Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
par Cédric Jaburek
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Je voulais vider la baignoire de Petit. Entre jouets divers flottait, refermé, son biberon. En le pesant dans la main je réalisais quil était plus lourd que dhabitude. Je louvrais. Vision dhorreur. Enfermé sous le capuchon, un bonhomme Playmobil avait été noyé, de sang froid. Sa chevelure émergeant à la surface semblait porter le corps immobile. Depuis que je métais mis à lire les faits divers, tout me semblait possible. Un instant minime mais terrifiant, je croyais possible quils aient embrigadé mon fils.
Ceci me rappela tout dabord laffaire des cadavres en tonneaux trouvés dans un réservoir deau, au sud de la Bohème. Puis dautres images. Lhomme pendu sur les trolleys du bus du prospekt Gorki à Moscou, en plein centre ville (dorigine caucasienne il était, disaient les journaux). La tête du chef de la police de Poprad, petite ville du centre de la Slovaquie, trouvée par les passants au petit matin sur une auto garée sur la place du marché. Ils exécutaient partout. Toujours de manière spectaculaire. De façon à marquer le point final, davoir le dernier mot. De façon à clore la bouche des habitants qui désormais ne marchaient que le regard tourné vers le sol, pour ne pas voir. Pour éviter dêtre témoin, pour éviter le regard perçant des types en survêt qui stationnaient devant les boîtes, restaurants et hôtels, des types sans une lueur dâme dans leurs yeux de fauves.
Le scénario était souvent le même. La ville, ouverte, offrait soudain plein de possibilités. Le bien-être matériel, le luxe même, aperçu jusque-là à la télévision, semblait à portée de main. Il y avait plein dargent partout et il était relativement simple de faire en sorte quune partie de cet argent atterrisse chez vous. Rares étaient ceux qui cherchaient à sadapter à une nouvelle situation, abandonnés par lEtat-Providence. Nombreux étaient ceux nourris par le rêve américain de la fortune facile. Des petits commerces ouvraient un peu partout. Puis on entendit parler des premières vitrines brisées, dintimidations. On apprit quil fallait payer pour sa sécurité. Les agents de sécurité privée ressemblaient plutôt à des repris de justice, et paraissaient être les copains des types en survêt, mais il ny avait de choix. Mais ça ne suffisait pas. Des gens commençaient à disparaître, des personnages im-portants étaient assassinés de manière à vous en retourner lestomac. La population accepta les faits comme le fardeau dune nouvelle occupation. Il faut faire avec. Il ne faut pas provoquer lennemi, trop puissant. Mieux vaut lavoir pour ami. Dailleurs, on risque den avoir besoin. Pour un prêt, pour un emploi, pour le simple droit dexister. On saccommode vite à côtoyer les truands. On joue leur jeu et celui de la police. La mafia ? Les bandits ? Histoires à dormir debout. On ne voit ça quau cinéma.
En 1995, dans un casino à Moscou quelques deux cents personnes furent présentes à une drôle de soirée privée. Pour fêter le 100e anniversaire du légendaire Al Capone, différentes personnalités issues des milieux du crime organisé assistaient à une séance de spiritisme qui leur permit de poser quelques questions à lesprit du célèbre gangster. Romantisme mystique ? Vanité et cynisme. Comme si le pouvoir et largent ne suffisaient pas. Leurs préoccupations étaient les suivantes : comment tu nous trouves ? Sommes-nous dignes de toi ? Lhistoire retiendra-t-elle quelques uns de nos exploits ? Cette mafia saffiche. Elle ne se cache plus. Elle cultive son propre costume folklorique (en Russie, ils préféraient, à la chapka en poil de lapin - accessoire de blaireau - la casquette en feutre, des tatouages et de lor) assorti de voitures chères et remarquables, cen serait presque pittoresque. Le boss qui fête son anniversaire, toute la ville doit y participer, avec feux dartifices et tournées générales. Une jaguar ou un cheval blanc en guise de cadeau de mariage. Des symboles et des rituels. Dans les prisons italiennes, quand on cuisine des pâtes, cest le parrain qui fait la sauce. Les Yakouzas étaient repérables par leur doigt manquant. Remarquez : ils sont machos et paternalistes, réacs et chauvins; que ce soit la Camorra, le gang de Mogiliev, les Hells Angels danois ou les triades chinoises. Là où ils sinstallent, règne un mélange de féodalité et de capitalisme.
A avoir rencontré des types nhésitant pas à prendre lhélicoptère pour passer un week-end dans leurs casinos du bord de la mer Rouge, à avoir reçu des baffes en pleine circulation des gars qui naimaient pas quon leur réponde, je ressentais le malaise de celui qui perd ses illusions. Javais rêvé dun monde amical et solidaire, un monde, Ô Utopie !, qui naurait plus besoin dargent.
Je partais quand Petit me barrait la route. Donne-moi des pièces, sinon je te prends toutes tes affaires ! Jétais bien obligé de payer. Furtivement, je jetais un coup dil sur ses mains pour massurer quil ne lui manquait pas de doigt.