens pourra, elle, revendiquer de nouvelles pratiques, simplement en refusant de rester du côté de la proie, en refusant de laisser piller les ressources, en exigeant des procédés industriels moins polluants. Les mouvements antimondialisation qui fleurissent à laube du nouveau siècle ne disent pas autre chose. Ils expriment une nouvelle conscience de nos responsabilités communes, une volonté dagir aussi bien localement que globalement. Ils tendent surtout à exiger que pour chaque produit consommable ici ou là, on puisse connaître la quantité dénergie, de matière première, de sueur et de sang quaura nécessité sa mise sur le marché. Ils veulent aussi savoir ce que tel acte de consommation signifie en terme de rejets polluants ajoutés à lexistant. Alors, ces acteurs-citoyens, après avoir écarté toute consommation superflue, seront en mesure de choisir au plus juste, au plus économe, au plus responsable et cela ne signifie pas forcément austérité et tristesse. Il faudra cependant encore beaucoup de Seattle, beaucoup de Millau, pour que le message passe au plus haut niveau.
Pendant ce temps, les prédateurs continuent leur course folle. Mais, réflexe naturel - au sens premier du terme - ces prédateurs, sous la pression, commencent à se manger entre eux. Ils tentent ainsi dassurer leur survie individuelle, incapables quils sont de garantir la pérennité du système qui les a accouchés. Les méga fusions sont légion. Dans le secteur du pétrole et de la pétrochimie on ne compte maintenant que six grandes compagnies ayant une véritable envergure mondiale. Lagrochimie et la pharmacie vivent le même mouvement de super concentration. Les multinationales soucieuses déponger les investissements colossaux quelles ont faits ces dernières années pour financer leur course à la sophistication technologique, ont besoin de volumes de marché toujours plus importants. La grande distribution néchappe pas à ce mouvement, mais la motivation est ici différente. En contrôlant une part plus importante du marché, elles concentrent aussi les filières dapprovisionnement mettant les agriculteurs - entre autres producteurs - au pied du mur : soit ils acceptent les prix proposés par lacheteur, soit ils jettent leur production au fossé !
Ces super concentrations laissent entrevoir une perspective intéressante, une seule. Si la pression militante fait fléchir une de ces énormes machines, le changement est vraiment significatif. Ainsi lorsque Greenpeace a obtenu de Coca Cola, principal sponsor des jeux de Sydney, que la multinationale abandonne, avant les olympiades dAthènes en 2004, le système de réfrigération quelle utilise et préconise dans le monde entier et qui contribue à leffet de serre, cest lindustrie mondiale de la réfrigération qui doit opérer une véritable révolution industrielle et les autres suivront. Ainsi lorsque BP-ARCO ou SHELL sengagent à promouvoir lénergie solaire, les capitaux dégagés (500 millions de dollars sur 5 ans) peuvent conduire à une baisse très sensible du prix des équipements, rendant laccès à cette technologie bien plus facile. Pour autant, le modèle « Coca Cola » de distribution de boisson gazeuse est loin dêtre acceptable au plan social et politique. Pour autant, lidée que les énergies renouvelables seront demain contrôlées par ceux-là même qui contrôlent aujourdhui les combustibles fossiles, ne peut nous réjouir.
Reste alors une perspective effrayante : à force de se manger entre eux ces prédateurs accoucheront dun Big Brother à la Orwell qui règnera sur une armée de proies humaines disciplinées ne sachant plus ce que nature veut dire A moins que - belle utopie ou rêve un peu fou - leur appétit insatiable de richesse ne les conduise à se dévorer tous, détruisant définitivement le genre et laissant libre champ pour une nouvelle humanité.
Directeur Général de Greenpeace.
Bruno Rebelle