Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
par Patrick Baudry
Imprimer l'articleCassettes X
Il nest plus possible dignorer la présence des images pornographiques. Panonceaux du marchand de journaux, affichettes « sauvages » placés partout dans la ville, émissions de télévision où lon débat du phénomène, présences sur les plateaux ou dans les studios de radio de hardeurs ou de hardeuses
de multiples façons on nous parle de ce qui sest constitué comme genre à part entière et qui participe de nos modes de vie.
La pornographie nest plus réservée à des circuits clandestins et les stratégies de secret ne sont pas nécessaires pour se procurer un film dont la clientèle nest pas constituée tout exclusivement de gens pervers. Des revues féminines peuvent recommander la cassette X pour réveiller une sexualité conjugale qui serait gagnée par la monotonie. Les femmes ne se tiennent pas à lécart dun spectacle dont on sait quil est fait « par » et « pour » des hommes. La sexualité « visuelle » que diffuse le porno nest pas compensatoire : elle est additionnelle. Elle sajoute à la sexualité relationnelle. Résumons : il ny a plus à chercher limage X, cest elle qui nous trouve jusque dans nos parcours les plus quotidiens ; et cette image est devenue un point privilégié dobservation du social.
Celui qui soppose au porno peut être un moraliste réactionnaire. Mais le « pro-porno » peut, en reprenant des thèses non pas libertaires, mais libérales, être le nouveau moraliste du sexe bien géré, sain et hygiénique. Le porno présente tout à la fois une face subversive et un aspect conformiste. En fait être contre ou pour le porno na guère plus de sens que dêtre pour ou contre les mouches ou les arbres. On peut longtemps tourner en rond en débattant de la libération ou de laliénation dont limage X serait porteuse. Et la difficulté est de savoir quoi dire et quoi faire dune imagerie fluide où se combinent en proportions variables le plaisir et labrutissement mortifère.
La pornographie ne doit pas être évaluée sous le seul angle de la sexualité. Elle est typique dune imagerie diffuse dans la société daujourdhui, caractérisée par la nullité des récits (ou leur quasi annulation), une ambiance où mêle de lintérêt et de lennui. Une imagerie qui ne renvoie pas à ce monde, mais qui fonctionne comme « monde-image », quasi indifférent à nos attitudes et nourrissant notre propre indifférence. Si lon tolère mieux aujourdhui que dans les années 1970 ou 1980 la pornographie, ce nest pas seulement parce quon a « évolué », parce que le « tabou du sexe » serait tombé. Mais parce que le rapport à limage médiatique comprend limagerie pornographique. Ou, pour le dire autrement, parce que lil quon nous fabrique sest habitué à voir un type dimages (sit-coms nuls, clip creux, pubs dérisoires, journaux télévisés mettant tout à plat en parodiant linformation), dont limage X fait partie. Les consommateurs de X le disent bien : on peut se lever, faire un tour dans lappartement et revenir de temps en temps pour voir « où ils en sont », on peut accélérer limage, voir la cassette dans les deux sens. Cela na aucune importance. La nullité des films permet ce confort. Le X est le premier genre filmographique qui fasse de la nullité lun de ses ingrédients majeurs. Et qui réussisse à faire de la nullité non pas un défaut mais lun des éléments qui entre dans le rapport qualitatif quon entretient avec lui.
Dans les années 1970, des réalisateurs pouvaient dire quils contestaient les valeurs de la société bourgeoise. Il sagissait de libération, de retour du corps ou au corps, comme si celui-ci devait être le lieu dun changement de vie, le moyen dune mutation radicale des sociétés. Par le sexuel, il sagissait dobliger à dautres rapports entre les hommes. En lieu et place des conventions qui bridaient lexpression des sentiments, il fallait que le corps se montre, quil parle, quil dise le désir inviscéré au plus profond de chacun dune autre vie et dun monde autre. Si la contestation politique ne pouvait suffire, il fallait radicaliser les refus et les exigences. Gigantesque mouvement où se mêlent (mais on ne saurait tout confondre bien sûr) : les mouvements des femmes, les rebirths adaptés au monde de lentreprise, les mysticismes néo-libéraux, le plaisir du corps nu et sa retraduction dans la logique toute publicitaire de « la fraîcheur de vivre »
Avec le passage à la vidéo dans les années 1980 - le porno aura largement contribué au lancement du magnétoscope - on entre dans une phase dindustrialisation. Les films sont de plus en plus normés, stéréotypés, réalisés comme des produits standards. Hyper éclairage du vingt heures, super démonstration du « piston », éjaculation sportive (surtout dans les trous de nez de lactrice dont le professionnalisme et la disponibilité laissent entendre que le « plus vieux métier du monde » (soi-disant) a fort à faire avec « la nature » de la femme. La pornographie correspond massivement à la logique dune société néo-libérale. Elle participe dune déshumanisation du rapport entretenu avec la sexualité. Elle met en scène une industrialisation du corps. Le sexuel y relève du machinique, du robotique, de la performance.
Les hardeurs et les hardeuses ne sont pas des gens qui « font lamour ». Ils savent faire du faire lamour, ce qui na rien à voir* (et ce en quoi il sagit bien dun métier, contrairement à lidée selon laquelle ces acteurs ne feraient rien dautre que ce que chacun sait faire). Faire lamour, cest sans doute une « technique du corps », au sens où Marcel Mauss en avait forgé lexpression. Et lon peut admettre quà force de forger lon devient meilleur forgeron. Mais ici le sexe devient ici un processus, une technicité. Le sexe nest plus un événement humain. La capacité technologique de lacteur machine se perfectionne. Ainsi assiste-t-on dans les années 1990 à la perpétuelle surenchère de loutrance pornographique : le sexuel sy trouve tellement parodié quon se situe peut-être au-delà du sexuel. Doù la fascination qui séprouve devant ses images. Lexcitation nest pas la seule émotion provoquée. Doù aussi peut-être le caractère fortement ambigu de ces images : qui à la fois sont sexuelles et nous « délivrent » du sexuel, en « lexprimant », en le situant sur écran. A lémotion de lexcitation de la sexualité relationnelle, se substitue la sensation hallucinatoire dun sexe visualisé.
En ce sens, le porno participe aussi du pseudo retour au corps qui caractérise notre société. On passe du corps avec ce que cela comprend dhumanité, de vulnérabilité, de secret et dinquiétude à la « forme corporelle » avec ce que cela comporte de précision, dexactitude, de compétence et de maîtrise. Nest-ce pas lindustrie du sexe qui pilote lidéologie du sexe à voir et à savoir ? Est-ce Lene Boerglum, présidente des productions Pussy Power (secteur de Zentropa, société de production de Lars von Trier), qui va contribuer depuis lintérieur du monde du X, a en modifier la donne ? Faut-il du porno « pour femmes » ? Et en quoi diffèrerait-il vraiment de ce qui sest constitué comme bastion ? Autant de questions qui montrent, ici comme ailleurs, lenjeu dune mise en débat des images qui circulent devant nos yeux, et dont la « perfection » consisterait notamment à nous faire taire.
La pornographie nest plus réservée à des circuits clandestins et les stratégies de secret ne sont pas nécessaires pour se procurer un film dont la clientèle nest pas constituée tout exclusivement de gens pervers. Des revues féminines peuvent recommander la cassette X pour réveiller une sexualité conjugale qui serait gagnée par la monotonie. Les femmes ne se tiennent pas à lécart dun spectacle dont on sait quil est fait « par » et « pour » des hommes. La sexualité « visuelle » que diffuse le porno nest pas compensatoire : elle est additionnelle. Elle sajoute à la sexualité relationnelle. Résumons : il ny a plus à chercher limage X, cest elle qui nous trouve jusque dans nos parcours les plus quotidiens ; et cette image est devenue un point privilégié dobservation du social.
Celui qui soppose au porno peut être un moraliste réactionnaire. Mais le « pro-porno » peut, en reprenant des thèses non pas libertaires, mais libérales, être le nouveau moraliste du sexe bien géré, sain et hygiénique. Le porno présente tout à la fois une face subversive et un aspect conformiste. En fait être contre ou pour le porno na guère plus de sens que dêtre pour ou contre les mouches ou les arbres. On peut longtemps tourner en rond en débattant de la libération ou de laliénation dont limage X serait porteuse. Et la difficulté est de savoir quoi dire et quoi faire dune imagerie fluide où se combinent en proportions variables le plaisir et labrutissement mortifère.
La pornographie ne doit pas être évaluée sous le seul angle de la sexualité. Elle est typique dune imagerie diffuse dans la société daujourdhui, caractérisée par la nullité des récits (ou leur quasi annulation), une ambiance où mêle de lintérêt et de lennui. Une imagerie qui ne renvoie pas à ce monde, mais qui fonctionne comme « monde-image », quasi indifférent à nos attitudes et nourrissant notre propre indifférence. Si lon tolère mieux aujourdhui que dans les années 1970 ou 1980 la pornographie, ce nest pas seulement parce quon a « évolué », parce que le « tabou du sexe » serait tombé. Mais parce que le rapport à limage médiatique comprend limagerie pornographique. Ou, pour le dire autrement, parce que lil quon nous fabrique sest habitué à voir un type dimages (sit-coms nuls, clip creux, pubs dérisoires, journaux télévisés mettant tout à plat en parodiant linformation), dont limage X fait partie. Les consommateurs de X le disent bien : on peut se lever, faire un tour dans lappartement et revenir de temps en temps pour voir « où ils en sont », on peut accélérer limage, voir la cassette dans les deux sens. Cela na aucune importance. La nullité des films permet ce confort. Le X est le premier genre filmographique qui fasse de la nullité lun de ses ingrédients majeurs. Et qui réussisse à faire de la nullité non pas un défaut mais lun des éléments qui entre dans le rapport qualitatif quon entretient avec lui.
Dans les années 1970, des réalisateurs pouvaient dire quils contestaient les valeurs de la société bourgeoise. Il sagissait de libération, de retour du corps ou au corps, comme si celui-ci devait être le lieu dun changement de vie, le moyen dune mutation radicale des sociétés. Par le sexuel, il sagissait dobliger à dautres rapports entre les hommes. En lieu et place des conventions qui bridaient lexpression des sentiments, il fallait que le corps se montre, quil parle, quil dise le désir inviscéré au plus profond de chacun dune autre vie et dun monde autre. Si la contestation politique ne pouvait suffire, il fallait radicaliser les refus et les exigences. Gigantesque mouvement où se mêlent (mais on ne saurait tout confondre bien sûr) : les mouvements des femmes, les rebirths adaptés au monde de lentreprise, les mysticismes néo-libéraux, le plaisir du corps nu et sa retraduction dans la logique toute publicitaire de « la fraîcheur de vivre »
Avec le passage à la vidéo dans les années 1980 - le porno aura largement contribué au lancement du magnétoscope - on entre dans une phase dindustrialisation. Les films sont de plus en plus normés, stéréotypés, réalisés comme des produits standards. Hyper éclairage du vingt heures, super démonstration du « piston », éjaculation sportive (surtout dans les trous de nez de lactrice dont le professionnalisme et la disponibilité laissent entendre que le « plus vieux métier du monde » (soi-disant) a fort à faire avec « la nature » de la femme. La pornographie correspond massivement à la logique dune société néo-libérale. Elle participe dune déshumanisation du rapport entretenu avec la sexualité. Elle met en scène une industrialisation du corps. Le sexuel y relève du machinique, du robotique, de la performance.
Les hardeurs et les hardeuses ne sont pas des gens qui « font lamour ». Ils savent faire du faire lamour, ce qui na rien à voir* (et ce en quoi il sagit bien dun métier, contrairement à lidée selon laquelle ces acteurs ne feraient rien dautre que ce que chacun sait faire). Faire lamour, cest sans doute une « technique du corps », au sens où Marcel Mauss en avait forgé lexpression. Et lon peut admettre quà force de forger lon devient meilleur forgeron. Mais ici le sexe devient ici un processus, une technicité. Le sexe nest plus un événement humain. La capacité technologique de lacteur machine se perfectionne. Ainsi assiste-t-on dans les années 1990 à la perpétuelle surenchère de loutrance pornographique : le sexuel sy trouve tellement parodié quon se situe peut-être au-delà du sexuel. Doù la fascination qui séprouve devant ses images. Lexcitation nest pas la seule émotion provoquée. Doù aussi peut-être le caractère fortement ambigu de ces images : qui à la fois sont sexuelles et nous « délivrent » du sexuel, en « lexprimant », en le situant sur écran. A lémotion de lexcitation de la sexualité relationnelle, se substitue la sensation hallucinatoire dun sexe visualisé.
En ce sens, le porno participe aussi du pseudo retour au corps qui caractérise notre société. On passe du corps avec ce que cela comprend dhumanité, de vulnérabilité, de secret et dinquiétude à la « forme corporelle » avec ce que cela comporte de précision, dexactitude, de compétence et de maîtrise. Nest-ce pas lindustrie du sexe qui pilote lidéologie du sexe à voir et à savoir ? Est-ce Lene Boerglum, présidente des productions Pussy Power (secteur de Zentropa, société de production de Lars von Trier), qui va contribuer depuis lintérieur du monde du X, a en modifier la donne ? Faut-il du porno « pour femmes » ? Et en quoi diffèrerait-il vraiment de ce qui sest constitué comme bastion ? Autant de questions qui montrent, ici comme ailleurs, lenjeu dune mise en débat des images qui circulent devant nos yeux, et dont la « perfection » consisterait notamment à nous faire taire.
Voir Patrick Baudry La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997