Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Francis Jeanson
Imprimer l'articleGuerres morales ?
Francis Jeanson* pourrait être qualifié dintellectuel de terrain, ou dintervention. Philosophe, proche de Sartre, il a participé à la fondation des Temps Modernes, et a soutenu activement, à partir de 1956, le combat du FLN pour lindépendance de lAlgérie. Il a ensuite travaillé, dans le cadre de séminaires ou de stages de
formation permanente, dans les domaines de laction culturelle ou de la psychiatrie, apportant toujours lacuité de sa vision
critique, confrontant sa réflexion aux
pratiques quotidiennes. Pour cet homme-là lengagement nest pas un vain mot, il lui donne, depuis plus de quarante ans, un sens fort, fondé sur la réflexion, lécoute, laction, lhumilité. Compte tenu de son positionnement et des ses combats, nous voulions, au Passant, rencontrer cet homme discret pour avoir son avis sur la question de la guerre, puisquil a su sy frotter, non sans sy piquer, et quà présent la question de la torture pendant la guerre dAlgérie ressurgit dans la mémoire
collective.
Le Passant : Dans une interview récente donnée à Sud Ouest Dimanche1, vous déplorez que le débat actuel sur la pratique de la torture en Algérie ne donne de ce conflit quune lecture morale, à laquelle vous opposez une vision plus politique, plus citoyenne. Que pouvez-vous nous dire de cette distinction entre morale et politique à ce sujet ?
Francis Jeanson : Dabord, je ne crois pas que la morale puisse sappliquer à des problèmes collectifs. La morale, pour moi, ça concerne la personne, le sujet, et cest à chacun de se débrouiller, à la condition, bien sûr, que le contexte nempêche pas les gens de vivre et de penser selon eux-mêmes. Autrement dit, il faut que la politique fournisse le contexte adéquat pour que chacun puisse se responsabiliser sur le plan moral, bien que je pense quaujourdhui la responsabilisation importante est la responsabilisation politique.
Alors il est vrai que ce qui magace dans la façon dont ce débat sur la torture surgit brusquement, cest quon ne dit pas, ou pas assez, que la torture na de sens, ou dexistence quà partir dun phénomène global qui est la guerre. Cest la guerre, cette guerre-là, quil faut condamner. Je ne sais pas ce que serait une guerre sans torture, surtout une guerre coloniale. Il y a bien sûr des guerres différentes, mais à partir du moment où on a des adversaires, il faut faire du renseignement, comme on dit : de fil en aiguille, on en arrive à la torture parce que les états-majors trouvent ça techniquement rentable. Et à partir de là, cest aux gens de terrain, simples soldats ou généraux, de décider sils obéissent aux ordres ou non. De telle sorte quil y a là un problème moral, mais qui se pose au niveau de chacun. Le reste, cest un problème politique. Question : si la guerre coloniale, menée par la France contre la population algérienne sétait par miracle déroulée sans recours à la torture, aurait-elle été considérée comme une guerre juste ? Tout se passe comme si on voulait dédouaner cette guerre-là, en faisant porter les reproches sur la torture, en suggérant que ce mal est venu en plus pour tout gâcher.
Le débat actuel rappelle un peu ceux qui eurent lieu pendant la guerre elle-même, au sein dune gauche qui a eu du mal à se situer par rapport à ce conflit colonial, Parti communiste compris, se contentant longtemps de réclamer la paix avant de se rallier un peu tard à lindépendance. Quen pensez-vous ?
Oui, le rapprochement simpose. Entre 1954 et 1962, la gauche sest tour à tour prononcée contre la torture, puis en faveur de la paix, et cest seulement tout à fait à la fin quelle sest ralliée à lidée dindépendance. Ce qui est particulièrement inquiétant en termes de conscience citoyenne. Parce que, sil y avait eu suffisamment de citoyens réels et actifs en France, cette guerre naurait pas eu lieu. Que lAssemblée Nationale ait pu être à ce point gangrenée par un lobby de la haute colonisation, capable dy influer sur les votes les plus absurdes et les plus criminels, il est quand même très étonnant que nous ayons pu supporter cela.
Tout se passe comme si, une fois quon a élu des représentants, on navait plus à soccuper de rien. Pourtant, ces gens font assez souvent autre chose que ce quils avaient annoncé. Or voici quaujourdhui encore nous supportons cela : sous le règne du consensus actuel, on néprouve même plus le besoin de sindigner. Ce qui me frappe de nos jours, cest labsence de capacité dindignation. Et sans doute peut-on toujours se dire « je nen sais pas encore assez pour pouvoir prendre position » ; et comme on nen saura bien sûr jamais assez
Vous posez un nouveau problème, quoique solidaire du reste, qui est celui de la citoyenneté, en déplorant le manque de citoyens réels en France au moment de la guerre dAlgérie. Quest-ce que çaurait pu être, et quest-ce que sont aujourdhui des citoyens ? Dans le contexte de cette guerre ou de tout autre ?
Le problème de la citoyenneté ne se pose plus dans les mêmes termes. À lépoque il semble que les structures démocratiques soient apparues capables de fonctionner toutes seules, alors quelles étaient déjà creuses, faute de toute alimentation concrète. Problème de société, largement ignoré par les contemporains. Mais aujourdhui le décor a changé. Il y avait des cibles identifiables, on croyait pouvoir sen prendre à des objets précis. Désormais lennemi n°1 cest la mondialisation, une certaine forme de mondialisation, socialement destructrice. Mais comment sen prendre à la mondialisation en direct, puisque par définition elle est à la fois partout et nulle part ? Je crois que la solution consiste à investir le terrain concret, sur des thèmes précis, sans sauter à pieds joints par-dessus les difficultés comme on le faisait auparavant. Les raccourcis, ça fait perdre un temps fou. Il faut se demander de quoi on est capable, à la fois seul et collectivement, sur place, là où on a des prises. Or, par le passé, on a toujours cherché à agir là où on navait aucune prise, pratiquant une sorte dexotisme politique : cétait toujours ailleurs que se situaient nos intérêts, cest-à-dire là où on ne pouvait intervenir vraiment, où finalement on ne courait guère le risque davoir à sengager. Du coup, en survolant lespace de la réalité concernée, on demeurait impuissant.
Aujourdhui, on se croit impuissant à cause de la mondialisation, bien que cela donne lieu à des manifestations concrètes de solidarité, mais sporadiques, dans les domaines les plus divers. Je pense à ces 300 collectifs qui se sont engagés pour venir en aide à la Bosnie pendant la guerre, et quon a eu beaucoup de peine à faire se rencontrer pour les coordonner un peu.
Bien sûr, il vaut mieux progresser par petits pas que faire de superbes bonds en lair pour retomber toujours au même endroit. Mais est-ce que le temps nest pas un adversaire redoutable ? Est-ce quil ne va pas finir par nous manquer ?
Là encore, cest la tentation du raccourci qui est en cause, avec son aptitude à provoquer des courts-circuits. Nous sommes constamment sommés dagir, ou en tout cas de nous prononcer, dans lurgence : de gagner du temps, en nous précipitant dans lirréflexion. Aller plus vite, ce serait bien Mais avec qui, selon quel projet, en recourant à quels moyens ?
La mondialisation prétend nous inscrire dans le "temps réel", dans la vitesse, limmédiateté. Tout cela soppose à ce quon pourrait appeler le temps démocratique, cette durée nécessaire aux citoyens pour réfléchir, débattre, agir. De sorte quon peut redouter que la course contre la montre qui nous est imposée puisse être perdue.
Cest le piège dun temps virtuel qui prétend se substituer au temps vécu, à la durée concrète. Mais je ne vois toujours pas comment nous pourrions nous y prendre pour travailler à cette citoyennisation qui nous apparaît indispensable. Cest sans doute exaspérant davoir à procéder de proche en proche, de niveau en niveau, mais cest sans doute la seule chance que nous ayons de ne pas nous condamner à faire du sur-place. En repartant du potentiel humain pour en faire la principale source dune démarche démocratique.
Mais en insistant sur la nécessité de ré-ancrer cette démarche dans des pratiques sociales de base, nous ne saurions négliger limportance de sa mise en dialectique avec un ensemble dactions qui émergent aujourdhui à un tout autre niveau, pour dénoncer mondialement les scandales de la mondialisation régnante. Cest dun va-et-vient permanent entre un travail local et une vigilance mondiale que nous pouvons attendre des effets positifs.
Il nest donc jamais trop tard ?
Jaime le penser. La ressource existe. Simplement, on avait oublié de sen servir, on lui tournait le dos, en quelque sorte. Il faut aller sur le terrain, écouter, redonner la parole, faire tout pour que ceux quon nécoute jamais puissent parler, se dire, dire leurs problèmes. Ne plus chercher à les résoudre à leur place, parce que ça ne marche pas. A force dembringuer les gens dans de prétendues solutions sans rapport avec leurs difficultés, on va droit au déraillement.
Et ce déraillement peut être tragique. Cest ce qui sest produit dans lAlgérie daujourdhui ? Au point de déclencher ce que daucuns appellent la deuxième guerre dAlgérie ?
Je ne sais pas sil sagit dune guerre. En tout cas, ce nest pas une guerre civile, même si certains aimeraient bien que ce soit le cas. Il y a bien deux camps qui combattent, mais sil y a une guerre, elle est faite à la population algérienne. Les deux camps opposés ne sont pas représentatifs de la population. On a dun côté les islamistes, en quête dun pouvoir quils nobtiendront jamais à mon avis : ils nagissent plus à présent que comme des desperados sanguinaires. Et de lautre côté on a les militaires, scindés en plusieurs fractions dont il est difficile de déterminer les positions, et on ne sait jamais quel clan est en mesure de lemporter. Parmi eux se trouvent des profiteurs absolus, qui continuent de senrichir alors quils sont déjà puissamment riches. Au passage, jajoute que je ne suis pas daccord pour quon se demande sans cesse qui tue qui : dans lensemble, quand même, il ny a pas à sy tromper !
Quant au pouvoir civil, il est quasi inexistant, incapable de mener une politique déterminée. Même Bouteflika, qui a étonné tout le monde en tenant des propos que personne navait osé tenir auparavant : il est incapable de former un gouvernement digne de ce nom. Chaque ministre tire à hue et à dia, aucune politique ne peut être menée, même dans un domaine capital, où il serait relativement simple dagir : le logement. Il y a urgence, et les moyens existent.
Et lopposition démocratique, cest ce qui ma frappé la dernière fois que je suis allé en Algérie, est exactement dans la même situation que le prétendu pouvoir : coupée de la population. Aucun souci, chez les uns comme chez les autres, dêtre un tant soit peu à lécoute des aspirations des gens. Une Algérienne, après un massacre, sest écriée un jour : « Où est le pouvoir ? Ce pouvoir, il ne nous voit pas. Il ne voit pas le peuple. » Elle avait totalement raison.
Ce peuple invisible a-t-il quelques moyens de faire valoir une parole, une citoyenneté ?
Il y a une quantité dassociations. On a voulu « libéraliser », en 88-89. ça a abouti à la création de 60 partis, dont certains ne comptaient pour membres que ceux qui en avaient déposé les statuts ! Cest du bidon ! Même chose pour la presse, à la même époque, bien quelle soit aujourdhui la plus belle réalisation algérienne : on avait permis, en distribuant les subventions jusque-là captées par le parti unique et son organe central, lapparition de 50 journaux francophones, et autant darabophones ! Cet émiettement était catastrophique !
Quant aux associations, elles ont un mal fou à se fédérer, par manque de moyens. Mais ce peuple fait preuve dune vivacité, dun courage extraordinaires, à quoi jajouterai un humour tout à fait remarquable dans les conditions actuelles. Cest là, dans cette force vitale, que réside lespoir pour lAlgérie.
Mais je veux surtout dire mon inquiétude sur la situation de la jeunesse, liée à la question cruciale du logement : les jeunes ne peuvent pas vivre chez eux ; à dix dans deux pièces, les garçons ne peuvent pas rester, puisque les femmes sont là. Alors il leur reste la rue, à la merci des recruteurs du GIA.
Nous avons parlé tout à lheure de morale. Aujourdhui, on mène des guerres (Golfe, Kosovo ) au nom, nous dit-on, dune morale internationale. De quelle nature est cette morale ? Un maquillage du nouvel ordre international ? Et puis il y a un exemple auquel on ne peut que penser : la Bosnie. On a agi là-bas au nom de la morale.
Il ny a pas de morale internationale. Il y a, tour à tour ou pêle-mêle, un « Réel-politik », un « Nouvel Ordre Mondial », et diverses conceptions « géostratégiques » Au nom desquelles, par exemple, « on » peut tenir pour marginales les sociétés humaines de telle ou telle région du monde : si leur existence même est menacée, on sen accommodera, quitte à leur dépêcher, tôt ou tard, quelques secours humanitaires. Lessentiel étant que les désordres dont elles sont victimes ne puissent entraver les entreprises multinationales.
Dans le cas de la Bosnie, précisément, la morale était aussi peu concernée que possible. Il sagissait avant tout de laisser se poursuivre les offensives serbes : doù la spectaculaire intervention de Mitterrand, qui a provisoirement sacralisé le soutien humanitaire, au détriment de toute action politique contre le blocus imposé par les Serbes à la population de Sarajevo. La consigne était de « ne pas ajouter la guerre à la guerre ». Et pourquoi ? Parce que les Serbes étaient traditionnellement les alliés de la France ; mais surtout parce quil fallait un gendarme dans les Balkans, et que ce ne pouvait être que la Serbie de Milosevic.
Est-ce quon peut faire des guerres morales ?
Je ne pense pas quune guerre puisse avoir quelque rapport que ce soit avec une préoccupation dordre moral. Et sans doute les situations daujourdhui sont-elles plus complexes quhier, mais elles nen sont pas davantage qualifiables selon des repères moraux.
Prenez les Droits de lHomme. Nous prétendons les enseigner, un peu partout, à des quantités dhommes et de femmes, à des sociétés entières, que nous laissons sans ressources quant au droit des populations. A leur simple droit de survivre, dans les conditions qui leur sont imposées en Afrique et en Amérique latine. Comment pouvons-nous demander à ces peuples, soumis à dincroyables pressions et à des déstabilisations successives, de respecter les Droits de lHomme comme nous y prétendons ici. Le « droit de lhommisme », ça revient à dire aux gens : « Taisez-vous, ne posez surtout pas les vrais problèmes. »
Il ny a pas de morale collective. Ce quil y a de moral dans une entreprise collective, cest ce que chacun apporte de son exigence morale personnelle. Le est dordre politique. Et le fait est que la politique a tellement déçu quon serait parfois tenté de se réfugier dans la morale. Mais cest sans issue. La vraie question, cest de placer, ou replacer les politiques, la politique, sous le contrôle exigeant des citoyens. Cest une difficulté, bien sûr, mais la seule qui vaille la peine.
Propos recueillis par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre
formation permanente, dans les domaines de laction culturelle ou de la psychiatrie, apportant toujours lacuité de sa vision
critique, confrontant sa réflexion aux
pratiques quotidiennes. Pour cet homme-là lengagement nest pas un vain mot, il lui donne, depuis plus de quarante ans, un sens fort, fondé sur la réflexion, lécoute, laction, lhumilité. Compte tenu de son positionnement et des ses combats, nous voulions, au Passant, rencontrer cet homme discret pour avoir son avis sur la question de la guerre, puisquil a su sy frotter, non sans sy piquer, et quà présent la question de la torture pendant la guerre dAlgérie ressurgit dans la mémoire
collective.
Le Passant : Dans une interview récente donnée à Sud Ouest Dimanche1, vous déplorez que le débat actuel sur la pratique de la torture en Algérie ne donne de ce conflit quune lecture morale, à laquelle vous opposez une vision plus politique, plus citoyenne. Que pouvez-vous nous dire de cette distinction entre morale et politique à ce sujet ?
Francis Jeanson : Dabord, je ne crois pas que la morale puisse sappliquer à des problèmes collectifs. La morale, pour moi, ça concerne la personne, le sujet, et cest à chacun de se débrouiller, à la condition, bien sûr, que le contexte nempêche pas les gens de vivre et de penser selon eux-mêmes. Autrement dit, il faut que la politique fournisse le contexte adéquat pour que chacun puisse se responsabiliser sur le plan moral, bien que je pense quaujourdhui la responsabilisation importante est la responsabilisation politique.
Alors il est vrai que ce qui magace dans la façon dont ce débat sur la torture surgit brusquement, cest quon ne dit pas, ou pas assez, que la torture na de sens, ou dexistence quà partir dun phénomène global qui est la guerre. Cest la guerre, cette guerre-là, quil faut condamner. Je ne sais pas ce que serait une guerre sans torture, surtout une guerre coloniale. Il y a bien sûr des guerres différentes, mais à partir du moment où on a des adversaires, il faut faire du renseignement, comme on dit : de fil en aiguille, on en arrive à la torture parce que les états-majors trouvent ça techniquement rentable. Et à partir de là, cest aux gens de terrain, simples soldats ou généraux, de décider sils obéissent aux ordres ou non. De telle sorte quil y a là un problème moral, mais qui se pose au niveau de chacun. Le reste, cest un problème politique. Question : si la guerre coloniale, menée par la France contre la population algérienne sétait par miracle déroulée sans recours à la torture, aurait-elle été considérée comme une guerre juste ? Tout se passe comme si on voulait dédouaner cette guerre-là, en faisant porter les reproches sur la torture, en suggérant que ce mal est venu en plus pour tout gâcher.
Le débat actuel rappelle un peu ceux qui eurent lieu pendant la guerre elle-même, au sein dune gauche qui a eu du mal à se situer par rapport à ce conflit colonial, Parti communiste compris, se contentant longtemps de réclamer la paix avant de se rallier un peu tard à lindépendance. Quen pensez-vous ?
Oui, le rapprochement simpose. Entre 1954 et 1962, la gauche sest tour à tour prononcée contre la torture, puis en faveur de la paix, et cest seulement tout à fait à la fin quelle sest ralliée à lidée dindépendance. Ce qui est particulièrement inquiétant en termes de conscience citoyenne. Parce que, sil y avait eu suffisamment de citoyens réels et actifs en France, cette guerre naurait pas eu lieu. Que lAssemblée Nationale ait pu être à ce point gangrenée par un lobby de la haute colonisation, capable dy influer sur les votes les plus absurdes et les plus criminels, il est quand même très étonnant que nous ayons pu supporter cela.
Tout se passe comme si, une fois quon a élu des représentants, on navait plus à soccuper de rien. Pourtant, ces gens font assez souvent autre chose que ce quils avaient annoncé. Or voici quaujourdhui encore nous supportons cela : sous le règne du consensus actuel, on néprouve même plus le besoin de sindigner. Ce qui me frappe de nos jours, cest labsence de capacité dindignation. Et sans doute peut-on toujours se dire « je nen sais pas encore assez pour pouvoir prendre position » ; et comme on nen saura bien sûr jamais assez
Vous posez un nouveau problème, quoique solidaire du reste, qui est celui de la citoyenneté, en déplorant le manque de citoyens réels en France au moment de la guerre dAlgérie. Quest-ce que çaurait pu être, et quest-ce que sont aujourdhui des citoyens ? Dans le contexte de cette guerre ou de tout autre ?
Le problème de la citoyenneté ne se pose plus dans les mêmes termes. À lépoque il semble que les structures démocratiques soient apparues capables de fonctionner toutes seules, alors quelles étaient déjà creuses, faute de toute alimentation concrète. Problème de société, largement ignoré par les contemporains. Mais aujourdhui le décor a changé. Il y avait des cibles identifiables, on croyait pouvoir sen prendre à des objets précis. Désormais lennemi n°1 cest la mondialisation, une certaine forme de mondialisation, socialement destructrice. Mais comment sen prendre à la mondialisation en direct, puisque par définition elle est à la fois partout et nulle part ? Je crois que la solution consiste à investir le terrain concret, sur des thèmes précis, sans sauter à pieds joints par-dessus les difficultés comme on le faisait auparavant. Les raccourcis, ça fait perdre un temps fou. Il faut se demander de quoi on est capable, à la fois seul et collectivement, sur place, là où on a des prises. Or, par le passé, on a toujours cherché à agir là où on navait aucune prise, pratiquant une sorte dexotisme politique : cétait toujours ailleurs que se situaient nos intérêts, cest-à-dire là où on ne pouvait intervenir vraiment, où finalement on ne courait guère le risque davoir à sengager. Du coup, en survolant lespace de la réalité concernée, on demeurait impuissant.
Aujourdhui, on se croit impuissant à cause de la mondialisation, bien que cela donne lieu à des manifestations concrètes de solidarité, mais sporadiques, dans les domaines les plus divers. Je pense à ces 300 collectifs qui se sont engagés pour venir en aide à la Bosnie pendant la guerre, et quon a eu beaucoup de peine à faire se rencontrer pour les coordonner un peu.
Bien sûr, il vaut mieux progresser par petits pas que faire de superbes bonds en lair pour retomber toujours au même endroit. Mais est-ce que le temps nest pas un adversaire redoutable ? Est-ce quil ne va pas finir par nous manquer ?
Là encore, cest la tentation du raccourci qui est en cause, avec son aptitude à provoquer des courts-circuits. Nous sommes constamment sommés dagir, ou en tout cas de nous prononcer, dans lurgence : de gagner du temps, en nous précipitant dans lirréflexion. Aller plus vite, ce serait bien Mais avec qui, selon quel projet, en recourant à quels moyens ?
La mondialisation prétend nous inscrire dans le "temps réel", dans la vitesse, limmédiateté. Tout cela soppose à ce quon pourrait appeler le temps démocratique, cette durée nécessaire aux citoyens pour réfléchir, débattre, agir. De sorte quon peut redouter que la course contre la montre qui nous est imposée puisse être perdue.
Cest le piège dun temps virtuel qui prétend se substituer au temps vécu, à la durée concrète. Mais je ne vois toujours pas comment nous pourrions nous y prendre pour travailler à cette citoyennisation qui nous apparaît indispensable. Cest sans doute exaspérant davoir à procéder de proche en proche, de niveau en niveau, mais cest sans doute la seule chance que nous ayons de ne pas nous condamner à faire du sur-place. En repartant du potentiel humain pour en faire la principale source dune démarche démocratique.
Mais en insistant sur la nécessité de ré-ancrer cette démarche dans des pratiques sociales de base, nous ne saurions négliger limportance de sa mise en dialectique avec un ensemble dactions qui émergent aujourdhui à un tout autre niveau, pour dénoncer mondialement les scandales de la mondialisation régnante. Cest dun va-et-vient permanent entre un travail local et une vigilance mondiale que nous pouvons attendre des effets positifs.
Il nest donc jamais trop tard ?
Jaime le penser. La ressource existe. Simplement, on avait oublié de sen servir, on lui tournait le dos, en quelque sorte. Il faut aller sur le terrain, écouter, redonner la parole, faire tout pour que ceux quon nécoute jamais puissent parler, se dire, dire leurs problèmes. Ne plus chercher à les résoudre à leur place, parce que ça ne marche pas. A force dembringuer les gens dans de prétendues solutions sans rapport avec leurs difficultés, on va droit au déraillement.
Et ce déraillement peut être tragique. Cest ce qui sest produit dans lAlgérie daujourdhui ? Au point de déclencher ce que daucuns appellent la deuxième guerre dAlgérie ?
Je ne sais pas sil sagit dune guerre. En tout cas, ce nest pas une guerre civile, même si certains aimeraient bien que ce soit le cas. Il y a bien deux camps qui combattent, mais sil y a une guerre, elle est faite à la population algérienne. Les deux camps opposés ne sont pas représentatifs de la population. On a dun côté les islamistes, en quête dun pouvoir quils nobtiendront jamais à mon avis : ils nagissent plus à présent que comme des desperados sanguinaires. Et de lautre côté on a les militaires, scindés en plusieurs fractions dont il est difficile de déterminer les positions, et on ne sait jamais quel clan est en mesure de lemporter. Parmi eux se trouvent des profiteurs absolus, qui continuent de senrichir alors quils sont déjà puissamment riches. Au passage, jajoute que je ne suis pas daccord pour quon se demande sans cesse qui tue qui : dans lensemble, quand même, il ny a pas à sy tromper !
Quant au pouvoir civil, il est quasi inexistant, incapable de mener une politique déterminée. Même Bouteflika, qui a étonné tout le monde en tenant des propos que personne navait osé tenir auparavant : il est incapable de former un gouvernement digne de ce nom. Chaque ministre tire à hue et à dia, aucune politique ne peut être menée, même dans un domaine capital, où il serait relativement simple dagir : le logement. Il y a urgence, et les moyens existent.
Et lopposition démocratique, cest ce qui ma frappé la dernière fois que je suis allé en Algérie, est exactement dans la même situation que le prétendu pouvoir : coupée de la population. Aucun souci, chez les uns comme chez les autres, dêtre un tant soit peu à lécoute des aspirations des gens. Une Algérienne, après un massacre, sest écriée un jour : « Où est le pouvoir ? Ce pouvoir, il ne nous voit pas. Il ne voit pas le peuple. » Elle avait totalement raison.
Ce peuple invisible a-t-il quelques moyens de faire valoir une parole, une citoyenneté ?
Il y a une quantité dassociations. On a voulu « libéraliser », en 88-89. ça a abouti à la création de 60 partis, dont certains ne comptaient pour membres que ceux qui en avaient déposé les statuts ! Cest du bidon ! Même chose pour la presse, à la même époque, bien quelle soit aujourdhui la plus belle réalisation algérienne : on avait permis, en distribuant les subventions jusque-là captées par le parti unique et son organe central, lapparition de 50 journaux francophones, et autant darabophones ! Cet émiettement était catastrophique !
Quant aux associations, elles ont un mal fou à se fédérer, par manque de moyens. Mais ce peuple fait preuve dune vivacité, dun courage extraordinaires, à quoi jajouterai un humour tout à fait remarquable dans les conditions actuelles. Cest là, dans cette force vitale, que réside lespoir pour lAlgérie.
Mais je veux surtout dire mon inquiétude sur la situation de la jeunesse, liée à la question cruciale du logement : les jeunes ne peuvent pas vivre chez eux ; à dix dans deux pièces, les garçons ne peuvent pas rester, puisque les femmes sont là. Alors il leur reste la rue, à la merci des recruteurs du GIA.
Nous avons parlé tout à lheure de morale. Aujourdhui, on mène des guerres (Golfe, Kosovo ) au nom, nous dit-on, dune morale internationale. De quelle nature est cette morale ? Un maquillage du nouvel ordre international ? Et puis il y a un exemple auquel on ne peut que penser : la Bosnie. On a agi là-bas au nom de la morale.
Il ny a pas de morale internationale. Il y a, tour à tour ou pêle-mêle, un « Réel-politik », un « Nouvel Ordre Mondial », et diverses conceptions « géostratégiques » Au nom desquelles, par exemple, « on » peut tenir pour marginales les sociétés humaines de telle ou telle région du monde : si leur existence même est menacée, on sen accommodera, quitte à leur dépêcher, tôt ou tard, quelques secours humanitaires. Lessentiel étant que les désordres dont elles sont victimes ne puissent entraver les entreprises multinationales.
Dans le cas de la Bosnie, précisément, la morale était aussi peu concernée que possible. Il sagissait avant tout de laisser se poursuivre les offensives serbes : doù la spectaculaire intervention de Mitterrand, qui a provisoirement sacralisé le soutien humanitaire, au détriment de toute action politique contre le blocus imposé par les Serbes à la population de Sarajevo. La consigne était de « ne pas ajouter la guerre à la guerre ». Et pourquoi ? Parce que les Serbes étaient traditionnellement les alliés de la France ; mais surtout parce quil fallait un gendarme dans les Balkans, et que ce ne pouvait être que la Serbie de Milosevic.
Est-ce quon peut faire des guerres morales ?
Je ne pense pas quune guerre puisse avoir quelque rapport que ce soit avec une préoccupation dordre moral. Et sans doute les situations daujourdhui sont-elles plus complexes quhier, mais elles nen sont pas davantage qualifiables selon des repères moraux.
Prenez les Droits de lHomme. Nous prétendons les enseigner, un peu partout, à des quantités dhommes et de femmes, à des sociétés entières, que nous laissons sans ressources quant au droit des populations. A leur simple droit de survivre, dans les conditions qui leur sont imposées en Afrique et en Amérique latine. Comment pouvons-nous demander à ces peuples, soumis à dincroyables pressions et à des déstabilisations successives, de respecter les Droits de lHomme comme nous y prétendons ici. Le « droit de lhommisme », ça revient à dire aux gens : « Taisez-vous, ne posez surtout pas les vrais problèmes. »
Il ny a pas de morale collective. Ce quil y a de moral dans une entreprise collective, cest ce que chacun apporte de son exigence morale personnelle. Le est dordre politique. Et le fait est que la politique a tellement déçu quon serait parfois tenté de se réfugier dans la morale. Mais cest sans issue. La vraie question, cest de placer, ou replacer les politiques, la politique, sous le contrôle exigeant des citoyens. Cest une difficulté, bien sûr, mais la seule qui vaille la peine.
Propos recueillis par Thomas Lacoste et Hervé Le Corre
* Philosophe, dernier ouvrage publié avec Christiane Philip, Entre-deux, conversations privées 1974-1999. Un itinéraire dengagement, aux Ed. Le bord de leau, 269 p., 130 F.
(1) Edition du 23/11/2000.
(1) Edition du 23/11/2000.