Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
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Chômage et orthodoxie économique
La fête est (déjà) finie ?
Le retour de la croissance devrait être une bonne nouvelle pour tout le monde : les salariés, les chômeurs, les exclus... et mêmes les patrons et les actionnaires. Ordinairement, en effet, plus de croissance signifie plus de richesses et demplois créés, et donc davantage de revenus pour tous. La croissance, sous réserve quon encourage les productions utiles au bien commun, et que lon veille à préserver lenvironnement (deux conditions très hypothétiques, il faut en convenir), présente beaucoup
davantages : elle permet laugmentation des salaires, le relèvement des minima sociaux, laugmentation de la dépense publique, léquilibre des comptes sociaux, et aussi laugmentation des profits. Tout cela en même temps. Cest donc un moment où le conflit structurant au sein des
économies capitalistes de marché (le conflit entre salaires, profits, rentes) peut prendre un tour coopératif, sinon dans sa forme, du moins dans son résultat. Pour ces raisons, même si ce nest pas une marche vers
lavenir radieux, la croissance devrait tout de même être une bonne nouvelle.
Malheureusement, à en juger plus concrètement, ce nest pas, semble-t-il une bonne nouvelle pour tout le monde, ni dans les faits, ni dans les têtes. Dans les faits, si lemploi augmente de manière significative dans la plupart des pays européens, et si le chômage se réduit incontestablement, cela ne signifie pas, loin de là, que tout sarrange pour le monde du travail Dans le cas de la France, le boom de lemploi nentame pas la tendance à laugmentation des emplois précaires, il ne parvient pas non plus à diminuer sensiblement le nombre dallocataires du RMI, et ne contrarie, pour linstant, ni la montée du travail à temps partiel contraint, ni la progression des emplois à bas ou très bas salaires, ni la dégradation des conditions de travail et de la santé des travailleurs. Tout cela figure noir sur blanc dans les statistiques officielles. Au point que lon découvre, à peine étonné, à la lecture dune étude de lINSEE, quun pays comme la France compte 1,3 millions de travailleurs pauvres (cest-à-dire, gagnant actuellement moins de 3500 francs par mois, soit 533 euros). Voilà pour quelques faits.
Mais cest dans les têtes que se passent les choses les plus curieuses. La croissance de lemploi et la réduction du chômage, qui devraient tout de même rester une bonne nouvelle, ne sont en réalité pas perçues comme cela à tous les étages de la société. La perspective dune réduction significative du chômage épouvante apparemment les bénéficiaires du nouvel ordre économique en train de se mettre en place. Loin de se réjouir de la bonne nouvelle, les responsables politiques et les acteurs économiques multiplient, en effet, les signaux dalarme !
Ainsi fait-on savoir, en France, que la croissance flirte avec des seuils dangereux, et quil est peut-être temps de refroidir la machine. Le patronat attire lattention sur le fait que les goulots détranglement se multiplient sur le marché du travail. LINSEE prévient que les capacités de production sont utilisées à plein. Le ministre des finances envisage dassouplir les conditions de mise en place des 35 heures pour ne pas raréfier le travail dans les PME, et il prie ses collègues de la « gauche plurielle » de nêtre pas trop revendicatifs concernant les revenus et la dépense publique. On nous prévient que le temps des politiques de demande est peut-être déjà dépassé, que la croissance est en train de venir buter sur loffre. Un commentateur sétrangle à lidée que le pouvoir dachat du salaire moyen pourrait croître de 1,8 % en 2001 (soit 3 fois plus vite que cette année !). Au niveau international, la Banque centrale européenne sinquiète publiquement, presque quotidiennement, de lexpansion du crédit liée à la reprise, et elle sest mise en tête, depuis un an déjà, de reprendre la chasse héroïque au fantôme de linflation, en relevant graduellement ses taux dintérêt.
Ce faisant, à quoi veut-on préparer les esprits ? A une seule chose, en vérité, qui fait le trait dunion entre tous ces Cassandre : on veut nous préparer à lidée que nous nous approchons dangereusement du plein emploi, dont le seuil devrait se situer, dans un pays comme la France, entre 8 et 9 % de chômeurs, et quil est temps darrêter la fête, avant que tout cela ne dérape dans une nouvelle résurgence de linflation. Or, si lon parvient à comprendre pourquoi lon déterre aujourdhui le fantôme de linflation, celui-là précisément, alors que - cest connu - les fantômes courent les rues, on a des chances de mieux comprendre la conjoncture politique du moment !
Tous les discours qui prétendent aujourdhui au label du sérieux économique sarticulent autour de lidée selon laquelle nous serions bientôt confrontés au taux de chômage naturel. De quoi sagit-il ? Cest le seuil de chômage, selon les tenants de cette orthodoxie, en deçà duquel on ne saurait chercher à descendre, sans relancer du même coup linflation. Comprenons bien : si le chômage se réduit trop fortement, les salariés ne se sentiront plus daise, et finiront par revendiquer (et obtenir) des hausses de salaires. On comprend tout de suite que les bonnes murs du prolétariat sont incompatibles avec la réduction du chômage en deçà dune limite dangereuse. Mais on ne dit pas les choses aussi crûment. On est dabord invité à admettre que toute augmentation des salaires relancera linflation, et lon est ensuite invité à se convaincre quil faut donc contenir les hausses de salaires. Comment ? Mais cest tout simple ! En brisant la croissance avant quelle ne réduise le chômage au seuil fatidique à partir duquel les salariés en prendront trop à leur aise. Techniquement, cela sobtient en relevant les taux dintérêt directeurs de la BCE. Win Duisenberg nous avait déjà tout expliqué lors dun relèvement des taux précédent, en disant : « en ce qui concerne lavenir, il sagit dun signal au marché du travail ». Il vient encore de préciser sa pensée en déclarant il y a quelques jours : « La BCE réagira en cas daugmentation des salaires ».
Ce quil sagit de préserver, on laura compris, nest pas tant la stabilité des prix, qui na jamais été aussi peu menacée quaujourdhui, cest latonie des salaires qui a permis que dans pratiquement tous les pays dEurope, le partage de la valeur ajoutée se déforme très sensiblement en faveur des entreprises. De fait, les profits se sont envolés depuis plus dune décennie.
Le nouvel ordre économique en train de se mettre en place est celui de la dictature des actionnaires et du règne de la spéculation boursière. Le travail et lindustrie, pour reprendre les termes de Keynes deviennent le « sous-produit de lactivité dun casino ». Et la direction du casino réclame chaque jour des gains plus élevés. Cest cela, précisément, que le réglage subtil de la politique monétaire contribue en partie à satisfaire. La politique de relèvement des taux dintérêt consiste déjà depuis un an à cibler le taux de chômage qui est juste suffisant pour préserver le nouveau partage de la valeur ajoutée en faveur des entreprises.
La morale de cette histoire serait ubuesque si elle nétait terrible. Les gens de pouvoir tiennent largement à cette représentation des choses qui leur sert de guide pour laction : « la croissance est le seul moyen daméliorer le sort des pauvres ; mais malheureusement la croissance risque daméliorer réellement le sort des pauvres... qui risquent den prendre trop à leur aise. Conclusion : il ne faut pas améliorer le sort des pauvres ».
davantages : elle permet laugmentation des salaires, le relèvement des minima sociaux, laugmentation de la dépense publique, léquilibre des comptes sociaux, et aussi laugmentation des profits. Tout cela en même temps. Cest donc un moment où le conflit structurant au sein des
économies capitalistes de marché (le conflit entre salaires, profits, rentes) peut prendre un tour coopératif, sinon dans sa forme, du moins dans son résultat. Pour ces raisons, même si ce nest pas une marche vers
lavenir radieux, la croissance devrait tout de même être une bonne nouvelle.
Malheureusement, à en juger plus concrètement, ce nest pas, semble-t-il une bonne nouvelle pour tout le monde, ni dans les faits, ni dans les têtes. Dans les faits, si lemploi augmente de manière significative dans la plupart des pays européens, et si le chômage se réduit incontestablement, cela ne signifie pas, loin de là, que tout sarrange pour le monde du travail Dans le cas de la France, le boom de lemploi nentame pas la tendance à laugmentation des emplois précaires, il ne parvient pas non plus à diminuer sensiblement le nombre dallocataires du RMI, et ne contrarie, pour linstant, ni la montée du travail à temps partiel contraint, ni la progression des emplois à bas ou très bas salaires, ni la dégradation des conditions de travail et de la santé des travailleurs. Tout cela figure noir sur blanc dans les statistiques officielles. Au point que lon découvre, à peine étonné, à la lecture dune étude de lINSEE, quun pays comme la France compte 1,3 millions de travailleurs pauvres (cest-à-dire, gagnant actuellement moins de 3500 francs par mois, soit 533 euros). Voilà pour quelques faits.
Mais cest dans les têtes que se passent les choses les plus curieuses. La croissance de lemploi et la réduction du chômage, qui devraient tout de même rester une bonne nouvelle, ne sont en réalité pas perçues comme cela à tous les étages de la société. La perspective dune réduction significative du chômage épouvante apparemment les bénéficiaires du nouvel ordre économique en train de se mettre en place. Loin de se réjouir de la bonne nouvelle, les responsables politiques et les acteurs économiques multiplient, en effet, les signaux dalarme !
Ainsi fait-on savoir, en France, que la croissance flirte avec des seuils dangereux, et quil est peut-être temps de refroidir la machine. Le patronat attire lattention sur le fait que les goulots détranglement se multiplient sur le marché du travail. LINSEE prévient que les capacités de production sont utilisées à plein. Le ministre des finances envisage dassouplir les conditions de mise en place des 35 heures pour ne pas raréfier le travail dans les PME, et il prie ses collègues de la « gauche plurielle » de nêtre pas trop revendicatifs concernant les revenus et la dépense publique. On nous prévient que le temps des politiques de demande est peut-être déjà dépassé, que la croissance est en train de venir buter sur loffre. Un commentateur sétrangle à lidée que le pouvoir dachat du salaire moyen pourrait croître de 1,8 % en 2001 (soit 3 fois plus vite que cette année !). Au niveau international, la Banque centrale européenne sinquiète publiquement, presque quotidiennement, de lexpansion du crédit liée à la reprise, et elle sest mise en tête, depuis un an déjà, de reprendre la chasse héroïque au fantôme de linflation, en relevant graduellement ses taux dintérêt.
Ce faisant, à quoi veut-on préparer les esprits ? A une seule chose, en vérité, qui fait le trait dunion entre tous ces Cassandre : on veut nous préparer à lidée que nous nous approchons dangereusement du plein emploi, dont le seuil devrait se situer, dans un pays comme la France, entre 8 et 9 % de chômeurs, et quil est temps darrêter la fête, avant que tout cela ne dérape dans une nouvelle résurgence de linflation. Or, si lon parvient à comprendre pourquoi lon déterre aujourdhui le fantôme de linflation, celui-là précisément, alors que - cest connu - les fantômes courent les rues, on a des chances de mieux comprendre la conjoncture politique du moment !
Tous les discours qui prétendent aujourdhui au label du sérieux économique sarticulent autour de lidée selon laquelle nous serions bientôt confrontés au taux de chômage naturel. De quoi sagit-il ? Cest le seuil de chômage, selon les tenants de cette orthodoxie, en deçà duquel on ne saurait chercher à descendre, sans relancer du même coup linflation. Comprenons bien : si le chômage se réduit trop fortement, les salariés ne se sentiront plus daise, et finiront par revendiquer (et obtenir) des hausses de salaires. On comprend tout de suite que les bonnes murs du prolétariat sont incompatibles avec la réduction du chômage en deçà dune limite dangereuse. Mais on ne dit pas les choses aussi crûment. On est dabord invité à admettre que toute augmentation des salaires relancera linflation, et lon est ensuite invité à se convaincre quil faut donc contenir les hausses de salaires. Comment ? Mais cest tout simple ! En brisant la croissance avant quelle ne réduise le chômage au seuil fatidique à partir duquel les salariés en prendront trop à leur aise. Techniquement, cela sobtient en relevant les taux dintérêt directeurs de la BCE. Win Duisenberg nous avait déjà tout expliqué lors dun relèvement des taux précédent, en disant : « en ce qui concerne lavenir, il sagit dun signal au marché du travail ». Il vient encore de préciser sa pensée en déclarant il y a quelques jours : « La BCE réagira en cas daugmentation des salaires ».
Ce quil sagit de préserver, on laura compris, nest pas tant la stabilité des prix, qui na jamais été aussi peu menacée quaujourdhui, cest latonie des salaires qui a permis que dans pratiquement tous les pays dEurope, le partage de la valeur ajoutée se déforme très sensiblement en faveur des entreprises. De fait, les profits se sont envolés depuis plus dune décennie.
Le nouvel ordre économique en train de se mettre en place est celui de la dictature des actionnaires et du règne de la spéculation boursière. Le travail et lindustrie, pour reprendre les termes de Keynes deviennent le « sous-produit de lactivité dun casino ». Et la direction du casino réclame chaque jour des gains plus élevés. Cest cela, précisément, que le réglage subtil de la politique monétaire contribue en partie à satisfaire. La politique de relèvement des taux dintérêt consiste déjà depuis un an à cibler le taux de chômage qui est juste suffisant pour préserver le nouveau partage de la valeur ajoutée en faveur des entreprises.
La morale de cette histoire serait ubuesque si elle nétait terrible. Les gens de pouvoir tiennent largement à cette représentation des choses qui leur sert de guide pour laction : « la croissance est le seul moyen daméliorer le sort des pauvres ; mais malheureusement la croissance risque daméliorer réellement le sort des pauvres... qui risquent den prendre trop à leur aise. Conclusion : il ne faut pas améliorer le sort des pauvres ».
* Economiste, auteur de Pas de pitié pour les gueux, Sur les théories économiques du chômage, Ed. Raison dagir, 30 F, 2000. Ce texte a été prononcé à « Opposition ! Le congrès de la résistance » à Vienne en novembre 2000.