Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
par Philippe Jeammet
Imprimer l'articleDeux identités au péril de la rencontre
Quest-ce qui pousse un homme et une femme à se rencontrer ? Pour lessentiel, la force de la pulsion sexuelle. Mais lorsque celle-ci peut sexprimer par la rencontre physique effective, à la puberté, de deux êtres pourvus dorganes génitaux, différents et complémentaires, elle possède déjà toute une histoire. Une histoire empreinte des contraintes biologiques, psychologiques et socioculturelles qui pèsent sur son organisation... La sexualité est présente dans lenfance et active dès la formation du ftus. Ce fut lun des mérites de Freud de montrer que cette sexualité, dite prégénitale, imprègne profondément le développement de la personnalité de lenfant et, plus spécifiquement, la formation de son identité et de son image de lui-même. Il existe, dès le début de la vie, une sexualisation des échanges entre lenfant et son environnement humain immédiat, et plus particulièrement la mère. Cette sexualisation passe par les échanges corporels, mais aussi par limage que chaque parent renvoie de lui-même ; image tributaire des projections parentales sur leur enfant en fonction de leur propre histoire. Les échanges corporels seffectuent de façon privilégiée par ces « zones érogènes » électives qui sont les points de passage obligés entre lintérieur du corps de lenfant et le monde extérieur la bouche, les appareils excrétoires, lanus, les organes urinaires et les organes sexuels, plus ou moins confondus avec les précédents. Mais la peau dans son ensemble et les autres organes sensoriels la vue, louïe, lodorat et le goût sont bien sûr concernés. Ils imprègneront profondément la vie sexuelle génitale ultérieure, notamment dans ce quil est convenu dappeler les « plaisirs préliminaires » au coït proprement dit. Ils joueront également un rôle souvent essentiel dans le déclenchement et le maintien de lexcitation sexuelle, comme dans les modalités dorganisation des activités sexuelles dites perverses, cest-à-dire dérivées par rapport à la finalité de lacte sexuel complet.
Au travers des soins prodigués, la mère est séductrice de son enfant et léveille à une certaine forme de sensualité. Léquilibre en est délicat : trop peu, et voilà que louverture de lenfant à l'échange et à linvestissement heureux de son corps peut sen voir freinée ; lexcès inverse, lui, représenterait une forme deffraction traumatisante, comme pourra lêtre par la suite lexposition trop brutale et trop précoce de lenfant à la sexualité des adultes, simplement perçue ou, plus gravement, exercée à son égard. La dimension sexuelle de ces effractions ne prendra toute sa portée quavec l« après-coup » de la puberté qui leur confèrera, avec laccès à une activité génitale possible, leur pleine signification et leur impact traumatique sur lexercice de la sexualité de ladolescent
Lattention portée, ces dernières années, aux transsexuels a permis dobserver que ce que le psychanalyste américain Robert J. Stoller a appelé l« identité de genre », cest-à-dire le sentiment dêtre du genre masculin ou féminin, se constituait très tôt dès les premières années de la vie, et pouvait être indépendant de la réalité génétique et manifeste du sexe. On peut se reconnaître garçon ou fille et se sentir pourtant appartenir à lautre sexe
Ladolescence va être le révélateur des acquis de lenfance. En rendant possible la réalisation sexuelle, elle oblige le jeune à établir de nouvelles relations et à prendre ses distances avec les parents, le contraignant par là à tester ses capacités dautonomie et à affirmer ses différences et son identité sexuée. La rencontre avec lautre sexe en représente une étape clé. Mais elle va à la fois porter le poids du passé et être linstrument privilégié dune ouverture vers le différent On conçoit que la rencontre soit faite de malentendus, car elle est fondamentalement placée sous le signe du paradoxe. En effet, on désire avant tout ce quon ne peut avoir, les objets dattachement du passé. Pour les retrouver ou pour quils donnent ce quils nont pas donné, ou réparent ce quils ont blessé. A condition dignorer quils appartiennent à ce passé.
La rencontre à ladolescence condense ainsi des attentes dordre bien différent, et si la sexualité semble bien être le moteur, les finalités sont diverses. Elles concernent le désir de détourner des parents les besoins dattachements qui ne peuvent plus leur être adressés. Et en même temps le besoin de trouver en lautre le miroir qui permettra de se découvrir dans sa différence comme dans ses ressemblances. Mais le premier peut primer sur le second et, surtout, fluctuer en fonction du temps et des événements. De surcroît, la forme que vont adopter les choix amoureux subira aussi linfluence de la contradiction suivante : il y a certes un plaisir et un désir envers lobjet, mais la force même de ce désir à légard de lautre est ressentie comme une menace pour lautonomie, voire, chez les plus fragiles, pour lidentité. En somme, le plaisir de désirer lautre se transforme assez vite en un pouvoir abandonné à lautre sur soi, en fonction notamment de la qualité des relations vécues dans lenfance. Ce qui fait que, au fond, plus on est attiré vers quelquun, plus sexacerbe une certaine nécessité de se différencier de lui La relation amoureuse ménage ainsi tout un maniement subtil de la distance afin quen se rapprochant on ne soit pas trop aliéné, absorbé par cette relation, sur un mode qui reste très marqué par la dépendance infantile aux objets parentaux Nombre de comportements peuvent ainsi être éclairés par la nécessité de gérer cette sorte de paradoxe : ce qui attire et dont on a un certain besoin représente aussi une certaine menace.
Cela peut dailleurs expliquer bien des stratégies comportementale des adolescents, depuis le passage dune relation amoureuse à une autre jusquau maquillage de la véritable nature de son désir. Par exemple, en fondant des choix amoureux qui apparaissent comme aux antipodes de ce que souhaitaient les parents. Afin, peut-être, de se protéger du caractère incestueux de son choix et, probablement, de manière plus profonde, du danger den effectuer un qui rapprocherait trop ladolescent de modèles parentaux dont il se sentirait, du même coup, trop dépendant... Aussi, dans toute rencontre, lidentité est potentiellement remise en cause. Elle le sera dautant plus que lattrait est plus fort, comme si celui-ci menaçait de vider le sujet de sa substance, en une relation vampirique. Celle-ci prendra elle-même dautant plus dampleur que les repères internes de lintéressé seront plus fragiles et ses identifications moins assurées, en fonction de la qualité des relations à ses parents. La protection contre cette menace prendra des visages aussi différents que la relation fusionnelle, la fuite et les ruptures itératives, ou le renforcement de la différence entre les sexes.
Les filles acceptent plus facilement la passivité dans la relation, sans que celle-ci mette gravement en cause leur image delles-mêmes. La proximité avec les garçons leur est moins problématique, et la relation fusionnelle plus tolérable. Les garçons recourent plus souvent à une échappatoire, comme troubles du comportement, toxicomanie, alcoolisme, par lesquels ils affirment leurs différences et mettent en échec lemprise féminine. La dissociation entre sentiments et sexualité est plus facile, en revanche, aux garçons et leur permet de tenir à distance leur dépendance affective et leur besoin dattachement. Les stéréotypes culturels jouent un rôle dans ces différences de tolérance, mais probablement parce quils sont lexpression sociale dune différence plus profonde. Au cours de son évolution dans lenfance, la fille change dobjet damour en passant de la mère au père, changement parfois difficile et aléatoire, mais qui la protège dun danger fusionnel perçu comme un retour régressif à lobjet dattachement primaire, la mère, et qui menacerait son identité progressivement acquise. Pour le garçon, ce danger dune régression au lien infantile à la mère, au travers de lattrait pour une femme, ne peut être écarté que par un renforcement de son identité masculine. Au fond, plus lidentité est mal affermie, plus la différence devra être marquée de manière rigide, parce que la rencontre représente une menace pour celui dont lidentité est mal assurée.
Quel peut être, dès lors, limpact des changements culturels récents qui mêlent féminité et masculinité et atténuent les différences des rôles entre hommes et femmes ? Dans les milieux familiaux où la dimension des luttes féministes a été bien intégrée, et plutôt dans les classes moyennes, moyennes-supérieures, il me semble que, sauf exceptions, les jeunes ont bien compris quil existe désormais une certaine souplesse dans la complémentarité des rôles que ne connaissaient sans doute pas les générations antérieures. Mais, en même temps, chez les plus fragiles dentre eux - ceux que lon va retrouver, un jour ou lautre, dans les bandes, dans la délinquance, ceux qui vont se montrer attirés par les sectes ou par des positions quelque peu extrémistes -, semble se pointer à nouveau cette nécessité dune différenciation très forte... Dans cette volonté très contemporaine dégalité entre les sexes perce, du même coup, le sentiment, ou le risque, dune plus grande solitude parce que règne une grande confusion entre le statut de quasi-égalité dans la panoplie des rôles sociaux et laffirmation dune complémentarité dans la différence. La rigidité du marquage des différences sexuelles sur le plan social a produit la confusion entre égalité et identité. Légalité revendiquée, cest avoir les mêmes droits que les hommes, sur un mode qui ne serait pas forcément identique à celui de lhomme. Cette égalité pourrait être marquée par la différence. Or la revendication féminine a négligé cette nuance (par exemple par rapport à la maternité, aux nécessités dêtre plus proche des enfants). Lon connaît assez peu de revendications portant sur une reconnaissance de différences qui établirait la véritable égalité fondée sur ce qui distingue homme et femme et non pas sur une sorte dassimilation de la femme à des modèles masculins.
Dans ce registre, quoi quil se dise ici ou là, on na guère le sentiment quon assiste aujourdhui à une confusion des identités entre masculin et féminin - en tout cas, pas par le biais dune certaine indifférenciation des murs et des attitudes qui serait propre aux adolescents. Ce dernier phénomène, semble-t-il, demeure superficiel et naffecte que les apparences ; il est au mieux de nature culturelle et ne touche pas du tout en profondeur le sentiment didentité sexuée, le sentiment dappartenir à un sexe plutôt quà un autre. Dailleurs, simultanément à cette relative indifférenciation des apparences, surgissent des renforcements, dans notre culture, dattitudes machistes et des marquages dappartenance sexuelle parfois de manière assez brutale - que ce soit dans lordre du vocabulaire ou du comportement dans certaines bandes de jeunes. Si une certaine confusion des rôles jadis traditionnels peut se faire jour, à loccasion, cela se cantonne, pour la plupart des jeunes, au rôle social et ne remet pas du tout en cause leur sentiment dappartenance sexuelle. Paradoxalement même, cela aide un certain nombre dentre eux à mieux vivre leur identité, féminine ou masculine, que dintégrer la part de lautre sexe que tout être humain porte en lui
En revanche, un autre phénomène interfère avec celui-là, mais il est dun tout autre niveau : désormais, la liberté des murs et la plus grande latitude de retarder le mariage, voire de se séparer et de passer dun lien à un autre dune manière beaucoup plus généralement admise quautrefois, cette facilité de changement de partenaires entraînent-elles peut-être une instabilité, une impression de difficulté à « se trouver ». Ce désarroi semble lié au fait que lindividu nest plus soutenu dans son choix par un certain nombre dinterdits, ou, du moins, de convenances sociales, qui sont comme autant de pesanteurs freinant une trop grande facilité de passage à lacte. Car cette licence a quelque chose de troublant qui finit par interroger le désir des sujets - quest-ce que je veux vraiment ? Quest-ce que je suis ? Et alors même, encore une fois, que dans lordre de leurs identités masculine ou féminine les choses sont beaucoup plus claires que les sujets ne le croient.
De même, une certaine facilité douverture à lhomosexualité peut-elle faire parfois douter du choix de lobjet sexuel désiré ou de lidentité, non pas parce quelle est plus profondément remise en cause quelle ne létait naguère, mais parce que la facilité dexpérimentation est plus grande
Du reste, une manière de nouveau conventionnalisme, chez les adolescents, se manifeste non plus dans le marquage des rôles mais dans son contraire : se donner lapparence, limpression que féminin, masculin, tout cela, cest un peu la même chose, alors que nous pouvons noter, au contraire, dans lintimité de relations psychothérapiques, la force des stéréotypies - quelles soient dordre culturel ou inhérentes à la psychologie humaine, en particulier face au couple activité/passivité. Il en est de même de la permanence et de la force du caractère stéréotypé des rôles masculin et féminin dans le contenu des fantasmes sexuels.
Comme psychiatre et psychanalyste dadolescents, je suis très frappé par les constances plus que par les changements et par le caractère superficiel - proche de lordre de la convention sociale - de ces changements, caractère accentué par la possibilité dexpérimenter des relations soit en changeant de partenaires, soit en ayant des relations homosexuelles plus facilement, qui, à lévidence, sollicitent, interrogent le sujet, mais sans que les problématiques aient beaucoup changé par rapport à celles de leurs parents
Ce qui permet dassumer le masculin et le féminin, et donc la rencontre, reste pour nous la qualité des identifications. Or ces identifications concernent toujours ceux qui nous ont élevés : nos parents ou ceux qui en ont tenu lieu - parents qui renvoient toujours à la différence des sexes et à lidentification au père, à la mère, complétant ainsi larsenal chromosomique dont chacun dentre nous dispose.
La façon dont cela sest opéré, la qualité et le moment de ces identifications demeurent déterminants pour lidentité sexuée et pour le choix. Et, par conséquent, pour la nature des relations amoureuses que chaque homme et chaque femme tisseront aux cours de leur vie.
Eugene Richards
Au travers des soins prodigués, la mère est séductrice de son enfant et léveille à une certaine forme de sensualité. Léquilibre en est délicat : trop peu, et voilà que louverture de lenfant à l'échange et à linvestissement heureux de son corps peut sen voir freinée ; lexcès inverse, lui, représenterait une forme deffraction traumatisante, comme pourra lêtre par la suite lexposition trop brutale et trop précoce de lenfant à la sexualité des adultes, simplement perçue ou, plus gravement, exercée à son égard. La dimension sexuelle de ces effractions ne prendra toute sa portée quavec l« après-coup » de la puberté qui leur confèrera, avec laccès à une activité génitale possible, leur pleine signification et leur impact traumatique sur lexercice de la sexualité de ladolescent
Lattention portée, ces dernières années, aux transsexuels a permis dobserver que ce que le psychanalyste américain Robert J. Stoller a appelé l« identité de genre », cest-à-dire le sentiment dêtre du genre masculin ou féminin, se constituait très tôt dès les premières années de la vie, et pouvait être indépendant de la réalité génétique et manifeste du sexe. On peut se reconnaître garçon ou fille et se sentir pourtant appartenir à lautre sexe
Ladolescence va être le révélateur des acquis de lenfance. En rendant possible la réalisation sexuelle, elle oblige le jeune à établir de nouvelles relations et à prendre ses distances avec les parents, le contraignant par là à tester ses capacités dautonomie et à affirmer ses différences et son identité sexuée. La rencontre avec lautre sexe en représente une étape clé. Mais elle va à la fois porter le poids du passé et être linstrument privilégié dune ouverture vers le différent On conçoit que la rencontre soit faite de malentendus, car elle est fondamentalement placée sous le signe du paradoxe. En effet, on désire avant tout ce quon ne peut avoir, les objets dattachement du passé. Pour les retrouver ou pour quils donnent ce quils nont pas donné, ou réparent ce quils ont blessé. A condition dignorer quils appartiennent à ce passé.
La rencontre à ladolescence condense ainsi des attentes dordre bien différent, et si la sexualité semble bien être le moteur, les finalités sont diverses. Elles concernent le désir de détourner des parents les besoins dattachements qui ne peuvent plus leur être adressés. Et en même temps le besoin de trouver en lautre le miroir qui permettra de se découvrir dans sa différence comme dans ses ressemblances. Mais le premier peut primer sur le second et, surtout, fluctuer en fonction du temps et des événements. De surcroît, la forme que vont adopter les choix amoureux subira aussi linfluence de la contradiction suivante : il y a certes un plaisir et un désir envers lobjet, mais la force même de ce désir à légard de lautre est ressentie comme une menace pour lautonomie, voire, chez les plus fragiles, pour lidentité. En somme, le plaisir de désirer lautre se transforme assez vite en un pouvoir abandonné à lautre sur soi, en fonction notamment de la qualité des relations vécues dans lenfance. Ce qui fait que, au fond, plus on est attiré vers quelquun, plus sexacerbe une certaine nécessité de se différencier de lui La relation amoureuse ménage ainsi tout un maniement subtil de la distance afin quen se rapprochant on ne soit pas trop aliéné, absorbé par cette relation, sur un mode qui reste très marqué par la dépendance infantile aux objets parentaux Nombre de comportements peuvent ainsi être éclairés par la nécessité de gérer cette sorte de paradoxe : ce qui attire et dont on a un certain besoin représente aussi une certaine menace.
Cela peut dailleurs expliquer bien des stratégies comportementale des adolescents, depuis le passage dune relation amoureuse à une autre jusquau maquillage de la véritable nature de son désir. Par exemple, en fondant des choix amoureux qui apparaissent comme aux antipodes de ce que souhaitaient les parents. Afin, peut-être, de se protéger du caractère incestueux de son choix et, probablement, de manière plus profonde, du danger den effectuer un qui rapprocherait trop ladolescent de modèles parentaux dont il se sentirait, du même coup, trop dépendant... Aussi, dans toute rencontre, lidentité est potentiellement remise en cause. Elle le sera dautant plus que lattrait est plus fort, comme si celui-ci menaçait de vider le sujet de sa substance, en une relation vampirique. Celle-ci prendra elle-même dautant plus dampleur que les repères internes de lintéressé seront plus fragiles et ses identifications moins assurées, en fonction de la qualité des relations à ses parents. La protection contre cette menace prendra des visages aussi différents que la relation fusionnelle, la fuite et les ruptures itératives, ou le renforcement de la différence entre les sexes.
Les filles acceptent plus facilement la passivité dans la relation, sans que celle-ci mette gravement en cause leur image delles-mêmes. La proximité avec les garçons leur est moins problématique, et la relation fusionnelle plus tolérable. Les garçons recourent plus souvent à une échappatoire, comme troubles du comportement, toxicomanie, alcoolisme, par lesquels ils affirment leurs différences et mettent en échec lemprise féminine. La dissociation entre sentiments et sexualité est plus facile, en revanche, aux garçons et leur permet de tenir à distance leur dépendance affective et leur besoin dattachement. Les stéréotypes culturels jouent un rôle dans ces différences de tolérance, mais probablement parce quils sont lexpression sociale dune différence plus profonde. Au cours de son évolution dans lenfance, la fille change dobjet damour en passant de la mère au père, changement parfois difficile et aléatoire, mais qui la protège dun danger fusionnel perçu comme un retour régressif à lobjet dattachement primaire, la mère, et qui menacerait son identité progressivement acquise. Pour le garçon, ce danger dune régression au lien infantile à la mère, au travers de lattrait pour une femme, ne peut être écarté que par un renforcement de son identité masculine. Au fond, plus lidentité est mal affermie, plus la différence devra être marquée de manière rigide, parce que la rencontre représente une menace pour celui dont lidentité est mal assurée.
Quel peut être, dès lors, limpact des changements culturels récents qui mêlent féminité et masculinité et atténuent les différences des rôles entre hommes et femmes ? Dans les milieux familiaux où la dimension des luttes féministes a été bien intégrée, et plutôt dans les classes moyennes, moyennes-supérieures, il me semble que, sauf exceptions, les jeunes ont bien compris quil existe désormais une certaine souplesse dans la complémentarité des rôles que ne connaissaient sans doute pas les générations antérieures. Mais, en même temps, chez les plus fragiles dentre eux - ceux que lon va retrouver, un jour ou lautre, dans les bandes, dans la délinquance, ceux qui vont se montrer attirés par les sectes ou par des positions quelque peu extrémistes -, semble se pointer à nouveau cette nécessité dune différenciation très forte... Dans cette volonté très contemporaine dégalité entre les sexes perce, du même coup, le sentiment, ou le risque, dune plus grande solitude parce que règne une grande confusion entre le statut de quasi-égalité dans la panoplie des rôles sociaux et laffirmation dune complémentarité dans la différence. La rigidité du marquage des différences sexuelles sur le plan social a produit la confusion entre égalité et identité. Légalité revendiquée, cest avoir les mêmes droits que les hommes, sur un mode qui ne serait pas forcément identique à celui de lhomme. Cette égalité pourrait être marquée par la différence. Or la revendication féminine a négligé cette nuance (par exemple par rapport à la maternité, aux nécessités dêtre plus proche des enfants). Lon connaît assez peu de revendications portant sur une reconnaissance de différences qui établirait la véritable égalité fondée sur ce qui distingue homme et femme et non pas sur une sorte dassimilation de la femme à des modèles masculins.
Dans ce registre, quoi quil se dise ici ou là, on na guère le sentiment quon assiste aujourdhui à une confusion des identités entre masculin et féminin - en tout cas, pas par le biais dune certaine indifférenciation des murs et des attitudes qui serait propre aux adolescents. Ce dernier phénomène, semble-t-il, demeure superficiel et naffecte que les apparences ; il est au mieux de nature culturelle et ne touche pas du tout en profondeur le sentiment didentité sexuée, le sentiment dappartenir à un sexe plutôt quà un autre. Dailleurs, simultanément à cette relative indifférenciation des apparences, surgissent des renforcements, dans notre culture, dattitudes machistes et des marquages dappartenance sexuelle parfois de manière assez brutale - que ce soit dans lordre du vocabulaire ou du comportement dans certaines bandes de jeunes. Si une certaine confusion des rôles jadis traditionnels peut se faire jour, à loccasion, cela se cantonne, pour la plupart des jeunes, au rôle social et ne remet pas du tout en cause leur sentiment dappartenance sexuelle. Paradoxalement même, cela aide un certain nombre dentre eux à mieux vivre leur identité, féminine ou masculine, que dintégrer la part de lautre sexe que tout être humain porte en lui
En revanche, un autre phénomène interfère avec celui-là, mais il est dun tout autre niveau : désormais, la liberté des murs et la plus grande latitude de retarder le mariage, voire de se séparer et de passer dun lien à un autre dune manière beaucoup plus généralement admise quautrefois, cette facilité de changement de partenaires entraînent-elles peut-être une instabilité, une impression de difficulté à « se trouver ». Ce désarroi semble lié au fait que lindividu nest plus soutenu dans son choix par un certain nombre dinterdits, ou, du moins, de convenances sociales, qui sont comme autant de pesanteurs freinant une trop grande facilité de passage à lacte. Car cette licence a quelque chose de troublant qui finit par interroger le désir des sujets - quest-ce que je veux vraiment ? Quest-ce que je suis ? Et alors même, encore une fois, que dans lordre de leurs identités masculine ou féminine les choses sont beaucoup plus claires que les sujets ne le croient.
De même, une certaine facilité douverture à lhomosexualité peut-elle faire parfois douter du choix de lobjet sexuel désiré ou de lidentité, non pas parce quelle est plus profondément remise en cause quelle ne létait naguère, mais parce que la facilité dexpérimentation est plus grande
Du reste, une manière de nouveau conventionnalisme, chez les adolescents, se manifeste non plus dans le marquage des rôles mais dans son contraire : se donner lapparence, limpression que féminin, masculin, tout cela, cest un peu la même chose, alors que nous pouvons noter, au contraire, dans lintimité de relations psychothérapiques, la force des stéréotypies - quelles soient dordre culturel ou inhérentes à la psychologie humaine, en particulier face au couple activité/passivité. Il en est de même de la permanence et de la force du caractère stéréotypé des rôles masculin et féminin dans le contenu des fantasmes sexuels.
Comme psychiatre et psychanalyste dadolescents, je suis très frappé par les constances plus que par les changements et par le caractère superficiel - proche de lordre de la convention sociale - de ces changements, caractère accentué par la possibilité dexpérimenter des relations soit en changeant de partenaires, soit en ayant des relations homosexuelles plus facilement, qui, à lévidence, sollicitent, interrogent le sujet, mais sans que les problématiques aient beaucoup changé par rapport à celles de leurs parents
Ce qui permet dassumer le masculin et le féminin, et donc la rencontre, reste pour nous la qualité des identifications. Or ces identifications concernent toujours ceux qui nous ont élevés : nos parents ou ceux qui en ont tenu lieu - parents qui renvoient toujours à la différence des sexes et à lidentification au père, à la mère, complétant ainsi larsenal chromosomique dont chacun dentre nous dispose.
La façon dont cela sest opéré, la qualité et le moment de ces identifications demeurent déterminants pour lidentité sexuée et pour le choix. Et, par conséquent, pour la nature des relations amoureuses que chaque homme et chaque femme tisseront aux cours de leur vie.
Eugene Richards
Professeur de psychiatrie infanto-juvénile et psychanalyste. Il dirige le service de psychiatrie de ladolescent et du jeune adulte à lInstitut mutualiste Montsouris.