Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
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Les travailleurs peuvent-ils gérer le capital ?
Après des mois de propagande grossière martelant que, dans lavenir, les actifs ne pourraient plus payer les retraites à leurs aînés (voir La bourse ou la vie dans le Passant n° 22), et quil fallait donc mettre en place des fonds de pension, les chantres de la capitalisation ont peaufiné leur discours. Les fonds dépargne salariale, lactionnariat salarié, voire les stocks-options pour tous, sont devenus des thèmes à la mode, pendant que le MEDEF réserve, dans le cadre de sa « refondation sociale », un mauvais sort aux salariés et en premier lieu aux chômeurs avec la bénédiction des syndicats béni-oui-oui ou faux-culs. Certains beaux esprits affirment maintenant que les salariés doivent, en accédant à la petite propriété capitaliste via leur épargne placée dans leur entreprise, participer à la gestion du capital, de leur capital.
Léconomiste Michel Aglietta, ex-théoricien flirtant avec le marxisme mâtiné de keynésianisme, reconverti dans lapologie de la finance régulée, prône un capitalisme patrimonial dans lequel les salariés seraient rémunérés de moins en moins en salaires et de plus en plus en actions porteuses de dividendes. Son collègue Alain Lipietz, ex-théoricien marxiste de premier plan, reconverti aux îlots déconomie solidaire dans un océan capitaliste et aux vertus du marché pour gérer les droits de polluer, soutient que les syndicats doivent gérer lépargne des salariés*.
Prendre le pouvoir ?
Quels sont leurs arguments ? La régulation du capitalisme par lEtat a vécu. LEtat-providence sessouffle. Comme il ne faut plus espérer reconquérir la propriété des entreprises en expropriant les capitalistes, devenons tous des capitalistes. Mais comment ny avait-on pas pensé avant ? Marx, enfin surpassé ; merci Aglietta, merci Lipietz ! La propriété collective ? Terminée, rangée au musée de lhistoire sociale. Place à la propriété individuelle généralisée. Certes, chaque salarié a en moyenne une épargne modeste, mais, les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, « jamais le capitalisme na jamais autant dépendu de largent mis à sa disposition par le salariat » nous dit Lipietz. Puisque les actionnaires ont repris aux managers les rênes du pouvoir dans lentreprise, il ny a pas de raison que les salariés ne se glissent pas parmi eux. Ceux qui ne comprendraient pas que le moment est venu de simmiscer dans la gestion du capitalisme, au besoin en lobligeant à effectuer des investissements « éthiques », retarderaient dun siècle. Voilà pour la théorie. La preuve pratique aurait été donnée par les 9% de salariés-actionnaires de la Société Générale ayant bloqué loffre publique dachat tentée par la BNP en 1999.
Ou perdre son identité ?
Etions-nous aveuglés par nos vieilles conceptions de gauche pour ne pas voir toutes ces évidences de droite ?
Si les syndicats se mettent à gérer de largent, qui remplira les tâches revendicatives ? Qui tranchera et dans quel sens le dilemme augmenter les dividendes et sacrifier lemploi ou bien diminuer les dividendes et réduire le temps de travail pour embaucher ? A voir le peu de cas quelle fait des chômeurs, si cest Nicole Notat qui décide, on peut craindre le pire.
Une poignée de salariés-actionnaires a empêché lOPA dune banque sur une autre qui elle-même en convoitait une troisième. Et alors, où est le bien ? Les salariés devraient-ils passer leur temps à arbitrer entre deux ogres ?
Les salariés pourraient-ils se faire les champions des placements éthiques ? Cest supposer a priori une nature humaine du bon salarié meilleure que celle de laffreux capitaliste. Comme si lexigence éthique était inscrite dans les gênes des uns et pas dans ceux des autres. Vous avez tout faux, valeureux Lipietz : labsence de valeurs éthiques présidant aux choix capitalistes nest pas inscrite dans des gênes mais dans la logique dun système tourné vers laccumulation du capital. Si certains salariés deviennent capitalistes, ils agiront en capitalistes. De plus, un « placement éthique » est un non-sens. Parce que, aussi minimes soient le taux dintérêt ou le dividende perçus, ceux-ci représentent toujours un prélèvement sur la valeur produite par le travail que met en uvre le capital, que celui-ci soit investi dans un secteur propre ou mafieux. Si le taux dintérêt ou le dividende sont nuls, léthique est retrouvée mais ce nest plus un placement.
Le rêve des économistes qui tombent en pâmoison devant les mirages de la capitalisation est de voir tout le monde devenir capitaliste. Eh, oh, les pâmés, les paumés, êtes-vous capables de comprendre que si le monde entier est devenu capitaliste, tout le monde ne peut pas être un capitaliste ? Et que si la production augmente de 3% par an, tous les revenus individuels ne peuvent pas saccroître simultanément de plus de 3% ? Et quà lépoque de la mondialisation du capital, les revenus des capitalistes ny parviennent que parce quil existe des salariés, surtout dans les pays pauvres, payés au lance-pierre ? Et que si certains vivent de la rente financière, dautres doivent la produire ? Et que si les actionnaires ont repris du pouvoir dans les conseils dadministration pour faire croître leurs dividendes et les cours boursiers, cest parce que les salariés ont perdu leur capacité de négociation à cause du chômage ? Et que la victoire des uns est toujours la défaite des autres ?
Le trou noir
des faux économistes
Les meilleurs esprits sabusent et nous abusent parce quils ignorent ou ont oublié le b-a-ba de léconomie politique et de la critique quen avait faite Marx. Ils croient que le capital est capable dengendrer de la valeur et quil est donc légitime que les propriétaires de ce capital soient rémunérés. Or, seule la force de travail crée de la valeur nouvelle dont le capital sarroge le droit de sen approprier une part. Parce quils nont pas de théorie de la valeur, ces faux économistes reprennent le lieu commun qui fait du capital une entité féconde alors quil nest quune chose morte. Le capital, cest Terminator en lui-même : il est stérile. Quand la productivité du travail augmente grâce à des machines de plus en plus perfectionnées, la richesse physique saccroît mais la valeur unitaire de cette richesse diminue.
Les travailleurs ont maintes fois prouvé dans lhistoire quils étaient capables de gérer la production et la société (Commune de Paris, autogestion pendant la République espagnole, Lip en 1973, mineurs gallois de Tower de Aberdare, etc.). Mais contrôler le capital physique accumulé en équipements na rien à voir avec une appropriation du capital-argent pour en faire une source supplémentaire denrichissement personnel. Lépargne des salariés doit être mutualisée mais non capitalisée. Qui trouve à redire que les 2000 milliards de francs de cotisations sociales versées annuellement par les salariés pour la santé et les retraites ne rapportent pas dintérêts ? Les compagnies dassurances, qui revendiquent la privatisation de la Sécu. La victoire sociale du XXe siècle fut dobtenir la protection sociale par la mutualisation dune partie du revenu. La bataille sociale du XXIe siècle sera darracher la mutualisation de linvestissement financé par lépargne collective. Il ne sagira pas alors de faire aimer la Bourse mais la vie, car on ne gère pas le capital en tant que rapport social quand on cherche à labolir.
A suivre
Bertrand Larsabal
Mathilde Losserand
* M. Aglietta, Note de la Fondation St Simon, novembre 1998. A. Lipietz, Politis, 2 décembre 1999 et 1er juin 2000.