Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
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Le miroir aux alouettes
Au dernier Salon du livre de Bordeaux, Le Passant Ordinaire a animé un débat sur le développement économique et la mondialisation capitaliste. Parmi les questions soulevées : y a-t-il une bonne spéculation face à une mauvaise et y a-t-il une finance propre par opposition à une finance sale ?
Spéculer, cest anticiper létat à venir dune variable, état dont on ne sait rien et au sujet duquel il faut se contenter des connaissances présentes que lon va se risquer à extrapoler.
Lincertitude
Il est évident que toute la vie est une suite danticipations, cest-à-dire de paris sur lavenir. Si je me sors sans mon parapluie et sans avoir écouté les prévisions de la météo, cest que je spécule sur le beau temps. Si je me marie, je spécule sur ma capacité à aimer pendant longtemps, sinon toujours, la personne choisie et à être aimé delle. Si un entrepreneur investit dans des équipements nouveaux, il parie, il spécule donc, sur lexistence de débouchés pour ses produits. Si un financier achète des actions, il spécule sur deux choses : sur les dividendes quil percevra et sur laugmentation du cours des actions. Si un industriel torréfacteur achète aujourdhui des grains de café livrables dans trois mois, il se met à labri dune rupture de stock mais il court le risque de voir le prix baisser. Pour se prémunir contre ce risque, il vend à la valeur daujourdhui le contrat à échéance de trois mois qui devient un produit dérivé. Au moment de prendre livraison du café, et donc de perdre si le prix a baissé, il rachète des contrats au cours du moment et rattrape sur le café-papier ce quil a perdu sur le café en grains. Mais il faut que lindustriel ait dabord trouvé quelquun à qui vendre le café-papier. Ce dernier, spéculateur de profession, pariait à la hausse du prix. Ensuite, il faudra que le torréfacteur, le jour où il aura besoin des grains de café, cherche un vendeur de café-papier qui, lui, spécule à la baisse. Le premier de ces spéculateurs a perdu, mais, pour se prémunir contre ce risque, il avait entre-temps vendu, racheté, revendu ces café-papiers à dautres spéculateurs. Le produit dérivé change mille fois de mains car les spéculateurs réduisent ainsi leurs risques individuels. Plus la patate est chaude, plus il faut la faire tourner vite pour ne pas se brûler.
Conclusion des économistes libéraux : la spéculation est inhérente à la vie et il ny a rien à redire. Mieux, dans le domaine économique, le métier de spéculateur serait indispensable. Sans lui, il ny aurait pas dinnovation et personne ne prendrait le risque de passer commande sans savoir ce que sera le prix demain ou quel sera le taux de change dans le cas où la commande devra être payée dans une monnaie étrangère.
Lavenir est inconnu. A son sujet règne lincertitude radicale, comme disait Keynes. Le spéculateur prend sur lui la gestion du risque. Grâces lui soient rendues et foin de taxe Tobin.
au cur dune certitude
Le problème est quil y a plusieurs problèmes.
Le premier est que cette régulation par la spéculation na pas dautre rationalité que celle qui consiste à imiter la majorité, tels les moutons de Panurge. Jachète des actions cotées dans le CAC 40 ou le NASDAQ car mon voisin le fait, et il le fait car son voisin le fait aussi qui lui-même le fait parce que je le fais. Si la majorité des moutons sautent dans le ravin, je saute avec eux. Comme la seule rationalité est celle du mimétisme, si tout le monde agit dans le même sens, par exemple acheter, il ny a plus personne pour vendre. Le mécanisme sauto-détruirait si chacun ne devenait pas tour à tour acheteur et vendeur parce que tous croient à la poursuite éternelle du mouvement ascendant. Ainsi naissent et senflent les bulles spéculatives qui ne représentent quune fiction mais qui dégénèrent en crises financières avec des conséquences sociales désastreuses après quelles éclatent.
Le deuxième problème est que si tous les capitalistes qui spéculent senrichissent simultanément par la seule vertu dune spéculation pourtant totalement improductive de quelque richesse ou de quelque valeur réelles que ce soit, alors cest quil y a un truc. Le truc consiste à garantir la pérennité de la hausse boursière par une augmentation de lexploitation des travailleurs : chômage + précarité + flexibilité + intensification du travail + progression des salaires inférieure à celle de la productivité = plus de profits, donc assurance que les cours boursiers vont continuer de monter. Jusquau jour où les perspectives de modification du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital se feront plus difficiles car presser le citron a une limite, et où la bulle éclatera. Alors, les riches récupèreront non pas tant leurs pertes puisquil sagit de capital fictif que leurs manques à gagner sur le dos de certains pauvres en les mettant au chômage pour baisser les salaires des autres.
La spéculation nest donc pas un mécanisme naturel bienfaisant, cest un mécanisme qui ne peut durer dans le temps que parce quexiste parallèlement lexploitation du travail.
Certains rétorquent que lon pourrait développer les placements éthiques ou bien quil suffirait de favoriser laccès de tous ou du plus grand nombre au miracle boursier et au paradis de la spéculation.
La notion de placement éthique est absurde. Si le placement rapporte, si peu que ce soit, le profit vient du travail de quelquun dautre dans le monde. Si le placement ne rapporte pas, ce nest plus un placement. Le capitalisme nest pas condamnable parce quil fait travailler des enfants pour une misère ; cet acte-là est condamnable au nom de valeurs qui nont rien à voir avec un raisonnement économique. Le capitalisme est condamnable parce que, quel que soit le secteur où le capital est investi, secteur légal ou secteur mafieux, il fait travailler des êtres humains pour une valeur inférieure à celle quils créent, sans que ceux-ci aient une quelconque maîtrise du surplus.
Quant à la frénésie qui semble semparer de boursicoteurs de plus en plus nombreux, elle appelle deux commentaires.
Premièrement, tout le monde ne peut pas vivre de la Bourse puisquil ne sy produit que du vent ; il faut bien que certains produisent réellement pendant que dautres senrichissent en dormant.
Deuxièmement, si la Bourse exerce une telle fascination, si ce qui sy passe paraît relever de la magie ou du miracle toujours renouvelé, si le capital y apparaît comme nayant dautre source quen lui-même, donc comme légal dun dieu, si le mythe de lenrichissement sans fin y prend naissance, cest parce que la promesse de cet enrichissement sans fin représente un ersatz déternité pour des êtres voués à une mort certaine. Léternité promise aux vieux par le truchement de leurs avoirs capitalisés.
Lincertitude radicale de la vie est donc au cur dune certitude terrible : la finitude de toute vie individuelle. A long terme nous serons tous morts, disait Keynes. Si lon se souvient que spéculation vient du latin speculum qui signifie miroir, on peut dire que ce miroir nous renvoie cette image terrifiante. Le délire de la spéculation financière est donc un cri dépouvante maquillé en apologie de loptimalité des marchés.
Dès lors, langoisse de la mort trouve un exutoire dans une activité supplétive : senrichir en exploitant la force de travail. Le capitalisme est un système cannibale, qui substitue aux rites sacrificiels le prélèvement de la substance dautrui.
Dans un monde où il ny a pas de pape, dayatollah ou de dalaï-lama capables aujourdhui de le réenchanter, le veau dor est la nouvelle religion lopium, disait Marx qui prend le relais. La spéculation fait battre le cur de ceux qui trouvent plus facile de se projeter dans leurs avoirs que dessayer dêtre. Car la vie, cest autre chose que lattrait de la Bourse.
A suivre
Spéculer, cest anticiper létat à venir dune variable, état dont on ne sait rien et au sujet duquel il faut se contenter des connaissances présentes que lon va se risquer à extrapoler.
Lincertitude
Il est évident que toute la vie est une suite danticipations, cest-à-dire de paris sur lavenir. Si je me sors sans mon parapluie et sans avoir écouté les prévisions de la météo, cest que je spécule sur le beau temps. Si je me marie, je spécule sur ma capacité à aimer pendant longtemps, sinon toujours, la personne choisie et à être aimé delle. Si un entrepreneur investit dans des équipements nouveaux, il parie, il spécule donc, sur lexistence de débouchés pour ses produits. Si un financier achète des actions, il spécule sur deux choses : sur les dividendes quil percevra et sur laugmentation du cours des actions. Si un industriel torréfacteur achète aujourdhui des grains de café livrables dans trois mois, il se met à labri dune rupture de stock mais il court le risque de voir le prix baisser. Pour se prémunir contre ce risque, il vend à la valeur daujourdhui le contrat à échéance de trois mois qui devient un produit dérivé. Au moment de prendre livraison du café, et donc de perdre si le prix a baissé, il rachète des contrats au cours du moment et rattrape sur le café-papier ce quil a perdu sur le café en grains. Mais il faut que lindustriel ait dabord trouvé quelquun à qui vendre le café-papier. Ce dernier, spéculateur de profession, pariait à la hausse du prix. Ensuite, il faudra que le torréfacteur, le jour où il aura besoin des grains de café, cherche un vendeur de café-papier qui, lui, spécule à la baisse. Le premier de ces spéculateurs a perdu, mais, pour se prémunir contre ce risque, il avait entre-temps vendu, racheté, revendu ces café-papiers à dautres spéculateurs. Le produit dérivé change mille fois de mains car les spéculateurs réduisent ainsi leurs risques individuels. Plus la patate est chaude, plus il faut la faire tourner vite pour ne pas se brûler.
Conclusion des économistes libéraux : la spéculation est inhérente à la vie et il ny a rien à redire. Mieux, dans le domaine économique, le métier de spéculateur serait indispensable. Sans lui, il ny aurait pas dinnovation et personne ne prendrait le risque de passer commande sans savoir ce que sera le prix demain ou quel sera le taux de change dans le cas où la commande devra être payée dans une monnaie étrangère.
Lavenir est inconnu. A son sujet règne lincertitude radicale, comme disait Keynes. Le spéculateur prend sur lui la gestion du risque. Grâces lui soient rendues et foin de taxe Tobin.
au cur dune certitude
Le problème est quil y a plusieurs problèmes.
Le premier est que cette régulation par la spéculation na pas dautre rationalité que celle qui consiste à imiter la majorité, tels les moutons de Panurge. Jachète des actions cotées dans le CAC 40 ou le NASDAQ car mon voisin le fait, et il le fait car son voisin le fait aussi qui lui-même le fait parce que je le fais. Si la majorité des moutons sautent dans le ravin, je saute avec eux. Comme la seule rationalité est celle du mimétisme, si tout le monde agit dans le même sens, par exemple acheter, il ny a plus personne pour vendre. Le mécanisme sauto-détruirait si chacun ne devenait pas tour à tour acheteur et vendeur parce que tous croient à la poursuite éternelle du mouvement ascendant. Ainsi naissent et senflent les bulles spéculatives qui ne représentent quune fiction mais qui dégénèrent en crises financières avec des conséquences sociales désastreuses après quelles éclatent.
Le deuxième problème est que si tous les capitalistes qui spéculent senrichissent simultanément par la seule vertu dune spéculation pourtant totalement improductive de quelque richesse ou de quelque valeur réelles que ce soit, alors cest quil y a un truc. Le truc consiste à garantir la pérennité de la hausse boursière par une augmentation de lexploitation des travailleurs : chômage + précarité + flexibilité + intensification du travail + progression des salaires inférieure à celle de la productivité = plus de profits, donc assurance que les cours boursiers vont continuer de monter. Jusquau jour où les perspectives de modification du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital se feront plus difficiles car presser le citron a une limite, et où la bulle éclatera. Alors, les riches récupèreront non pas tant leurs pertes puisquil sagit de capital fictif que leurs manques à gagner sur le dos de certains pauvres en les mettant au chômage pour baisser les salaires des autres.
La spéculation nest donc pas un mécanisme naturel bienfaisant, cest un mécanisme qui ne peut durer dans le temps que parce quexiste parallèlement lexploitation du travail.
Certains rétorquent que lon pourrait développer les placements éthiques ou bien quil suffirait de favoriser laccès de tous ou du plus grand nombre au miracle boursier et au paradis de la spéculation.
La notion de placement éthique est absurde. Si le placement rapporte, si peu que ce soit, le profit vient du travail de quelquun dautre dans le monde. Si le placement ne rapporte pas, ce nest plus un placement. Le capitalisme nest pas condamnable parce quil fait travailler des enfants pour une misère ; cet acte-là est condamnable au nom de valeurs qui nont rien à voir avec un raisonnement économique. Le capitalisme est condamnable parce que, quel que soit le secteur où le capital est investi, secteur légal ou secteur mafieux, il fait travailler des êtres humains pour une valeur inférieure à celle quils créent, sans que ceux-ci aient une quelconque maîtrise du surplus.
Quant à la frénésie qui semble semparer de boursicoteurs de plus en plus nombreux, elle appelle deux commentaires.
Premièrement, tout le monde ne peut pas vivre de la Bourse puisquil ne sy produit que du vent ; il faut bien que certains produisent réellement pendant que dautres senrichissent en dormant.
Deuxièmement, si la Bourse exerce une telle fascination, si ce qui sy passe paraît relever de la magie ou du miracle toujours renouvelé, si le capital y apparaît comme nayant dautre source quen lui-même, donc comme légal dun dieu, si le mythe de lenrichissement sans fin y prend naissance, cest parce que la promesse de cet enrichissement sans fin représente un ersatz déternité pour des êtres voués à une mort certaine. Léternité promise aux vieux par le truchement de leurs avoirs capitalisés.
Lincertitude radicale de la vie est donc au cur dune certitude terrible : la finitude de toute vie individuelle. A long terme nous serons tous morts, disait Keynes. Si lon se souvient que spéculation vient du latin speculum qui signifie miroir, on peut dire que ce miroir nous renvoie cette image terrifiante. Le délire de la spéculation financière est donc un cri dépouvante maquillé en apologie de loptimalité des marchés.
Dès lors, langoisse de la mort trouve un exutoire dans une activité supplétive : senrichir en exploitant la force de travail. Le capitalisme est un système cannibale, qui substitue aux rites sacrificiels le prélèvement de la substance dautrui.
Dans un monde où il ny a pas de pape, dayatollah ou de dalaï-lama capables aujourdhui de le réenchanter, le veau dor est la nouvelle religion lopium, disait Marx qui prend le relais. La spéculation fait battre le cur de ceux qui trouvent plus facile de se projeter dans leurs avoirs que dessayer dêtre. Car la vie, cest autre chose que lattrait de la Bourse.
A suivre