Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
par Gilles Mangard
Imprimer l'article59, année névrotique
26 mars 59
Ray vient de mourir, le studio ma téléphoné. Na pas longtemps survécu à sa femme. Vivre seul est un enfer parce quaimer cest un enfer. Jai acheté une bouteille de Paddy chez Ed lépicier et je vais passer le restant de la journée à me saouler la gueule à la santé de Philip Marlowe.
3 avril 59
Je suis un salaud, jai accepté. Hollywood, cest Hollywood. Je reprends le scénario. Pardonne-moi, Ray, mais je suis comme tout le monde. Faut bien que je bouffe. Mon dernier truc qui a fini par sappeler « Tornade en Arizona » est une merde grandiose qui ma fait perdre du temps, gagner un peu dargent et me discréditer encore plus. Comprends pas quils maient de nouveau engagé. Ça doit être en rapport avec notre vieille amitié. Ils sont malins. Ils ne croient pas au talent. Tu me manques et je nai rien fait pour taider. Tu étais trop seul. Des fois, ça fait peur.
4 avril 59
Suis allé aux studios. Ils sont fous là-dedans. Encore quelques scènes à tourner et ils ne savent toujours pas comment finit lhistoire. En fait, cest pas plus dingue que dhabitude. Jai rencontré Fordston, le réalisateur. On me lavait dit mais cest vrai. Un sale con, voilà ce quil est. Ma gonflé la tronche avec ses problèmes. Javais envie de lui répondre : « Et la mort ? Cest pas un problème ? ». Me suis retenu. Hollywood. Jai croisé Melissa entre deux hangars. Je lai entraînée dans mon bureau et lai baisée sur la moquette. Comme au bon vieux temps. Maintenant, faut que je me mette sérieusement au boulot. Je suis à 5 minutes du procès avec la prod.
6 avril 59
Lundi matin et tout ce que jai pondu ce week-end est à chier. Et Melissa est venue me relancer hier soir et elle avait une herbe du tonnerre et ça ma tout coupé. La bite et la chique. Je ne sais pas quoi faire de Muriel. Est-ce que Dashiel la tue ou non à la fin ? Il a toutes les raisons de le faire. Et pourtant, cest pas mal non plus sil lui laisse croire quil va le faire mais quil ne le fait pas avant lextinction des feux. Mais la production ne va pas aimer ça. On peut tourner les deux et puis on demandera de choisir. Merde ! Je ne sais pas. Suis pas doué pour lellipse. Cétait ton rayon, Ray. Moi, en ce moment, je suis plutôt de léclipse. Et ce putain de mal de tête et ce putain de téléphone qui sonne !
7 avril 59
Gagné du temps en refaisant quelques dialogues. On raccourcit trois scènes pour cause de mauvais raccord. Alors on retourne tout le bordel. Je fais le tâcheron et personne ne saperçoit de rien. Tous des tâcherons. Cest pour ça que ça marche, tout ce bastringue. Jai cru au début que cétait de lArt. Ray aussi, et on discutait de ça ensemble. De lArt ! De la création ! Mon cul ! Après « Citizen Kane », je ne sais pas ce quon peut faire dintéressant sinon du fric sur le dos des populations laborieuses en flattant des instincts plus ou moins bas... Il ne va pas la tuer. Cest elle qui se barre avec le chauffeur et il engage un détective pour la retrouver et point final, la suite au prochain film. Ça laisse une ouverture et ça fait plaisir à tout le monde.
8 avril 59
Pas dormi de la nuit. Faudra trouver une scène pour faire intervenir le détective dans la première partie du film. Il peut enquêter sur un truc annexe, la disparition dun bijou par exemple. On ne le voit plus jusqu'à la fin, simplement une voix au téléphone de temps en temps. On peut raccorder ça facile. Pour la fin, Muriel se tire. Il faut que les femmes disparaissent. Ray, il me semble que tu naimais pas les tuer. Ça tient à peu près la route pour peu que les gens de la production soient aussi réveillés que moi.
9 avril 59
Accepté ! Tout le monde marche. Fordston aussi, ce qui métonne un peu. Il na pas dû comprendre. On ne lui demande pas ça. Juste de modérer un peu ses travellings merdeux. Ils soumettent tout ça aux autres dialoguistes, le temps que je fasse un break et je relis tout ça demain.
10 avril 59
Vendredi et si tout va bien, je vais pouvoir partir en week-end la conscience tranquille. Les dialogues sont pas mal. Cest-à-dire dun convenu attristant. Aucun projet, aucun art. Juste un truc pour que les acteurs ouvrent la bouche pour faire autre chose que se tailler des pipes. Mais bon, Hollywood...
Voilà. Fin du machin. Fut un temps où je voulais devenir un écrivain célèbre. Tas pris la place, Ray. Scénariste à Hollywood, cest déjà pas mal. Dans ce foutu pays, il importe de connaître ses rapports avec la chaîne de production.
10 octobre 59
Le film sort aujourdhui. Ils se sont décidés pour « Closing the door ». Cest assez con mais ça a plu à tout le monde. Ton nom napparaît pas au générique, Ray. Ça aurait fait tache parce que tu es mort. Et le cinéma ne meurt pas à Hollywood. Il se détruit seulement chaque jour de plus en plus. Et il y a des gens qui aiment ça.