Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
par Claude Corman
Imprimer l'articleRythmes et Arythmies damour
Au-dessus de leurs têtes, les nuages bourgeonnent, de plus en plus noirs et épais. On dirait des ogres qui dévorent la peau du Ciel à toute vitesse. Lair est moite et collant comme une ventouse. Les corbeaux et les merles se taisent. Des genêts éclatants de lumière dorée attendent résignés lombre en marche qui déploie ses colonnes armées. R et J se font face, mais tout comme la nature inquiète et immobile attend sa délivrance de la pluie promise, ils nosent pas bouger. Heureusement le vent sest levé, dabord par brèves rafales puis sa plainte continue a ranimé la terre et ses créatures apeurées. Lherbe sest secouée, sest tordue comme une crinière de cheval au galop et a sifflé. Les corbeaux se sont envolés sur les champs noircis par lorage. R et J sentent battre leurs curs de plus en plus fort. Le sang bouillonne et dévale à gros flots dans leurs poitrines juvéniles et étroites. On dirait un fleuve gonflé par des
crues inhabituelles. Affolés, sauvages, ivres, leurs rythmes cardiaques sépousent, sunifient... Cest comme si une unique pulsation les faisait vivre lun avec lautre, lun pour lautre, de plus en plus vite. Au loin, le tonnerre roule des sons lourds et pesants. Quand leau enfin se met à tomber et ruisselle sur leurs lèvres, les battements de leurs curs sapaisent. Le sang regagne le lit des vaisseaux. La terre qui fume sous les écorchures répétées de la pluie fredonne une chanson damour.
Par le cur, la vie des hommes est discontinue, pulsée. Une systole, une diastole, un battement, un repos... Ordinairement, nous ne ressentons pas cet enchaînement de discontinuités. Nous croyons que le temps cardiaque est continu et que la vie nest pas une pulsation, quelle jaillit en permanence. Pourtant, rien nest moins vrai. Chaque battement constitue un phénomène à part. Et ce nest pas parce que mon cur bat maintenant quil va battre à nouveau dans une seconde.
En général, nous avons un rythme régulier, le rythme sinusal. Ce rythme nest pas stable, il varie en fonction des besoins de lorganisme et des situations de la vie (effort physique, émotions amoureuses, digestion, sommeil, abus de bière ou de mojito). Cette nécessaire et féconde irrégularité du rythme cardiaque est modulée par deux systèmes concurrents, le « vague » qui est un système dépargne et de repos et le « sympathique » qui est mis en jeu dans les stress et les actions. Chez nos jeunes amoureux, la vie jaillit vite, explosive comme une éruption volcanique. Sous leffet des catécholamines « sympathiques » libérées par le tumulte des sens et/ou des sentiments, ils sentent leurs curs cogner comme une percussion de Richie Havens ou la cadence daccostage des galères dans Ben Hur. Mais ils savent pourquoi. Et cest précisément ce qui ne les effraie pas.
2
- R : Est-ce que vous avez vu la Marche du siècle sur la séduction, lamour et la fidélité ?
- Les autres : Non !
- R : Malgré un plateau dinvités des plus éclectiques, chacun disait à peu près la même chose : peu importe qui est qui, si lon saime. Les barrières du sexe, de lâge, de la culture, de la religion ont volé en éclats à lâge de « lamour démocratique ». Onfray et Di Falco, le libertaire et le chrétien se sont même trouvé un allié commun providentiel, le bonheur !
- Les autres : Et alors, ça te paraît si con que ça , lidée de bonheur !
- R, buvant son troisième Picon-bière : Derrida a parlé à propos dun autre type de confrontation - mais lidée est voisine - de stratégie de lévitement. Plus on sollicite spectaculairement la confrontation, et plus on est à peu près sûr quil ne se passera rien. Sauf lévitement ! Et dans le cas de lémission de Field, le bonheur est la clé de lévitement. On ne se risque plus à évoquer la pédérastie athénienne ou limmoralisme de Gide. Personne ne convoque Foucault à table sur les dispositifs de pouvoir qui traversent lhistoire de la sexualité. Chacun accepte poliment le bricolage gentil des liaisons comme on parlerait de sauces et de condiments. Finis les héritages, bons ou mauvais. Nous sommes dorénavant dans des stratégies juridiques et techniques qui saisissent les aspirations au bonheur des hommes, dans leur grande diversité.
- P : Mais quest-ce qui tirrite donc de la sorte ? Cest plutôt bien que la Loi ou la science évitent à certaines minorités sexuelles de subir les anciens rapports de domestication et dhumiliation et quun peu dautonomie et de reconnaissance lemportent sur la souffrance et le désarroi. Et cest quand même bien mieux que ta Bible qui traitait ladultère, lhomosexualité ou la zoophilie comme des perversions égales.
- R : Mais il ne sagit pas de ça ! Non, ce qui me dérange, cest ce postulat du bonheur individuel qui sadmet enfin dans ses innombrables singularités mais qui fait peu cas dans le même temps du malheur des autres. Autrement dit, - et R but un quatrième Picon-bière - la société admet toutes les recombinaisons de couples et de familles possibles, à condition de ne pas troubler la notion denclos conjugal heureux, douillet, satisfait. En écoutant Field et ses invités roucouler ensemble, jai « doublé » lapostrophe dÉluard : tout couple satisfait (quil soit vieux hétéro ou jeune homo) est une paire de brutes.
- Tu as encore trop bu, dit la femme de R.
Et cétait vrai. Il tituba en se levant.
Dans la chambre plus tard, R eut un spasme prolongé et infructueux du pylor. Aucun vomissement ne soulagea sa tripe nouée. Au contraire. Une apnée douloureuse de près dune minute fit perler à son front des gouttes dangoisse. Quand R reprit enfin sa respiration, il se sentit drôle. Son cur battait très vite et irrégulièrement. Quand il se coucha, il comprit quil était en arythmie complète. Cest comme sil avait vingt moteurs qui se disputaient le contrôle de sa cage thoracique. Il prit neuf Cordarone sans succès. Ce nest quau petit matin, dans la salle de bains, quil retrouva un rythme stable. Il décida sur le champ de proscrire définitivement le Picon. Et à ce jour, malgré des bitures fréquentes
et lactive solidarité dun certain nombre de Passants, R na pas eu de récidive de fibrillation auriculaire...
3
Lhomme regarde la femme quil aime depuis si longtemps. Cest le matin. Par la fenêtre ouverte de la chambre, les odeurs de nature fraîche et les chants doiseaux fêtent larrivée dun nouveau jour.
Lhomme na pas su répondre aux caresses de la femme. Encore une fois. Des bisous de tendresse qui ne maquillent rien. Le corps de la femme soupire, se désenchante et se retourne. Lhomme ressent la vanité de son corps aussi clairement que Salomon déplorait la vanité dun monde qui ne sait pas inventer dautres soleils. Le même toit, le même soleil... Dans la chambre, le silence sest fait. Mais loffense est là qui emplit chaque recoin de la pièce. La brutalité, la violence, la crudité des reproches quils échangeaient encore hier tendent désormais la main au cantique silencieux de la désillusion. Linverse de la joie des oiseaux qui carillonnent à tue-tête dehors. Dans la tête de lhomme, se bousculent toutes sortes de raisons. Mais aucune ne convient, aucune nest assez forte pour franchir le mur du silence qui sépare les deux corps nus. La femme a pris un livre, sest retournée. Peut-être pleure-t-elle ou sest-elle résignée ! Mais comment pourrait-elle laisser son corps sans étreinte, sans amour ? Les bisous honteux et apeurés de lhomme sur son cou empestent la petite honte des virilités alanguies. Comment redessiner le sourire du bonheur sur les lèvres de la femme. Lhomme ne sait pas trouver les mots justes et réconfortants, il bafouille des excuses de collégien. La femme se raidit, le regarde en coin. La petite musique des mots de lhomme si maladroitement dits ne rachète pas son odieuse timidité charnelle. Elle sen agace et lhomme soupire. Peu de choses nous consolent, car peu de choses nous affligent ! disait Pascal. Est-il possible que la femme à ses côtés ne soit pas affligée de la morne imbécilité du corps de lhomme, ne souhaite pas de toute son âme être consolée ? A-t-elle en tête dautres solutions ? Lhomme se sent de plus en plus vain. Il na plus de réponse. Il est comme un petit enfant qui ne sait pas se faire pardonner ou comme un vieillard qui nattend plus rien. De toutes façons, il nest pas dans le bon tempo. Il prend une large respiration. Il a un goût amer dans la bouche, comme sil avait sifflé la veille une sale gnôle frelatée... Il sent une suffocante pesanteur au creux du ventre. Son cur bat lourdement. Trop lourdement. Il veut serrer la main de la femme, lui dire merci, je taime. Une dernière fois. Mais il ne peut plus bouger. Le goût amer et fielleux de la nausée se mêle aux frais parfums végétaux dune matinée dété naissante. Lhomme ne sent plus la vie autour.
Le cur de lhomme bat chaotiquement puis de plus en plus vite. Lhomme ne ressent plus rien. Les chants doiseaux éclatent au dehors. La matinée est vive et ensoleillée.
Quand la femme sest retournée, lhomme était déjà mort.
La remarquable architecture syncitiale du muscle cardiaque et lalternance rythmique du travail et du repos dans la systole et de la diastole sont autant de cadeaux que la nature a fait au cur humain. Mais le cur a un tendon dAchille : larythmie ventriculaire. Les innombrables unités motrices du cur se contractent subitement de manière anarchique. Les battements ventriculaires désorganisés, trop rapides et inefficaces ne chassent plus le sang vers laorte. Le débit cardiaque seffondre. Et le pire survient, car la fibrillation ventriculaire ne sait pas sauto-arrêter. Si nous perdons lautomatisme sinusal, des systèmes de suppléance assurent vaille que vaille la commande électrique du cur. En revanche, nous ne disposons daucun mécanisme de défibrillation physiologique et en labsence dun choc électrique délivré très rapidement, nous mourons. Bien sûr, de nombreux facteurs facilitent la survenue dune fibrillation ventriculaire et en particulier une mauvaise oxygénation du cur. Mais on ne saurait pour autant fuir cette évidence : la géniale trouvaille dun muscle qui ne sarrête jamais de travailler parce quil nen finit pas symétriquement de se reposer nous soumet au risque dun dérèglement brutal et mortel du rythme cardiaque. Les vieux maîtres de la Cabale avaient coutume de dire que si lhomme mourait généralement par en-bas, cest-à-dire par le fait dune lésion viscérale, cest dabord par en haut - par la tête - que lhomme se rendait à la mort. Cela ne veut pas dire que si lhomme qui perd son appétit de vivre, son conatus, sa libido ou sa concupiscence (selon que lon préfère Spinoza, Freud ou Pascal) va automatiquement mourir. Mais cela sous-entend que lhomme au cur trop lourd, qui a égaré sa joie est plus quun autre exposé à la mort et dans notre histoire à la survenue dune arythmie mortelle, fulgurante comme un coup de tonnerre. Mais ce nest quune histoire...
crues inhabituelles. Affolés, sauvages, ivres, leurs rythmes cardiaques sépousent, sunifient... Cest comme si une unique pulsation les faisait vivre lun avec lautre, lun pour lautre, de plus en plus vite. Au loin, le tonnerre roule des sons lourds et pesants. Quand leau enfin se met à tomber et ruisselle sur leurs lèvres, les battements de leurs curs sapaisent. Le sang regagne le lit des vaisseaux. La terre qui fume sous les écorchures répétées de la pluie fredonne une chanson damour.
Par le cur, la vie des hommes est discontinue, pulsée. Une systole, une diastole, un battement, un repos... Ordinairement, nous ne ressentons pas cet enchaînement de discontinuités. Nous croyons que le temps cardiaque est continu et que la vie nest pas une pulsation, quelle jaillit en permanence. Pourtant, rien nest moins vrai. Chaque battement constitue un phénomène à part. Et ce nest pas parce que mon cur bat maintenant quil va battre à nouveau dans une seconde.
En général, nous avons un rythme régulier, le rythme sinusal. Ce rythme nest pas stable, il varie en fonction des besoins de lorganisme et des situations de la vie (effort physique, émotions amoureuses, digestion, sommeil, abus de bière ou de mojito). Cette nécessaire et féconde irrégularité du rythme cardiaque est modulée par deux systèmes concurrents, le « vague » qui est un système dépargne et de repos et le « sympathique » qui est mis en jeu dans les stress et les actions. Chez nos jeunes amoureux, la vie jaillit vite, explosive comme une éruption volcanique. Sous leffet des catécholamines « sympathiques » libérées par le tumulte des sens et/ou des sentiments, ils sentent leurs curs cogner comme une percussion de Richie Havens ou la cadence daccostage des galères dans Ben Hur. Mais ils savent pourquoi. Et cest précisément ce qui ne les effraie pas.
2
- R : Est-ce que vous avez vu la Marche du siècle sur la séduction, lamour et la fidélité ?
- Les autres : Non !
- R : Malgré un plateau dinvités des plus éclectiques, chacun disait à peu près la même chose : peu importe qui est qui, si lon saime. Les barrières du sexe, de lâge, de la culture, de la religion ont volé en éclats à lâge de « lamour démocratique ». Onfray et Di Falco, le libertaire et le chrétien se sont même trouvé un allié commun providentiel, le bonheur !
- Les autres : Et alors, ça te paraît si con que ça , lidée de bonheur !
- R, buvant son troisième Picon-bière : Derrida a parlé à propos dun autre type de confrontation - mais lidée est voisine - de stratégie de lévitement. Plus on sollicite spectaculairement la confrontation, et plus on est à peu près sûr quil ne se passera rien. Sauf lévitement ! Et dans le cas de lémission de Field, le bonheur est la clé de lévitement. On ne se risque plus à évoquer la pédérastie athénienne ou limmoralisme de Gide. Personne ne convoque Foucault à table sur les dispositifs de pouvoir qui traversent lhistoire de la sexualité. Chacun accepte poliment le bricolage gentil des liaisons comme on parlerait de sauces et de condiments. Finis les héritages, bons ou mauvais. Nous sommes dorénavant dans des stratégies juridiques et techniques qui saisissent les aspirations au bonheur des hommes, dans leur grande diversité.
- P : Mais quest-ce qui tirrite donc de la sorte ? Cest plutôt bien que la Loi ou la science évitent à certaines minorités sexuelles de subir les anciens rapports de domestication et dhumiliation et quun peu dautonomie et de reconnaissance lemportent sur la souffrance et le désarroi. Et cest quand même bien mieux que ta Bible qui traitait ladultère, lhomosexualité ou la zoophilie comme des perversions égales.
- R : Mais il ne sagit pas de ça ! Non, ce qui me dérange, cest ce postulat du bonheur individuel qui sadmet enfin dans ses innombrables singularités mais qui fait peu cas dans le même temps du malheur des autres. Autrement dit, - et R but un quatrième Picon-bière - la société admet toutes les recombinaisons de couples et de familles possibles, à condition de ne pas troubler la notion denclos conjugal heureux, douillet, satisfait. En écoutant Field et ses invités roucouler ensemble, jai « doublé » lapostrophe dÉluard : tout couple satisfait (quil soit vieux hétéro ou jeune homo) est une paire de brutes.
- Tu as encore trop bu, dit la femme de R.
Et cétait vrai. Il tituba en se levant.
Dans la chambre plus tard, R eut un spasme prolongé et infructueux du pylor. Aucun vomissement ne soulagea sa tripe nouée. Au contraire. Une apnée douloureuse de près dune minute fit perler à son front des gouttes dangoisse. Quand R reprit enfin sa respiration, il se sentit drôle. Son cur battait très vite et irrégulièrement. Quand il se coucha, il comprit quil était en arythmie complète. Cest comme sil avait vingt moteurs qui se disputaient le contrôle de sa cage thoracique. Il prit neuf Cordarone sans succès. Ce nest quau petit matin, dans la salle de bains, quil retrouva un rythme stable. Il décida sur le champ de proscrire définitivement le Picon. Et à ce jour, malgré des bitures fréquentes
et lactive solidarité dun certain nombre de Passants, R na pas eu de récidive de fibrillation auriculaire...
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Lhomme regarde la femme quil aime depuis si longtemps. Cest le matin. Par la fenêtre ouverte de la chambre, les odeurs de nature fraîche et les chants doiseaux fêtent larrivée dun nouveau jour.
Lhomme na pas su répondre aux caresses de la femme. Encore une fois. Des bisous de tendresse qui ne maquillent rien. Le corps de la femme soupire, se désenchante et se retourne. Lhomme ressent la vanité de son corps aussi clairement que Salomon déplorait la vanité dun monde qui ne sait pas inventer dautres soleils. Le même toit, le même soleil... Dans la chambre, le silence sest fait. Mais loffense est là qui emplit chaque recoin de la pièce. La brutalité, la violence, la crudité des reproches quils échangeaient encore hier tendent désormais la main au cantique silencieux de la désillusion. Linverse de la joie des oiseaux qui carillonnent à tue-tête dehors. Dans la tête de lhomme, se bousculent toutes sortes de raisons. Mais aucune ne convient, aucune nest assez forte pour franchir le mur du silence qui sépare les deux corps nus. La femme a pris un livre, sest retournée. Peut-être pleure-t-elle ou sest-elle résignée ! Mais comment pourrait-elle laisser son corps sans étreinte, sans amour ? Les bisous honteux et apeurés de lhomme sur son cou empestent la petite honte des virilités alanguies. Comment redessiner le sourire du bonheur sur les lèvres de la femme. Lhomme ne sait pas trouver les mots justes et réconfortants, il bafouille des excuses de collégien. La femme se raidit, le regarde en coin. La petite musique des mots de lhomme si maladroitement dits ne rachète pas son odieuse timidité charnelle. Elle sen agace et lhomme soupire. Peu de choses nous consolent, car peu de choses nous affligent ! disait Pascal. Est-il possible que la femme à ses côtés ne soit pas affligée de la morne imbécilité du corps de lhomme, ne souhaite pas de toute son âme être consolée ? A-t-elle en tête dautres solutions ? Lhomme se sent de plus en plus vain. Il na plus de réponse. Il est comme un petit enfant qui ne sait pas se faire pardonner ou comme un vieillard qui nattend plus rien. De toutes façons, il nest pas dans le bon tempo. Il prend une large respiration. Il a un goût amer dans la bouche, comme sil avait sifflé la veille une sale gnôle frelatée... Il sent une suffocante pesanteur au creux du ventre. Son cur bat lourdement. Trop lourdement. Il veut serrer la main de la femme, lui dire merci, je taime. Une dernière fois. Mais il ne peut plus bouger. Le goût amer et fielleux de la nausée se mêle aux frais parfums végétaux dune matinée dété naissante. Lhomme ne sent plus la vie autour.
Le cur de lhomme bat chaotiquement puis de plus en plus vite. Lhomme ne ressent plus rien. Les chants doiseaux éclatent au dehors. La matinée est vive et ensoleillée.
Quand la femme sest retournée, lhomme était déjà mort.
La remarquable architecture syncitiale du muscle cardiaque et lalternance rythmique du travail et du repos dans la systole et de la diastole sont autant de cadeaux que la nature a fait au cur humain. Mais le cur a un tendon dAchille : larythmie ventriculaire. Les innombrables unités motrices du cur se contractent subitement de manière anarchique. Les battements ventriculaires désorganisés, trop rapides et inefficaces ne chassent plus le sang vers laorte. Le débit cardiaque seffondre. Et le pire survient, car la fibrillation ventriculaire ne sait pas sauto-arrêter. Si nous perdons lautomatisme sinusal, des systèmes de suppléance assurent vaille que vaille la commande électrique du cur. En revanche, nous ne disposons daucun mécanisme de défibrillation physiologique et en labsence dun choc électrique délivré très rapidement, nous mourons. Bien sûr, de nombreux facteurs facilitent la survenue dune fibrillation ventriculaire et en particulier une mauvaise oxygénation du cur. Mais on ne saurait pour autant fuir cette évidence : la géniale trouvaille dun muscle qui ne sarrête jamais de travailler parce quil nen finit pas symétriquement de se reposer nous soumet au risque dun dérèglement brutal et mortel du rythme cardiaque. Les vieux maîtres de la Cabale avaient coutume de dire que si lhomme mourait généralement par en-bas, cest-à-dire par le fait dune lésion viscérale, cest dabord par en haut - par la tête - que lhomme se rendait à la mort. Cela ne veut pas dire que si lhomme qui perd son appétit de vivre, son conatus, sa libido ou sa concupiscence (selon que lon préfère Spinoza, Freud ou Pascal) va automatiquement mourir. Mais cela sous-entend que lhomme au cur trop lourd, qui a égaré sa joie est plus quun autre exposé à la mort et dans notre histoire à la survenue dune arythmie mortelle, fulgurante comme un coup de tonnerre. Mais ce nest quune histoire...