Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
par Robert Redeker
Imprimer l'articleLe culturel contre la culture
Ou comment en finir avec
la possibilité de la Révolution ?
Par Robert Redeker*
Adolescent, je croyais que la culture et la Révolution étaient deux surs inséparables. Aujourdhui, je dois porter le deuil amer de cette idée. Le mot culture ne gronde plus du tonnerre des révolutions à venir : la culture sest retrouvée orpheline de la politique et de ses combats, des grands soirs et des lendemains qui chantent, du « Temps des cerises » et de lespérance qui sélève au-dessus du chahut des barricades. Lusage contemporain de la culture se manifeste plutôt par la rupture de son lien qui pendant plus dun siècle, de Hugo et Lamartine à Aragon, parut indestructible avec la transformation politique de lhomme et de la société. Et pourtant « Culture » est un des mots magiques du temps mercantile et dépolitique qui est le nôtre.
Un mot décollé de son enjeu anthropologique quest ce que lhomme ? et de son contenu politique. Lusage inflationniste de ce mot est autorisé par une vidange : cest comme si la culture avait été vidée de lhomme autant que de la politique si lon considère, en effet, avec Aristote, que lhomme est « lanimal politique ». Vidangée de lhomme comme être politique, rendue inoffensive, telle est la culture contemporaine ! « Culture » Dans le tapage contemporain ce mot fait office dinstance de légitimation. Les pires traditions acquièrent respectabilité et légitimité dès quon a été réussi parer leur horreur du vocable de « culture », ou de « culturel ». Une ambiance à la Joseph de Maistre (tradition vaut droit) flotte sur cet usage du mot. Pour légitimer le capitalisme, lexploitation, la manipulation mentale, est apparue dans les années quatre-vingts lexpression : « culture dentreprise ». Avec le surgissement de cette formule, lentreprise est devenue plus imperméable à sa critique par laliénation puisque cette même aliénation a pu accéder par ce coup de baguette magique sémantique au statut délément dune culture. De même voit-on la consternante multiplication des messes en occitan (et autres langues régionales) qui ont pour effet de masquer laliénation religieuse en relégitimant celle-ci par la culture : parce que dits en occitan, les offices religieux (aussi dangereux pourtant pour la santé de lintelligence que lorsquils sont dits en latin ou en français) passent frauduleusement, dans limaginaire social, au rang de pratiques subversives et libératrices. La culture joue maintenant un drôle de jeu : remettre en selle le capitalisme et la religion en masquant laliénation.
Les vingt dernières années ont été celles dune importante mutation, rarement signalée : la substitution du culturel à la culture1. Un abîme sépare ces deux univers. Le culturel (abusivement assimilé désormais à la culture) est directement inspiré de la définition socio-ethnologique de la culture (la culture comme mode de vie), et cela en rupture avec sa définition philosophique et littéraire (les humanités). A loccasion de ce retournement le culturel a phagocyté la culture. Quest-ce que le culturel sinon un ogre omnivore qui avale tout sur son passage qui transforme en culturel, sans tri aucun, toute lexpérience des hommes et toute trace de leur civilisation matérielle?
La culture est un principe de déplacement, de déracinement, darrachement, de transformation de soi : par la culture, je deviens un autre. Sur ce versant, même si elle a été dabord aristocratique puis bourgeoise, la culture des humanités est révolutionnaire. Au contraire, le culturel est un principe identificatoire (on quête non le changement mais lidentité), de renforcement de ce qui est : le culturel est par essence conservateur. La culture élève certaines productions et créations humaines au statut duvres, les extrayant par là de la banalité, les séparant de la contingence qui les a vu naître, pour leur attribuer une valeur universelle. Bref, la culture est le produit dun travail de distinction : distinguer certaines créations humaines davec les autres pour leur conférer un statut exceptionnel. A linverse, le culturel est ce qui annule cette distinction, accueillant en son sein tout ce quil rencontre ; cest cette dimension de digestion indifférenciée de tout ce qui peut tomber sous sa juridiction qui a permis au culturel de légitimer, par lapplication de son sceau, lentreprise et les pratiques religieuses. Plus : le culturel annule la culture, il annule ce que nous avons appelé jusquà une époque récente la culture. Dans ce qui est nommé « culturel », cest didentité de soi à soi, de satisfaction de soi, de satisfaction de son identité (personnelle, collective), de fusion émotionnelle avec la communauté, avec le groupe, quil sagit ; alors que la culture dans son acception humaniste, qui implique la création, se meut dans lélément de linquiétude (son moteur ; à cet égard, que lon relise la correspondance de Van Gogh ).
Le culturel rassemble tout sous une même dignité, tout ce que les hommes ont pu produire, créer, écrire, dire, penser ; il nie les séparations, les distinctions, les hiérarchisations, les échelles de valeur. Pourtant, cette apparente ouverture desprit savère trompeuse, finissant par se renverser en son contraire : si tout se vaut, rien ne vaut, autrement dit, si tout est culturel, il ny a plus de culture. Si tout est poésie, il ny a plus de poésie. Ce rabattement de la culture sur son sens socio-ethnologique (le culturel) est le principal facteur (non la cause, qui est idéologique, mais linstrument) de la dissociation entre la culture et la Révolution, et de la dépolitisation de la culture ; en effet, dès que les modes de vie, les traditions, les préjugés ancestraux, la cuisine, la chasse au sanglier, la chasse aux gibiers deau, les habitudes religieuses etc. accèdent au rang de culture, sont élevés au même niveau que les grandes uvres, alors ce qui fut se trouve légitimé à perdurer et lattention se tourne vers un passé quelle cherche à conserver ou à restaurer dans toutes ses dimensions.
Dans ces vingt dernières années, la culture a été rendue inoffensive : civile et polie, policée et conformiste, plutôt que civique et révolutionnaire. Cherchant à rassembler plutôt quà attiser les conflits, quà travailler dans la négativité (au sens marxien de ce concept). Depuis ses origines, le capitalisme exige une culture de la civilité propre à inhiber les révoltes : une culture dépolitisée, une culture faite pour défaire le lien politique (développer un individualisme apolitique de masse), une culture de dépolitique. Une culture du consensus, du rassemblement de tous et de toutes dans la même communion avec « le culturel » (fédérateur) indépendamment des réalités sociales, de la division sociale, de la réalité des intérêts, des oppositions de classe. Le capitalisme veut une culture assurant la fabrication de cet homme définitif, aveugle à tout autre horizon que la continuation à linfini du capitalisme, dont il a besoin pour se prémunir contre léventualité (pourtant inévitable) dêtre un jour historiquement dépassé, remplacé par une autre organisation politique et sociale de la vie humaine. Cest cette culture de dépolitique, de défaite du lien politique, qui sest imposée en deux décennies sous la forme du culturel.
Lhistoire récente de la culture se manifeste ainsi comme étant celle de son instrumentalisation pour la fabrication du consensus (la dénégation de toute altérité politique au système capitaliste-libéral). Le capitalisme poursuit avec une infatigable obstination son projet de fabriquer un certain type dhomme un homme nayant plus mémoire de la possibilité de la Révolution, dune alternative radicale au capitalisme qui est exactement le contraire de lhomme conçu comme « animal politique ». Dans cette perspective, une déconnection anthropologique majeure a été accomplie : l» animal culturel », cette mutation létale du citoyen qui sest développée au cours de toutes ces années désignées par Cornelius Castoriadis comme étant celle des « la montée de linsignifiance », nest plus l « animal politique ». Il y a bien deux usages de la culture : lusage devenu dominant, hégémonique, souvent repris par les dominés et exploités eux-mêmes, qui est lusage dépolitisant (la fabrique de lhomme dépolitisé), et un autre usage, en sommeil aujourdhui, peut-être pour toujours, peut-être en attente dun réveil, capable dexalter la politicité de lhomme. Le premier de ces usages usine du consensus, de la résignation, le second devrait produire du dissensus, de la révolte, matrice de la lutte et de lopposition.
Le dispositif, mis en place dans les années quatre-vingts, de mutation de « la culture » en « le culturel » fut la réponse apportée par le capitalisme au défi suivant : Comment mettre fin à la possibilité de la Révolution ? Il faut insister sur lhabileté de ce dispositif : passer par dessous les classes sociales en exaltant toutes les identités, et passer par dessus en fusionnant ces identités dans des fêtes (dont la fête sur les Champs Elysées le 12 juillet 1998 constitua à la fois le paradigme et la caricature). Le thème du culturel gomme la lutte des classes, il gomme même lexistence de ces classes en lutte, pour, dune part, réaliser un fractionnement identitaire de la population en communautés pré/clasistes et post/classistes, et dautre part structurer un espace fusionnel (à partir des technologies de la fête, de la convivialité) qui articule pacifiquement ces différences identitaires. Ainsi parvient-on à créer larticulation pacifique des identités, la coexistence pacifique entre elles, tout en éliminant la conscience de classe avec le risque de conflit social quelle contient.
La fête est le creuset utilisé pour articuler pacifiquement dans un moment fusionnel ces différences identitaires que lon exaltait, juste auparavant, tout en étouffant le danger du réveil de la lutte des classes. Dans cette opération exaltation des identités suivie de la fusion de ces identités par la fête , le monde ouvrier est perdant dès le départ, dès la substitution de la problématique de lidentité à celle de la lutte des classes. Cette approche de la culture le «culturel » reconnaît toutes les communautés sauf une seule, dont lexistence est tue, la classe sociale dominée, exploitée, le prolétariat. Laction des politiques culturelles menées depuis une vingtaine dannées pourrait être résumée ainsi : fractionner la population en une multitude didentités puis les fusionner toutes en une méta-identité dans laquelle la conscience dappartenir à une classe sociale dominée aura disparue.
Le thème du culturel comme reconnaissance des communautés (qui suit de la rhétorique de lidentité) occulte une seule de ces communautés, la classe sociale, tout particulièrement la classe prolétarienne. Autrement dit, le culturel a servi à conjurer la menace que représente pour lordre capitaliste la conscience de lexistence des classes sociales et de lappartenance à lune de ces classes, la classe prolétarienne. « Classe prolétarienne », ou « classe ouvrière », est devenu le nom interdit dans la communauté interdite dauto-énonciation. Le prolétariat ne parvient même plus à se dire. Le prolétariat na même plus de nom. Ce terrible silence de la classe qui ne sait plus son nom est un effet baîllonnant des politiques culturelles. Donc, le thème du culturel doit être vu sous langle de la politique dissuasion dune prise de conscience dappartenance à la classe prolétarienne. Le culturel incite à la multiplication des prises de conscience communautaristes, identitaires (avec le fractionnement à linfini que cela implique) tout en dissuadant lémergence dune prise de conscience de classe la prolétarienne (qui, si elle ressuscitait, traverserait la plupart de ces fractionnement identitaires en les annulant). On a, par un certain usage du culturel, travaillé le prolétariat pour quil nait plus conscience de son existence en tant que classe, doù il suit bien sûr quil ne peut plus avoir daction politique.
Une culture ludique, festive (pensons aux fêtes médiévales, fêtes du terroir, etc ) nous inocule subtilement les réflexes de la société libérale-capitaliste de marché. Ou plutôt : elle nous contamine lesprit du marché. Cest lesprit du marché que lon respire dans tous ses rassemblements, des inévitables fêtes médiévales aux fêtes provoquées par les victoires sportives ; je me souviens des manifestations de naguère où lon respirait lesprit de la Révolution, je constate que dans tous les événements culturels actuels, parades de tous poils, cest lesprit du marché qui essaie de rentrer dans nos poumons afin par la suite dinspirer tous les actes de nos vies. Nous sommes sous le coup dune double disparition : dune part, celle dune culture qui individualise vraiment (ni qui atomise ni qui fusionne or, le culturel, acoquiné avec lesprit de la marchandise, sessaie à nous atomiser et à nous fusionner à la fois, comme dans les hypermarchés, construisant un faux individualisme, latomisme de marché, et une illusion de peuple), et, dautre part, celle dune culture politique par laquelle on politise la culture.
La transformation de « la » culture en « le » culturel - la dépolitisation de la culture - sest accompagnée de la dépolitisation de la politique elle-même. La dépolitisation de la politique sopère par la transformation du gouvernement (qui avait un rapport, certes trop formel et à approfondir, avec la souveraineté populaire) en gouvernance (pilotage technocratique antipolitique qui suppose la disparition du concept politique de souveraineté, la disparition de toute entité politique).
Le capitalisme na de cesse que dopérer une triple réduction. Une réduction anthropologique : figer lhomme dans un statut de producteur/consommateur et dont les besoins culturels sont gérés dans un sens politiquement anesthésiant par lindustrie mondialisée du divertissement. Limaginaire anthropologique du capitalisme réduit lhomme à ceci : produire et acquérir des produits, la production et la consommation infinies étant tenues pour la finalité de la vie humaine. Une réduction culturelle : figer la culture dans un ordre qui est à la fois celui de lornemental, du divertissant et du consensuel (avec deux buts : empêcher les conflits de classe démerger, et mettre au point les stratégies de communication aptes à légitimer dans lesprit de chacun lordre capitaliste des choses, à le naturaliser, le faire passer pour naturel). Une réduction politique : empêcher la politique dapparaître (par politique, il faut entendre : lappropriation par chacun de la totalité de lespace public, ce qui suppose la disparition de la propriété privée de tout ce qui est public au profit de la propriété collective) en lui substituant un spectacle dérisoire, sur le mode des jeux du cirque, où les gladiateurs sétripent pour quelques privilèges et des ersatz de pouvoir, en travestissant la démocratie en une oligarchie.
Aussi, loin de signifier la démocratisation de la culture, le développement du culturel (prétendument opposé à lélitisme de la culture) procure au capitalisme des forces dauto-protection inédites dans son histoire ; dans le même temps, en opposition avec lidéal émancipateur des Lumières, le culturel abandonne lhomme dans une nuit anthropologique, une nuit intellectuelle et une nuit politique.
Robert Redeker*
la possibilité de la Révolution ?
Par Robert Redeker*
Adolescent, je croyais que la culture et la Révolution étaient deux surs inséparables. Aujourdhui, je dois porter le deuil amer de cette idée. Le mot culture ne gronde plus du tonnerre des révolutions à venir : la culture sest retrouvée orpheline de la politique et de ses combats, des grands soirs et des lendemains qui chantent, du « Temps des cerises » et de lespérance qui sélève au-dessus du chahut des barricades. Lusage contemporain de la culture se manifeste plutôt par la rupture de son lien qui pendant plus dun siècle, de Hugo et Lamartine à Aragon, parut indestructible avec la transformation politique de lhomme et de la société. Et pourtant « Culture » est un des mots magiques du temps mercantile et dépolitique qui est le nôtre.
Un mot décollé de son enjeu anthropologique quest ce que lhomme ? et de son contenu politique. Lusage inflationniste de ce mot est autorisé par une vidange : cest comme si la culture avait été vidée de lhomme autant que de la politique si lon considère, en effet, avec Aristote, que lhomme est « lanimal politique ». Vidangée de lhomme comme être politique, rendue inoffensive, telle est la culture contemporaine ! « Culture » Dans le tapage contemporain ce mot fait office dinstance de légitimation. Les pires traditions acquièrent respectabilité et légitimité dès quon a été réussi parer leur horreur du vocable de « culture », ou de « culturel ». Une ambiance à la Joseph de Maistre (tradition vaut droit) flotte sur cet usage du mot. Pour légitimer le capitalisme, lexploitation, la manipulation mentale, est apparue dans les années quatre-vingts lexpression : « culture dentreprise ». Avec le surgissement de cette formule, lentreprise est devenue plus imperméable à sa critique par laliénation puisque cette même aliénation a pu accéder par ce coup de baguette magique sémantique au statut délément dune culture. De même voit-on la consternante multiplication des messes en occitan (et autres langues régionales) qui ont pour effet de masquer laliénation religieuse en relégitimant celle-ci par la culture : parce que dits en occitan, les offices religieux (aussi dangereux pourtant pour la santé de lintelligence que lorsquils sont dits en latin ou en français) passent frauduleusement, dans limaginaire social, au rang de pratiques subversives et libératrices. La culture joue maintenant un drôle de jeu : remettre en selle le capitalisme et la religion en masquant laliénation.
Les vingt dernières années ont été celles dune importante mutation, rarement signalée : la substitution du culturel à la culture1. Un abîme sépare ces deux univers. Le culturel (abusivement assimilé désormais à la culture) est directement inspiré de la définition socio-ethnologique de la culture (la culture comme mode de vie), et cela en rupture avec sa définition philosophique et littéraire (les humanités). A loccasion de ce retournement le culturel a phagocyté la culture. Quest-ce que le culturel sinon un ogre omnivore qui avale tout sur son passage qui transforme en culturel, sans tri aucun, toute lexpérience des hommes et toute trace de leur civilisation matérielle?
La culture est un principe de déplacement, de déracinement, darrachement, de transformation de soi : par la culture, je deviens un autre. Sur ce versant, même si elle a été dabord aristocratique puis bourgeoise, la culture des humanités est révolutionnaire. Au contraire, le culturel est un principe identificatoire (on quête non le changement mais lidentité), de renforcement de ce qui est : le culturel est par essence conservateur. La culture élève certaines productions et créations humaines au statut duvres, les extrayant par là de la banalité, les séparant de la contingence qui les a vu naître, pour leur attribuer une valeur universelle. Bref, la culture est le produit dun travail de distinction : distinguer certaines créations humaines davec les autres pour leur conférer un statut exceptionnel. A linverse, le culturel est ce qui annule cette distinction, accueillant en son sein tout ce quil rencontre ; cest cette dimension de digestion indifférenciée de tout ce qui peut tomber sous sa juridiction qui a permis au culturel de légitimer, par lapplication de son sceau, lentreprise et les pratiques religieuses. Plus : le culturel annule la culture, il annule ce que nous avons appelé jusquà une époque récente la culture. Dans ce qui est nommé « culturel », cest didentité de soi à soi, de satisfaction de soi, de satisfaction de son identité (personnelle, collective), de fusion émotionnelle avec la communauté, avec le groupe, quil sagit ; alors que la culture dans son acception humaniste, qui implique la création, se meut dans lélément de linquiétude (son moteur ; à cet égard, que lon relise la correspondance de Van Gogh ).
Le culturel rassemble tout sous une même dignité, tout ce que les hommes ont pu produire, créer, écrire, dire, penser ; il nie les séparations, les distinctions, les hiérarchisations, les échelles de valeur. Pourtant, cette apparente ouverture desprit savère trompeuse, finissant par se renverser en son contraire : si tout se vaut, rien ne vaut, autrement dit, si tout est culturel, il ny a plus de culture. Si tout est poésie, il ny a plus de poésie. Ce rabattement de la culture sur son sens socio-ethnologique (le culturel) est le principal facteur (non la cause, qui est idéologique, mais linstrument) de la dissociation entre la culture et la Révolution, et de la dépolitisation de la culture ; en effet, dès que les modes de vie, les traditions, les préjugés ancestraux, la cuisine, la chasse au sanglier, la chasse aux gibiers deau, les habitudes religieuses etc. accèdent au rang de culture, sont élevés au même niveau que les grandes uvres, alors ce qui fut se trouve légitimé à perdurer et lattention se tourne vers un passé quelle cherche à conserver ou à restaurer dans toutes ses dimensions.
Dans ces vingt dernières années, la culture a été rendue inoffensive : civile et polie, policée et conformiste, plutôt que civique et révolutionnaire. Cherchant à rassembler plutôt quà attiser les conflits, quà travailler dans la négativité (au sens marxien de ce concept). Depuis ses origines, le capitalisme exige une culture de la civilité propre à inhiber les révoltes : une culture dépolitisée, une culture faite pour défaire le lien politique (développer un individualisme apolitique de masse), une culture de dépolitique. Une culture du consensus, du rassemblement de tous et de toutes dans la même communion avec « le culturel » (fédérateur) indépendamment des réalités sociales, de la division sociale, de la réalité des intérêts, des oppositions de classe. Le capitalisme veut une culture assurant la fabrication de cet homme définitif, aveugle à tout autre horizon que la continuation à linfini du capitalisme, dont il a besoin pour se prémunir contre léventualité (pourtant inévitable) dêtre un jour historiquement dépassé, remplacé par une autre organisation politique et sociale de la vie humaine. Cest cette culture de dépolitique, de défaite du lien politique, qui sest imposée en deux décennies sous la forme du culturel.
Lhistoire récente de la culture se manifeste ainsi comme étant celle de son instrumentalisation pour la fabrication du consensus (la dénégation de toute altérité politique au système capitaliste-libéral). Le capitalisme poursuit avec une infatigable obstination son projet de fabriquer un certain type dhomme un homme nayant plus mémoire de la possibilité de la Révolution, dune alternative radicale au capitalisme qui est exactement le contraire de lhomme conçu comme « animal politique ». Dans cette perspective, une déconnection anthropologique majeure a été accomplie : l» animal culturel », cette mutation létale du citoyen qui sest développée au cours de toutes ces années désignées par Cornelius Castoriadis comme étant celle des « la montée de linsignifiance », nest plus l « animal politique ». Il y a bien deux usages de la culture : lusage devenu dominant, hégémonique, souvent repris par les dominés et exploités eux-mêmes, qui est lusage dépolitisant (la fabrique de lhomme dépolitisé), et un autre usage, en sommeil aujourdhui, peut-être pour toujours, peut-être en attente dun réveil, capable dexalter la politicité de lhomme. Le premier de ces usages usine du consensus, de la résignation, le second devrait produire du dissensus, de la révolte, matrice de la lutte et de lopposition.
Le dispositif, mis en place dans les années quatre-vingts, de mutation de « la culture » en « le culturel » fut la réponse apportée par le capitalisme au défi suivant : Comment mettre fin à la possibilité de la Révolution ? Il faut insister sur lhabileté de ce dispositif : passer par dessous les classes sociales en exaltant toutes les identités, et passer par dessus en fusionnant ces identités dans des fêtes (dont la fête sur les Champs Elysées le 12 juillet 1998 constitua à la fois le paradigme et la caricature). Le thème du culturel gomme la lutte des classes, il gomme même lexistence de ces classes en lutte, pour, dune part, réaliser un fractionnement identitaire de la population en communautés pré/clasistes et post/classistes, et dautre part structurer un espace fusionnel (à partir des technologies de la fête, de la convivialité) qui articule pacifiquement ces différences identitaires. Ainsi parvient-on à créer larticulation pacifique des identités, la coexistence pacifique entre elles, tout en éliminant la conscience de classe avec le risque de conflit social quelle contient.
La fête est le creuset utilisé pour articuler pacifiquement dans un moment fusionnel ces différences identitaires que lon exaltait, juste auparavant, tout en étouffant le danger du réveil de la lutte des classes. Dans cette opération exaltation des identités suivie de la fusion de ces identités par la fête , le monde ouvrier est perdant dès le départ, dès la substitution de la problématique de lidentité à celle de la lutte des classes. Cette approche de la culture le «culturel » reconnaît toutes les communautés sauf une seule, dont lexistence est tue, la classe sociale dominée, exploitée, le prolétariat. Laction des politiques culturelles menées depuis une vingtaine dannées pourrait être résumée ainsi : fractionner la population en une multitude didentités puis les fusionner toutes en une méta-identité dans laquelle la conscience dappartenir à une classe sociale dominée aura disparue.
Le thème du culturel comme reconnaissance des communautés (qui suit de la rhétorique de lidentité) occulte une seule de ces communautés, la classe sociale, tout particulièrement la classe prolétarienne. Autrement dit, le culturel a servi à conjurer la menace que représente pour lordre capitaliste la conscience de lexistence des classes sociales et de lappartenance à lune de ces classes, la classe prolétarienne. « Classe prolétarienne », ou « classe ouvrière », est devenu le nom interdit dans la communauté interdite dauto-énonciation. Le prolétariat ne parvient même plus à se dire. Le prolétariat na même plus de nom. Ce terrible silence de la classe qui ne sait plus son nom est un effet baîllonnant des politiques culturelles. Donc, le thème du culturel doit être vu sous langle de la politique dissuasion dune prise de conscience dappartenance à la classe prolétarienne. Le culturel incite à la multiplication des prises de conscience communautaristes, identitaires (avec le fractionnement à linfini que cela implique) tout en dissuadant lémergence dune prise de conscience de classe la prolétarienne (qui, si elle ressuscitait, traverserait la plupart de ces fractionnement identitaires en les annulant). On a, par un certain usage du culturel, travaillé le prolétariat pour quil nait plus conscience de son existence en tant que classe, doù il suit bien sûr quil ne peut plus avoir daction politique.
Une culture ludique, festive (pensons aux fêtes médiévales, fêtes du terroir, etc ) nous inocule subtilement les réflexes de la société libérale-capitaliste de marché. Ou plutôt : elle nous contamine lesprit du marché. Cest lesprit du marché que lon respire dans tous ses rassemblements, des inévitables fêtes médiévales aux fêtes provoquées par les victoires sportives ; je me souviens des manifestations de naguère où lon respirait lesprit de la Révolution, je constate que dans tous les événements culturels actuels, parades de tous poils, cest lesprit du marché qui essaie de rentrer dans nos poumons afin par la suite dinspirer tous les actes de nos vies. Nous sommes sous le coup dune double disparition : dune part, celle dune culture qui individualise vraiment (ni qui atomise ni qui fusionne or, le culturel, acoquiné avec lesprit de la marchandise, sessaie à nous atomiser et à nous fusionner à la fois, comme dans les hypermarchés, construisant un faux individualisme, latomisme de marché, et une illusion de peuple), et, dautre part, celle dune culture politique par laquelle on politise la culture.
La transformation de « la » culture en « le » culturel - la dépolitisation de la culture - sest accompagnée de la dépolitisation de la politique elle-même. La dépolitisation de la politique sopère par la transformation du gouvernement (qui avait un rapport, certes trop formel et à approfondir, avec la souveraineté populaire) en gouvernance (pilotage technocratique antipolitique qui suppose la disparition du concept politique de souveraineté, la disparition de toute entité politique).
Le capitalisme na de cesse que dopérer une triple réduction. Une réduction anthropologique : figer lhomme dans un statut de producteur/consommateur et dont les besoins culturels sont gérés dans un sens politiquement anesthésiant par lindustrie mondialisée du divertissement. Limaginaire anthropologique du capitalisme réduit lhomme à ceci : produire et acquérir des produits, la production et la consommation infinies étant tenues pour la finalité de la vie humaine. Une réduction culturelle : figer la culture dans un ordre qui est à la fois celui de lornemental, du divertissant et du consensuel (avec deux buts : empêcher les conflits de classe démerger, et mettre au point les stratégies de communication aptes à légitimer dans lesprit de chacun lordre capitaliste des choses, à le naturaliser, le faire passer pour naturel). Une réduction politique : empêcher la politique dapparaître (par politique, il faut entendre : lappropriation par chacun de la totalité de lespace public, ce qui suppose la disparition de la propriété privée de tout ce qui est public au profit de la propriété collective) en lui substituant un spectacle dérisoire, sur le mode des jeux du cirque, où les gladiateurs sétripent pour quelques privilèges et des ersatz de pouvoir, en travestissant la démocratie en une oligarchie.
Aussi, loin de signifier la démocratisation de la culture, le développement du culturel (prétendument opposé à lélitisme de la culture) procure au capitalisme des forces dauto-protection inédites dans son histoire ; dans le même temps, en opposition avec lidéal émancipateur des Lumières, le culturel abandonne lhomme dans une nuit anthropologique, une nuit intellectuelle et une nuit politique.
Robert Redeker*
* Philosophe, membre du comité de rédaction des Temps Modernes. Derniers ouvrages parus : Aux armes citoyens (Bérénice, 2000), Philosopher 2 (en collaboration, Fayard 2000). A paraître : Le Déshumain (Editions Itinéraires, 2000).
(1) Le vocabulaire, entre « culture » et « culturel » aurait pu être inversé. Mais « culturel » est le mot (adjectif se changeant en nom : « le culturel ») qui sest imposé, souvent par auto-dénomination, ces vingt dernières années pour désigner la configuration ici critiquée. Voir : Claude Mollard, Le 5e pouvoir (Armand Colin, 2000), Philippe Poirier, LEtat de la culture en France au XXe siècle (Livre de Poche, 2000), et Serge Graziani, La Communication culturelle de lEtat (PUF,2000).
(1) Le vocabulaire, entre « culture » et « culturel » aurait pu être inversé. Mais « culturel » est le mot (adjectif se changeant en nom : « le culturel ») qui sest imposé, souvent par auto-dénomination, ces vingt dernières années pour désigner la configuration ici critiquée. Voir : Claude Mollard, Le 5e pouvoir (Armand Colin, 2000), Philippe Poirier, LEtat de la culture en France au XXe siècle (Livre de Poche, 2000), et Serge Graziani, La Communication culturelle de lEtat (PUF,2000).