Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Gilles Mangard
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Un soir dhiver 87, quelques jours avant le nouvel an, au « Bruxelles », un pub branché de Grafton street, à Dublin, je les avais rencontrés. Le temps, dehors, était irlandais et il ny avait rien dautre à faire que
rester au chaud à boire de la bière. Ils étaient sculpteur, poète, acteur de théâtre. Ils venaient de Longwy pour fêter ensemble le premier anniversaire du nuage. Ils me disaient : « Quand il est passé au-dessus de nos têtes, lan dernier, on sest tous bourré la gueule à la santé de la fin du monde. »
Un dimanche soir de garde, en janvier 2001, je la regarde. Elle est jeune, son corps sest épaissi, tout respire la fatigue en elle. Et je pense Dieu que ses yeux sont tristes. Je vois le Levothyrox sur le buffet de la cuisine. Elle a suivi mon regard.
- Jai eu un cancer de la thyroïde.
Elle a un visage lisse et beau et un vague sourire essaie de transpercer la lourdeur de linstant. La nuit est là et la pluie qui nen finit pas de tomber cet hiver sécrase sur le toit de ce garage transformé en appartement. Un petit marmot joue sans bruit dans son parc, près de la banquette. Sauf la pluie, la vie semble sêtre arrêtée un peu plus loin.
- Vous étiez où, il y a quatorze ans ?
Là, elle me regarde. Avant, elle me voyait. Mais là, elle me regarde.
- Je vivais en Alsace... Toute ma famille a des problèmes de thyroïde. Les spécialistes nous ont dit que ce nétait pas à cause de ça...
Je ne dis rien parce quà ce moment précis, il ny a rien à dire de plus qui pourrait faire évoluer la situation vers un mieux. Soigner, cest surtout entendre. Je pose les mains sur le ventre du petit mari qui tremble de sa gastro-entérite en remerciant cette maladie dêtre aussi simple et facile à guérir. Je les laisse, mes mains, un peu trop longtemps parce que jaime palper le corps des gens pour me réchauffer. ça rassure ; les médecins aussi ont peur de la mort.
Dans la voiture, je repense à cette conversation. Cette manière un peu surréaliste avec laquelle nous avons communiqué. A aucun moment nous navons prononcé le mot dune ville dUkraine. Jai parlé dune date et posé une question de localisation. Elle ma répondu un lieu et un constat dexpert. Tout était dit et rien nétait dit. Amnésie mnésique du soignant, du soigné, de la société, de nos gouvernants.
Aujourdhui, la maladie de léponge dans la tête préoccupe et lon oublie celle-là, moins voyante, moins médiatique et surtout bien plus dangereuse pour nos hommes politiques. Officiellement, et bien sûr personne ny croit, le nuage sest arrêté à la frontière. Ha ha ha !
Nempêche que les médecins constatent de plus en plus de problèmes thyroïdiens, surtout chez ceux qui habitaient lest de la France, des Ardennes aux Bouches du Rhône. A tel point que les médecins du travail, alors que ce ne sont généralement pas des flèches, prescrivent à tour de bras des examens de dépistage, même quand la clinique est inexistante (auraient-ils des consignes ?). Dans dautres pays européens, comme en Allemagne, dès lannonce de la catastrophe, les services sanitaires ont distribué des pastilles diode à la population. Saturer la thyroïde en iode, provisoirement, empêche liode radioactive propagée par le nuage de sy fixer. Cest simple comme bonjour et absolument sans danger.
Mais en France ? Comment comprendre que dans notre pays, qui rappelons-le a fait le choix du nucléaire pour assurer la majorité de ses besoins énergétiques, rien nait été prévu pour protéger les habitants ? Et pire encore, quait été organisé un mensonge dEtat ? Froidement, nos gouvernants, avisés par les spécialistes des risques futurs encourus par un grand nombre de citoyens, ont fait le choix de laisser courir. Il y aurait bien des explications mais elles sont terribles. La première est quà ce moment-là, le gouvernement de cohabitation nétait pas au mieux. Mitterrand et Chirac, craignant de paniquer un peuple qui ne faisait aucune confiance ni à lun ni à lautre auraient-ils décidé de ne rien tenter, de minimiser, avec lappui des spécialistes dEDF, des sommités de la médecine pour ne pas risquer une crise politique ? Ou bien, plus affreux encore, y aurait-il eu, à ce moment-là, un déficit de pastilles diode. Plutôt que de ne pas pouvoir en donner à tout le monde, il valait mieux nen donner à personne...
Je mégare sans doute. Je délire parce que je suis fatigué. Les vacances sont loin et la garde est difficile. Mais je sais que je vais mendormir (si je le peux) avec ce regard triste et sombre devant moi, que je rallumerai la lumière une fois pour être bien certain que la jeune femme nest pas là, debout au pied du lit, attendant une réponse qui ne viendra pas.
rester au chaud à boire de la bière. Ils étaient sculpteur, poète, acteur de théâtre. Ils venaient de Longwy pour fêter ensemble le premier anniversaire du nuage. Ils me disaient : « Quand il est passé au-dessus de nos têtes, lan dernier, on sest tous bourré la gueule à la santé de la fin du monde. »
Un dimanche soir de garde, en janvier 2001, je la regarde. Elle est jeune, son corps sest épaissi, tout respire la fatigue en elle. Et je pense Dieu que ses yeux sont tristes. Je vois le Levothyrox sur le buffet de la cuisine. Elle a suivi mon regard.
- Jai eu un cancer de la thyroïde.
Elle a un visage lisse et beau et un vague sourire essaie de transpercer la lourdeur de linstant. La nuit est là et la pluie qui nen finit pas de tomber cet hiver sécrase sur le toit de ce garage transformé en appartement. Un petit marmot joue sans bruit dans son parc, près de la banquette. Sauf la pluie, la vie semble sêtre arrêtée un peu plus loin.
- Vous étiez où, il y a quatorze ans ?
Là, elle me regarde. Avant, elle me voyait. Mais là, elle me regarde.
- Je vivais en Alsace... Toute ma famille a des problèmes de thyroïde. Les spécialistes nous ont dit que ce nétait pas à cause de ça...
Je ne dis rien parce quà ce moment précis, il ny a rien à dire de plus qui pourrait faire évoluer la situation vers un mieux. Soigner, cest surtout entendre. Je pose les mains sur le ventre du petit mari qui tremble de sa gastro-entérite en remerciant cette maladie dêtre aussi simple et facile à guérir. Je les laisse, mes mains, un peu trop longtemps parce que jaime palper le corps des gens pour me réchauffer. ça rassure ; les médecins aussi ont peur de la mort.
Dans la voiture, je repense à cette conversation. Cette manière un peu surréaliste avec laquelle nous avons communiqué. A aucun moment nous navons prononcé le mot dune ville dUkraine. Jai parlé dune date et posé une question de localisation. Elle ma répondu un lieu et un constat dexpert. Tout était dit et rien nétait dit. Amnésie mnésique du soignant, du soigné, de la société, de nos gouvernants.
Aujourdhui, la maladie de léponge dans la tête préoccupe et lon oublie celle-là, moins voyante, moins médiatique et surtout bien plus dangereuse pour nos hommes politiques. Officiellement, et bien sûr personne ny croit, le nuage sest arrêté à la frontière. Ha ha ha !
Nempêche que les médecins constatent de plus en plus de problèmes thyroïdiens, surtout chez ceux qui habitaient lest de la France, des Ardennes aux Bouches du Rhône. A tel point que les médecins du travail, alors que ce ne sont généralement pas des flèches, prescrivent à tour de bras des examens de dépistage, même quand la clinique est inexistante (auraient-ils des consignes ?). Dans dautres pays européens, comme en Allemagne, dès lannonce de la catastrophe, les services sanitaires ont distribué des pastilles diode à la population. Saturer la thyroïde en iode, provisoirement, empêche liode radioactive propagée par le nuage de sy fixer. Cest simple comme bonjour et absolument sans danger.
Mais en France ? Comment comprendre que dans notre pays, qui rappelons-le a fait le choix du nucléaire pour assurer la majorité de ses besoins énergétiques, rien nait été prévu pour protéger les habitants ? Et pire encore, quait été organisé un mensonge dEtat ? Froidement, nos gouvernants, avisés par les spécialistes des risques futurs encourus par un grand nombre de citoyens, ont fait le choix de laisser courir. Il y aurait bien des explications mais elles sont terribles. La première est quà ce moment-là, le gouvernement de cohabitation nétait pas au mieux. Mitterrand et Chirac, craignant de paniquer un peuple qui ne faisait aucune confiance ni à lun ni à lautre auraient-ils décidé de ne rien tenter, de minimiser, avec lappui des spécialistes dEDF, des sommités de la médecine pour ne pas risquer une crise politique ? Ou bien, plus affreux encore, y aurait-il eu, à ce moment-là, un déficit de pastilles diode. Plutôt que de ne pas pouvoir en donner à tout le monde, il valait mieux nen donner à personne...
Je mégare sans doute. Je délire parce que je suis fatigué. Les vacances sont loin et la garde est difficile. Mais je sais que je vais mendormir (si je le peux) avec ce regard triste et sombre devant moi, que je rallumerai la lumière une fois pour être bien certain que la jeune femme nest pas là, debout au pied du lit, attendant une réponse qui ne viendra pas.