Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
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Absence de marquage
De la beauté du geste et de ses conséquences dans lart
Ce qui fait fureur dans le petit monde de Don Créatorio, ce qui signe lhyper-tendance dans le champ de la production artistique contemporaine, cest le profond mouvement de rejet, lexpression dun dégoût irrépressible face à lidée dune double contrainte pesant sur la création : celle des moyens et de lenvironnement de la création, desquels tout « authentique » créateur pourrait saffranchir, et celle de la destination de luvre.
La question sale, la question taboue, celle qui ringardise celui qui ose la proférer, cest : « pour quoi ?, enfin, bordel de merde pourquoi ? ». Sous peine de se transformer en crypto-stalinien demeuré, brechtien militant union de la gauche sacoche à lépaule sandales aux pieds maif/camif/lunettes sur le pif, ou encore nostalgico-situ ma vie mes amours mon combat, il est expressément interdit de poser la question du pourquoi telle pièce, tel bouquin, tel tableau, telle photo and so on and so on.
Lors dune tournée théâtralo-amitié entre les peuples au Québec, début des années quatre-vingt, jai posé la question à quelques comédiens, auteurs et assimilés : « et vous faites ça pourquoi ? ». Réponse unanime de léchantillon : « mais, Sergio, pour le fun ! », regard apitoyé en prime pour celui qui semblait supposer quon pouvait sagiter pour autre chose que ce plaisir de faire, cette hypertrophie du moi faisant (malfaisant ?) qui caractérisait déjà nos Québecquois libéralo-écolos.
Vingt ans plus tard, ici, ils ont gagné, les « moi, dans ce spectacle, ce qui mintéresse cest », les « jespère que le public partagera notre plaisir », les « moi, jme prends pas la tête », les « ce que les gens zy voient, cest pas mon problème », etc.
Alors, faudrait tout recommencer ? Expliquer à tous ceux qui revendiquent la liberté de cette absence de marquage (idéologique, sexuel, esthétique, social au sens large du terme) quils ne font que reproduire, et en se gargarisant de ne pas sen rendre compte, ni dailleurs de ne rendre de comptes à personne, tel ou tel ancien schéma éculé, telle position de lartiste éthéré intervenant dans le monde du haut de son divin fantasme de toute-puissance créatrice ?
Alors tous ces débats nauront servi à rien ? Toutes ces uvres inscrites dans le temps et pour peser sur lordre des choses dans ce monde-ci non plus ? Aux oubliettes les peintres qui nous auront conduits à voir différemment, les musiciens, les écrivains, les acteurs, tous les créateurs dunivers qui auront, chacun, enrichi et changé le monde ? Vous voulez des noms ? Je vous en prie, on nest pas là pour le tableau dhonneur Vous navez quà regarder dans votre bibliothèque, sur les écrans, dans les salles de spectacle, dans les expos que vous fréquentez, dans les stades, dans la rue aussi, ya des créateurs de monde partout.
Lidéologie de la beauté du geste, la glorification de la gratuité de luvre hors des contingences qui pèsent sur elle, la croyance naïve en une sorte dauto-légitimation de lartiste ne font que signer le glissement de notre époque : lesthétique prime sur le politique, on confond la nécessaire autonomie des créateurs avec lirresponsabilité sociale qui caractériserait leur production.
Peu avant la seconde guerre mondiale, Walter Benjamin, dans un bouquin sur les conséquences de la reproductibilité de luvre dart, notait déjà que, devant la nouvelle « nature » de la production artistique abandonnant son « aura » duvre unique, il ne resterait plus que la « morale » pour justifier son existence sociale.
Et cest bien sur ce point quil faut continuer à penser « à coups de marteau », pour paraphraser Nietzsche dune part, et enfoncer les clous de lautre : il ne sagit pas de prôner une conception selon laquelle la production « artistique » ou plus généralement culturelle, se mettrait mécaniquement à servir ou à illustrer telle ou telle cause, si noble fût-elle, mais de défendre lidée que toute esthétique est inséparable dune éthique, cest-à-dire, au bout du compte, dune visée politique du monde, dune vraie démarche de fondation de ce que nous sommes et, surtout, de ce que nous rêvons dêtre.
La question sale, la question taboue, celle qui ringardise celui qui ose la proférer, cest : « pour quoi ?, enfin, bordel de merde pourquoi ? ». Sous peine de se transformer en crypto-stalinien demeuré, brechtien militant union de la gauche sacoche à lépaule sandales aux pieds maif/camif/lunettes sur le pif, ou encore nostalgico-situ ma vie mes amours mon combat, il est expressément interdit de poser la question du pourquoi telle pièce, tel bouquin, tel tableau, telle photo and so on and so on.
Lors dune tournée théâtralo-amitié entre les peuples au Québec, début des années quatre-vingt, jai posé la question à quelques comédiens, auteurs et assimilés : « et vous faites ça pourquoi ? ». Réponse unanime de léchantillon : « mais, Sergio, pour le fun ! », regard apitoyé en prime pour celui qui semblait supposer quon pouvait sagiter pour autre chose que ce plaisir de faire, cette hypertrophie du moi faisant (malfaisant ?) qui caractérisait déjà nos Québecquois libéralo-écolos.
Vingt ans plus tard, ici, ils ont gagné, les « moi, dans ce spectacle, ce qui mintéresse cest », les « jespère que le public partagera notre plaisir », les « moi, jme prends pas la tête », les « ce que les gens zy voient, cest pas mon problème », etc.
Alors, faudrait tout recommencer ? Expliquer à tous ceux qui revendiquent la liberté de cette absence de marquage (idéologique, sexuel, esthétique, social au sens large du terme) quils ne font que reproduire, et en se gargarisant de ne pas sen rendre compte, ni dailleurs de ne rendre de comptes à personne, tel ou tel ancien schéma éculé, telle position de lartiste éthéré intervenant dans le monde du haut de son divin fantasme de toute-puissance créatrice ?
Alors tous ces débats nauront servi à rien ? Toutes ces uvres inscrites dans le temps et pour peser sur lordre des choses dans ce monde-ci non plus ? Aux oubliettes les peintres qui nous auront conduits à voir différemment, les musiciens, les écrivains, les acteurs, tous les créateurs dunivers qui auront, chacun, enrichi et changé le monde ? Vous voulez des noms ? Je vous en prie, on nest pas là pour le tableau dhonneur Vous navez quà regarder dans votre bibliothèque, sur les écrans, dans les salles de spectacle, dans les expos que vous fréquentez, dans les stades, dans la rue aussi, ya des créateurs de monde partout.
Lidéologie de la beauté du geste, la glorification de la gratuité de luvre hors des contingences qui pèsent sur elle, la croyance naïve en une sorte dauto-légitimation de lartiste ne font que signer le glissement de notre époque : lesthétique prime sur le politique, on confond la nécessaire autonomie des créateurs avec lirresponsabilité sociale qui caractériserait leur production.
Peu avant la seconde guerre mondiale, Walter Benjamin, dans un bouquin sur les conséquences de la reproductibilité de luvre dart, notait déjà que, devant la nouvelle « nature » de la production artistique abandonnant son « aura » duvre unique, il ne resterait plus que la « morale » pour justifier son existence sociale.
Et cest bien sur ce point quil faut continuer à penser « à coups de marteau », pour paraphraser Nietzsche dune part, et enfoncer les clous de lautre : il ne sagit pas de prôner une conception selon laquelle la production « artistique » ou plus généralement culturelle, se mettrait mécaniquement à servir ou à illustrer telle ou telle cause, si noble fût-elle, mais de défendre lidée que toute esthétique est inséparable dune éthique, cest-à-dire, au bout du compte, dune visée politique du monde, dune vraie démarche de fondation de ce que nous sommes et, surtout, de ce que nous rêvons dêtre.