Accéder au site du Passant Ordinaire Notre Monde le dvd
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
Imprimer cet article Imprimer l'article

L'art est-il dangereux ?


L'histoire de la philosophie n'a cessé de considérer l'art comme dangereux. Dans la République, Platon chasse les poètes de la cité ; les artistes sont dangereux car ils ne possèdent aucun savoir. On ne peut pas leur faire confiance pour participer à l'administration et à la vie d'une cité. Il s'agit alors d'empêcher l'art de continuer à représenter un danger pour qu'il soit dépourvu de tout effet. L'art serait-il dangereux ? Il y a sans doute une illusion à assimiler la création artistique à un danger comme si une œuvre pouvait exprimer un risque intemporel, indiscutable et indépendant de ses conditions d'apparitions. Le danger est une affaire d'incarnation ou n'existe que dans des situations concrètes. Il est lié à une perception historique du monde, à un ensemble d'éléments jugés tels par une époque. Il est le fruit d'un rapport complexe entre un pouvoir, une instance d'opposition et la marge historique de tolérance et d'intolérance de ce pouvoir par rapport à ce qu'il appréhende comme une opposition. Si l'avant-garde de l'art moderne des années 30 est considérée comme dangereuse dans l'Allemagne nazie et fait l'objet d'une exposition à Munich en 1937 intitulée « L'art dégénéré », c'est parce qu'elle montre des formes inconciliables avec l'image de l'homme allemand promue par le régime de Hitler.

D'une certaine manière, l'art et la réalité politique disposent des mêmes formes symboliques qui définissent une époque. Un Etat identifie certaines formes de création comme dangereuses parce qu'il perçoit dans ces formes quelque chose qu'il comprend mais que l'autorité qu'il représente l'empêche d'accepter. Ainsi, certains hauts dignitaires nazis gardaient pour un usage privé les mêmes tableaux qu'ils interdisaient au public d'apprécier. La dangerosité de l'art se comprend à travers l'historicité qui le fait surgir dans un contexte où il apparaît comme constituant un ensemble d'éléments d'adversité pour un pouvoir. La création artistique n'est pas dangereuse ; elle révèle plutôt les conditions d'apparition d'un danger ; elle rend possible l'avènement de la perception d'un danger. L'artiste est pris dans d'autres rapports que la simple relation à sa création. Le danger vient de la collusion entre un pouvoir et la représentation que ce pouvoir se fait de l'art.

L'exemple de l'exposition de 1972, organisée à Paris au Grand Palais, est symptomatique. Cette exposition provient d'une volonté présidentielle, celle de Georges Pompidou, d'organiser une grande manifestation sur l'art contemporain français. La coopérative des Malassis, composée de plasticiens qui combattent le pouvoir en place et prônent un art politiquement engagé, décide de participer à l'exposition pour faire entendre au public sa critique de l'ordre social et politique du pouvoir en place. Lors de l'inauguration officielle, le représentant de Pompidou est confronté à sa propre image reprise au sein du travail collectif des Malassis : Le Grand Méchoui ou douze ans d'Histoire contemporaine en France. L'image du ministre, qui est là pour dénoncer un système politique et culturel, ne perd-elle pas sa force puisqu'elle est exposée dans un lieu au haut prestige institutionnel et peut être comprise avec toute la distance esthétique et neutralisante que suppose le Grand Palais ? D'une certaine manière, les toiles du Grand Méchoui ne sont pas encore dangereuses. Elles le deviennent suite à un événement qui se situe à l'extérieur de l'édifice. Lors du vernissage public de l'exposition, les C.R.S. chargent soudainement les artistes contestataires, les invités et le public se trouvant sur le perron. Le groupe des Malassis décide de décrocher ses quarante cinq toiles de grand format pour protester contre les charges répétées. Ces artistes (Tisserand, Fleury, Latil, Parré et Cueco) sortent du Grand Palais, brandissant leurs panneaux critiques de douze ans d'Histoire contemporaine en France. Les forces de l'ordre reculent sous les huées des manifestants et du public. Les toiles des Malassis deviennent dangereuses car, désormais, elles sont perçues comme facteur de désobéissance civique, d'indiscipline face à l'autorité politique représentée à l'intérieur du Grand Palais. Quand l'art fait réseau avec autre chose - par exemple, la lutte contre la répression et la violence policières -, il devient dangereux pour tous ceux qui défendent l'ordre établi. Quand l'art - surtout engagé - s'expose dans un lieu choisi et voulu par le pouvoir en place, il peut se contempler avec toute la distance et l'oubli que permet l'ancrage institutionnel ; on peut toujours se délecter de ce qui semble inoffensif dans le monde de la réalité pratique.


© 2000-2016 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire