Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
par Jean Vautrin
Imprimer l'articleBeau fixe
Par où commencer ?
Le 9 juillet, Toufik Ouannès est mort. Clamsé béton. Flingué fin du guidon par un caractériel mou. Balle anonyme. Cité-dortoir. Barres. Cent quatre-vingts fenêtres de devinette.
Toufik avait les dents du bonheur. Dix ans de la tête aux pieds. Zonard importé, deuxième génération. Vachard avec les cons. Rieur avec ses potes. Poli avec sa mère.
Il était vingt et une heures lorsqu'il a trouvé un illet rouge sous sa chemise. Une fleur de douleur qui faisait carabosse à la place du sang. Ça pissait. Ses doigts se sont crispés. Il a dit :
- J ai mal.
Et il s'est mis à courir.
La chaleur du soir allait encore un train d'enfer. La ville achélème était en mélasse. Du sucre entre les doigts.
Toufik courait. Bâtiment A. Bâtiment C. Bâtiments à lettres. Des cubes. Des alvéoles par où les gens passaient la tête comme des guêpes. Toufik courait. C'était encore loin pour aller mourir sur la dalle de ciment.
Les femmes des « 4000 » disaient :
- Ça devait arriver.
Une rumeur traçait poudre et méandre dans les couloirs de la cité. Virgules de merde. Graffiti. Lucette suce Brahim. Même colère. Même anéantissement. Même peur endémique. On disait, on répétait :
- Si on est maghrébins, on nous tire dessus.
Toufik était étendu sur la dalle. Des gamins comme lui l'entouraient. Farid et Béchir. N'Doula et Pierrot. Et même le fameux King Domino. C'était comme une fois, sur le quai de la gare, quand toute la famille avait fait semblant de partir en vacances à la mer. Toufik se souvenait. On avait pris tout le bataclan. Le plat à tajine. Les maillots et les raquettes de tennis. Manquait plus que l'argent des billets. Et maintenant, c'était exactement pareil, tous les mecs étaient là. Sauf que ce coup-ci, Toufik se sentait partir pour de bon. Les autres allaient rester mais pas lui. Ça se voyait à leur tristesse.
Ah ! Ce que c'était dur ! Les yeux surtout. Ses yeux, mon vieux, tu peux pas savoir, pour les rouvrir, c'était tout un opéra.
Les femmes des « 4000 » disaient inlassablement :
- Ça devait arriver.
Et après que Toufik fut mort et que la nuit-poisse se fut refermée, les femmes d'Algérie, celles de la Guadeloupe et celles du Sénégal répétaient toujours que ça devait arriver.
Les jeunes disaient :
- Il faut foutre le feu pour faire sortir tout le monde. On trouvera le fusil qui a tiré.
Ils disaient encore d'autres phrases beaucoup plus désespérées !
- Dans le temps, on mettait tout sur le dos des Juifs et, maintenant, on accuse les Arabes.
Ils disaient, ils répétaient que l'assassin était peut-être un Français.
La police est venue. Gyrophares bleus. On s'est écarté. Ceux du SDPJ de Bobigny et ceux de la brigade criminelle. Des vedettes en Ray-Ban. Tu les reconnaissais à ce qu'ils avaient vu des films.
Les gens d'ici, ceux qui savent la musique, les voisins ont dit :
- Ils ne trouveront pas l'assassin.
Les hommes d'ici ont pensé à Toumi Djaidja, blessé par le maître-chien Patrick Besnard aux Minguettes. Et à d'autres. Des Algériens, des Maliens, des Martiniquais qui avaient payé de leur vie des gestes de révolte. Quoique pas forcément. Parfois, il suffisait de se trouver là pour prendre des balles orientées de haut en bas. Beaucoup de policiers trébuchaient quand ils tenaient une arme de service. Et même en civil, ça leur arrivait.
Les femmes d'ici, les jeunes aussi et les hommes ont eu l'impression que Toufik Ouannès était un nouveau mort pour rien. Que les choses ne changeraient plus. Et le bruit courait qu'un planton du commissariat de La Courneuve aurait dit :
- Ce n'est qu'un bougnoule de moins.
Alors, la rage était dans les curs.
Le 9 juillet, Toufik Ouannès est mort. Clamsé béton. Flingué fin du guidon par un caractériel mou. Balle anonyme. Cité-dortoir. Barres. Cent quatre-vingts fenêtres de devinette.
Toufik avait les dents du bonheur. Dix ans de la tête aux pieds. Zonard importé, deuxième génération. Vachard avec les cons. Rieur avec ses potes. Poli avec sa mère.
Il était vingt et une heures lorsqu'il a trouvé un illet rouge sous sa chemise. Une fleur de douleur qui faisait carabosse à la place du sang. Ça pissait. Ses doigts se sont crispés. Il a dit :
- J ai mal.
Et il s'est mis à courir.
La chaleur du soir allait encore un train d'enfer. La ville achélème était en mélasse. Du sucre entre les doigts.
Toufik courait. Bâtiment A. Bâtiment C. Bâtiments à lettres. Des cubes. Des alvéoles par où les gens passaient la tête comme des guêpes. Toufik courait. C'était encore loin pour aller mourir sur la dalle de ciment.
Les femmes des « 4000 » disaient :
- Ça devait arriver.
Une rumeur traçait poudre et méandre dans les couloirs de la cité. Virgules de merde. Graffiti. Lucette suce Brahim. Même colère. Même anéantissement. Même peur endémique. On disait, on répétait :
- Si on est maghrébins, on nous tire dessus.
Toufik était étendu sur la dalle. Des gamins comme lui l'entouraient. Farid et Béchir. N'Doula et Pierrot. Et même le fameux King Domino. C'était comme une fois, sur le quai de la gare, quand toute la famille avait fait semblant de partir en vacances à la mer. Toufik se souvenait. On avait pris tout le bataclan. Le plat à tajine. Les maillots et les raquettes de tennis. Manquait plus que l'argent des billets. Et maintenant, c'était exactement pareil, tous les mecs étaient là. Sauf que ce coup-ci, Toufik se sentait partir pour de bon. Les autres allaient rester mais pas lui. Ça se voyait à leur tristesse.
Ah ! Ce que c'était dur ! Les yeux surtout. Ses yeux, mon vieux, tu peux pas savoir, pour les rouvrir, c'était tout un opéra.
Les femmes des « 4000 » disaient inlassablement :
- Ça devait arriver.
Et après que Toufik fut mort et que la nuit-poisse se fut refermée, les femmes d'Algérie, celles de la Guadeloupe et celles du Sénégal répétaient toujours que ça devait arriver.
Les jeunes disaient :
- Il faut foutre le feu pour faire sortir tout le monde. On trouvera le fusil qui a tiré.
Ils disaient encore d'autres phrases beaucoup plus désespérées !
- Dans le temps, on mettait tout sur le dos des Juifs et, maintenant, on accuse les Arabes.
Ils disaient, ils répétaient que l'assassin était peut-être un Français.
La police est venue. Gyrophares bleus. On s'est écarté. Ceux du SDPJ de Bobigny et ceux de la brigade criminelle. Des vedettes en Ray-Ban. Tu les reconnaissais à ce qu'ils avaient vu des films.
Les gens d'ici, ceux qui savent la musique, les voisins ont dit :
- Ils ne trouveront pas l'assassin.
Les hommes d'ici ont pensé à Toumi Djaidja, blessé par le maître-chien Patrick Besnard aux Minguettes. Et à d'autres. Des Algériens, des Maliens, des Martiniquais qui avaient payé de leur vie des gestes de révolte. Quoique pas forcément. Parfois, il suffisait de se trouver là pour prendre des balles orientées de haut en bas. Beaucoup de policiers trébuchaient quand ils tenaient une arme de service. Et même en civil, ça leur arrivait.
Les femmes d'ici, les jeunes aussi et les hommes ont eu l'impression que Toufik Ouannès était un nouveau mort pour rien. Que les choses ne changeraient plus. Et le bruit courait qu'un planton du commissariat de La Courneuve aurait dit :
- Ce n'est qu'un bougnoule de moins.
Alors, la rage était dans les curs.