Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
par Hugues Pagan
Imprimer l'articlePédagogie de la violence ?
À titre de simple citoyen dun pays qui saffirme assez insolemment républicain, la « bavure » de Ris-Orangis, qui na au fond de bavure que le nom, mérite quon y revienne à de multiples égards, en dehors même de son aspect médiatique et évènementiel. Tout dabord, il convient de récuser le mot même de bavure. En ce quil comporte dexceptionnel voire de marginal, le terme ne convient pas en regard du caractère parfaitement exemplaire et symptomatique, central et dune certaine manière compréhensible, de ce qui sest produit. On ne peut sérieusement parler de bavure, lorsque les faits en cause ne sont que les conséquences de choix politiques fondamentaux qui les rendent dune certaine façon difficilement évitables sinon implicitement autorisés.
On ne reviendra pas sur lévénement lui-même, presque caricatural sil nétaient tristement réel. Une citoyenne interpellée sous un motif futile, injuriée puis molestée par un fonctionnaire de police dont tout le comportement montre à lévidence quil navait dautre souci que de « chercher lincident », la « descente » disproportionnée dune troupe de policiers en tenue de maintien de lordre, dont le maintien arrogant, menaçant et brutal, saute aux yeux du spectateur, même le moins prévenu, puis la femme embarquée me-nottes au poing sans beaucoup de ménagement
Il importe peu quil sagisse dune personne dorigine étrangère, encore que, certainement et comme bien souvent, cette origine raciale même soit à la genèse de lincident. Nul, ayant appartenu au sérail ou côtoyé peu ou prou le monde de la police, ne peut nier le détestable climat raciste et xénophobe dans lequel baignent nombre de ses hommes. Avec la tentation du recours à la violence et à larbitraire, le racisme au quotidien (et lomerta jalouse qui le recouvre) est lune des plaies quaucun pouvoir depuis des lustres na jamais ni su ni voulu guérir, tout emporté quel quil fût par les démons de la raison détat et charmé par les sirènes du sacro-saint « maintien de lordre », lorsquil ne sagissait pas des nécessités en grande partie gesticulatoires de lanti-terrorisme.
Revenons au fond. « Maintenant tu vas aller au trou », lance le policier interpellateur, avant dajouter : « La loi, cest moi, pas de chance » Pour faire bonne mesure, il se frotte le poing. Il vient de frapper sans rime ni raison une personne à lévidence incapable de le menacer ni même de se défendre. Que ce fonctionnaire ait été injurié ou non ne change rien à laffaire : même en ce cas, sa riposte (à supposer que cela en fût une) demeure parfaitement disproportionnée. Autour, les effectifs de pas moins de neuf voitures battent rapidement le pavé. Comme pour appuyer ses menaces, un flic fait tournoyer sa matraque dune manière pour le moins obscène.
Banalité, diront tous ceux qui sont au fait de pareilles exactions et en connaissent le caractère coutumier. Certes, banalité. Déroulons cependant les faits en supposant que la scène nait pas été filmée. La mise en cause auditionnée, puis sans doute déférée et condamnée pour outrage-rebellion. Vingt-quatre heures de garde-à-vue, puis au bout labattage du jugement en flagrant délit. Un policier exonéré de toute responsabilité, avec la complicité active de ses collègues, de sa hiérarchie et même, dune certaine façon, de la structure judiciaire. Une justice expéditive rendue au détriment de toute équité. En matière doutrage-rebellion, la condamnation est automatique et la peine pratiquement encourue davance. Selon la bonne formule policière : circulez, y a rien à voir
Or, justement, il y a eu à voir. Pour la première fois, la cassette fournie par un témoin permet de se faire une idée exacte et de montrer ce que bon nombre de citoyens affirmaient jusqualors sans pouvoir avancer le moindre élément de preuve, savoir : les violences dont sont lobjet de la part des forces de police des personnes généralement fort peu aptes à sen défendre. Savoir quun policier peut, à bon droit, affirmer incarner la loi et lexercer dans les faits sans aucune espèce de modération ou de contrôle. Savoir que, passée certaine heure et dans certains quartiers, à légard de certaines populations tout au moins, la république sincarne sous les traits dune troupe peu soucieuse de déontologie, de mesure ou même (seulement) dhumanité. Savoir quà une voyoucratie réelle ou supposée, la même république oppose une voyoucratie policière qui nest pas loin de lui ressembler, mais qui, elle, na rien de supposé et ne peut dailleurs que conforter la précédente.
Cest avec amusement quil faut se rappeler la levée de bouclier des policiers (et de certains magistrats) lorsquil a été récemment envisagé denregistrer les auditions, voire de filmer les conditions de garde-à-vue. Il faut se rappeler avec quelle touchante unanimité les uns et les autres se sont insurgés sur le soupçon que de telles mesures faisaient peser sur une police dont laffirmation dangélisme même ne pouvait que paraître suspecte. Le visionnage de cette cassette inciterait plutôt également à étendre la mesure aux véhicules de patrouille et à songer à pourvoir chaque citoyen dun camescope tant il est vrai, hélas, que limage (et le son) ne mentent pas tant quon voudrait à présent le dire.
Comment peut-on en arriver à ce genre de situation, dans un pays qui se proclame ouvertement démocratique et républicain, pays des droits de lhomme, berceau dun pensée civique que nul dans le monde ne conteste ? Faisons la part de lhypocrisie que revêt pareil discours dans une société plus soucieuse dobliger les puissants que de secourir ceux quelle laisse au bord du chemin. Plutôt que de parler durbanisme et demploi, de précarité, de difficulté de vie, le pouvoir préfère, à peu dencâblures délections pressantes, très classiquement entonner lantienne du tout-sécuritaire. À cet égard, la gauche ne vaut guère mieux que la droite et M. Chevènement avec un entêtement touchant sacharne sans cesse à nous faire regretter Pasqua.
La « bavure » de Ris-Orangis nest pas une bavure. Elle est la conséquence habituelle dun choix délibéré, puis dune succession de manquements de dysfonctionnements inéluctables et prévisibles. Cest en cela quelle est le symptôme dune maladie bien plus grave, qui touche au fondement même de la société et montre la duplicité de son discours. On juge une société à ses hôpitaux, à ses écoles et à sa police à sa vraie police, telle quelle sexerce sur le terrain, dans la rue, dans sa vérité loin des yeux de tous, non pas telle quelle se dit ou se rêve dans tel ou tel cabinet ministériel.
Soyons clairs : si un fonctionnaire de police se livre à de tels actes (on dit volontiers quil se lâche), cest quil a la certitude à peu près complète de limpunité. De manière pratique, limpunité commence par la pratique courante et systématique de loutrage-rebellion. On peut même dire quil sagit-là de larme de service absolue du « flicard ». Vérifications didentité tournant au harcèlement, injures à caractère personnel ou racisme, bousculades et même coups ou sévices, tout peut être « couvert » par un bon outrage-rebellion bien troussé ! Bien sûr, face à une population sensible (adolescents des banlieues, minorités ethniques ou sociales, personnes en difficulté), la provocation policière a beaucoup plus de chances de « prendre ».
Or, les responsabilités sont là multiples et graves. Tout dabord, et de manière instinctive, en pareil cas la hiérarchie couvre quand elle napprouve pas implicitement ou explicitement. Lorsque le coup est parti, lorsquen particulier « ça a fui dans la presse », ou lorsque « ça risque de fuiter », il faut voir avec quel empressement elle tâche de minorer la responsabilité policière. Il nest que de remarquer la gêne sensible avec laquelle lun des supérieurs du gardien P. évoque les faits commis. On ne soulignera pas avec quelle réticence le délégué syndical interviewé tente lui aussi de minorer ceux-ci. Il nest pas besoin non plus de rappeler avec quelle extrême réserve le magistrat chargé de laffaire envisage linfraction.
Pourquoi une telle pleutrerie des institutions, alors que les faits sont clairs et que limage parle delle-même ? Comment admettre quun policier déclare être lui-même la loi, comment tolérer quil porte un coup à une personne sans défense, comment admettre quon embarque la victime menottée ? Pourquoi personne, parmi ces mêmes responsables, na-t-il eu le courage de clamer sa honte et son dégoût ? Peut-être parce quaucun dentre eux, policier, syndicaliste, magistrat, chacun occupé à ses petites affaires, na ressenti au fond ni honte, ni dégoût.
Mais cest aussi et surtout que trop dintérêts sont en jeu. On ne parlera pas de la responsabilité syndicale. Beaucoup de corporatisme et des vues à court terme lempêchent de tenir sur ce point un discours cohérent. Sen prendre au privilège de juridiction que constitue loutrage-rebellion reviendrait pour nombre de syndicats à se mettre à dos la partie la plus remuante et la plus offensive de ses troupes. Il en va de même de la hiérarchie, généralement plus soucieuse de son repos et de la sauvegarde de ses propres intérêts, que dune bonne administration de la police.
De surcroît, la militarisation progressive des effectifs (pour la plupart destinés à servir en tenue, au détriment de la sage dichotomie police en civil/police en tenue longtemps de règle dans notre pays), contribue à renforcer une forme de commandement, des méthodes et des habitudes plus propices à lexcès quà léquité ou à la modération. Moins de police réellement judiciaire, plus de police de maintien de lordre. Et chacun sait quen matière de maintien de lordre, on nest guère regardant sur les méthodes employées.
Plus délicate est la question du rôle de la justice, à laquelle il reviendrait pourtant de dire le droit. Trop souvent, la collusion entre policiers, parquets et magistrats est de règle. Trop souvent lentérination de loutrage-rébellion est de règle. Faute de tenir leurs troupes ainsi que la loi les y enjoint, nombre de magistrats « se couchent » devant leurs flics. Outre des considérations personnelles et qui tiennent parfois simplement à labsence de caractère, lévolution récente du traitement de la criminalité « en temps réel » ne peut dailleurs quaccentuer la sujétion des magistrats aux enquêteurs, alors que la règle républicaine voudrait que ce fût linverse.
Tout aussi insidieusement, envoyer rôder quatre par quatre, armés jusquaux dents et en tenue guerrière (voire même pour certaines opérations, encagoulés) des hommes revêtus de tenues paramilitaires, nest-ce pas dans certains quartiers une sorte de provocation ? Le péril est-il dailleurs réellement si grand quil faille y envoyer cette sorte de troupe ? Pour y « terroriser » qui ? Comment prétendre gagner la confiance alors quau fond on voit bien quil sagit seulement de faire peur ?
La responsabilité est politique. La récente découverte, fondamentalement poujadiste et électoraliste, de la notion opportune (opportuniste ?) de victime dans le discours du pouvoir induit un choix répressif sans commune mesure avec la réalité de la menace. Gare que peu à peu ne se développent réflexes et attitudes prétoriens parmi ceux à qui on délègue trop à loisir lexercice de la force publique. Intérêts corporatistes, visées électoralistes, démagogie avouée, racisme latent, lâchetés croisées, tout concourt à la situation actuelle, tout rend transparente et compréhensible la soi-disant « bavure » de Ris-Orangis.
Un motif doptimisme relatif, toutefois : pour une fois, par le biais dun témoin et celui du média, une sorte de contrôle citoyen sest exercé, bien accidentellement, sur la part dombre que comporte lactivité dune partie de son administration. On ne saura trop sen réjouir. Il est fort dommage que ce contrôle citoyen nait pu sexercer dans dautres occurrences récentes. À quand un Observatoire de la Police comme il en existe déjà un des prisons ?
Par-delà la langue de bois et le tournoiement provocateur des matraques, par-delà les rodomontades ministérielles, pour une fois que la réalité est apparue clairement au grand jour, quelle soit au moins loccasion de poser la vraie question, et au plus haut niveau. La police est un service public comme les autres, nen déplaise aux tenants du gros bâton. Elle est là pour garantir lordre et la sécurité, non pour générer directement ou indirectement désordre et insécurité. La quasi-certitude de limpunité dont dispose certains de ceux qui lexercent est sans nul doute la principale raison de ses exactions.
Le premier flic de France aura-t-il lautorité et le courage de rappeler à ceux qui sont chargés de faire respecter les lois quil leur revient en premier chef de les respecter eux-mêmes, quils sont assujettis aux mêmes lois et règlements que leurs concitoyens et que leur fonction ou leur grade ne leur confèrent ni le moindre privilège, ni la moindre impunité. Quils sont responsables de limage quils donnent des corps auxquels ils appartiennent.
Il est dautant plus aisé de respecter une Police, dès lors que ses hommes se conduisent de manière juste, digne et respectable. Lincivisme policier est à certains égards porteur de germes encore plus dangereux et corrupteurs que lincivisme même quon prétend à cor et à cri combattre chez les citoyens. M. Chevènement a grand souci de mater les sauvageons « den face ». Sous certaines réserves, on ne peut quacquiescer
au moins dans le principe. A-t-il identiquement la volonté, le pouvoir et les moyens de contenir les sauvageons de son bord ? Lavenir nous le dira. Si tel nétait pas le cas, il conviendrait de regarder avec appréhension létrange visage dune cité dans laquelle lun des plus républicains parmi ses généraux serait tenu en otage par la pire engeance de sa soldatesque.
On ne reviendra pas sur lévénement lui-même, presque caricatural sil nétaient tristement réel. Une citoyenne interpellée sous un motif futile, injuriée puis molestée par un fonctionnaire de police dont tout le comportement montre à lévidence quil navait dautre souci que de « chercher lincident », la « descente » disproportionnée dune troupe de policiers en tenue de maintien de lordre, dont le maintien arrogant, menaçant et brutal, saute aux yeux du spectateur, même le moins prévenu, puis la femme embarquée me-nottes au poing sans beaucoup de ménagement
Il importe peu quil sagisse dune personne dorigine étrangère, encore que, certainement et comme bien souvent, cette origine raciale même soit à la genèse de lincident. Nul, ayant appartenu au sérail ou côtoyé peu ou prou le monde de la police, ne peut nier le détestable climat raciste et xénophobe dans lequel baignent nombre de ses hommes. Avec la tentation du recours à la violence et à larbitraire, le racisme au quotidien (et lomerta jalouse qui le recouvre) est lune des plaies quaucun pouvoir depuis des lustres na jamais ni su ni voulu guérir, tout emporté quel quil fût par les démons de la raison détat et charmé par les sirènes du sacro-saint « maintien de lordre », lorsquil ne sagissait pas des nécessités en grande partie gesticulatoires de lanti-terrorisme.
Revenons au fond. « Maintenant tu vas aller au trou », lance le policier interpellateur, avant dajouter : « La loi, cest moi, pas de chance » Pour faire bonne mesure, il se frotte le poing. Il vient de frapper sans rime ni raison une personne à lévidence incapable de le menacer ni même de se défendre. Que ce fonctionnaire ait été injurié ou non ne change rien à laffaire : même en ce cas, sa riposte (à supposer que cela en fût une) demeure parfaitement disproportionnée. Autour, les effectifs de pas moins de neuf voitures battent rapidement le pavé. Comme pour appuyer ses menaces, un flic fait tournoyer sa matraque dune manière pour le moins obscène.
Banalité, diront tous ceux qui sont au fait de pareilles exactions et en connaissent le caractère coutumier. Certes, banalité. Déroulons cependant les faits en supposant que la scène nait pas été filmée. La mise en cause auditionnée, puis sans doute déférée et condamnée pour outrage-rebellion. Vingt-quatre heures de garde-à-vue, puis au bout labattage du jugement en flagrant délit. Un policier exonéré de toute responsabilité, avec la complicité active de ses collègues, de sa hiérarchie et même, dune certaine façon, de la structure judiciaire. Une justice expéditive rendue au détriment de toute équité. En matière doutrage-rebellion, la condamnation est automatique et la peine pratiquement encourue davance. Selon la bonne formule policière : circulez, y a rien à voir
Or, justement, il y a eu à voir. Pour la première fois, la cassette fournie par un témoin permet de se faire une idée exacte et de montrer ce que bon nombre de citoyens affirmaient jusqualors sans pouvoir avancer le moindre élément de preuve, savoir : les violences dont sont lobjet de la part des forces de police des personnes généralement fort peu aptes à sen défendre. Savoir quun policier peut, à bon droit, affirmer incarner la loi et lexercer dans les faits sans aucune espèce de modération ou de contrôle. Savoir que, passée certaine heure et dans certains quartiers, à légard de certaines populations tout au moins, la république sincarne sous les traits dune troupe peu soucieuse de déontologie, de mesure ou même (seulement) dhumanité. Savoir quà une voyoucratie réelle ou supposée, la même république oppose une voyoucratie policière qui nest pas loin de lui ressembler, mais qui, elle, na rien de supposé et ne peut dailleurs que conforter la précédente.
Cest avec amusement quil faut se rappeler la levée de bouclier des policiers (et de certains magistrats) lorsquil a été récemment envisagé denregistrer les auditions, voire de filmer les conditions de garde-à-vue. Il faut se rappeler avec quelle touchante unanimité les uns et les autres se sont insurgés sur le soupçon que de telles mesures faisaient peser sur une police dont laffirmation dangélisme même ne pouvait que paraître suspecte. Le visionnage de cette cassette inciterait plutôt également à étendre la mesure aux véhicules de patrouille et à songer à pourvoir chaque citoyen dun camescope tant il est vrai, hélas, que limage (et le son) ne mentent pas tant quon voudrait à présent le dire.
Comment peut-on en arriver à ce genre de situation, dans un pays qui se proclame ouvertement démocratique et républicain, pays des droits de lhomme, berceau dun pensée civique que nul dans le monde ne conteste ? Faisons la part de lhypocrisie que revêt pareil discours dans une société plus soucieuse dobliger les puissants que de secourir ceux quelle laisse au bord du chemin. Plutôt que de parler durbanisme et demploi, de précarité, de difficulté de vie, le pouvoir préfère, à peu dencâblures délections pressantes, très classiquement entonner lantienne du tout-sécuritaire. À cet égard, la gauche ne vaut guère mieux que la droite et M. Chevènement avec un entêtement touchant sacharne sans cesse à nous faire regretter Pasqua.
La « bavure » de Ris-Orangis nest pas une bavure. Elle est la conséquence habituelle dun choix délibéré, puis dune succession de manquements de dysfonctionnements inéluctables et prévisibles. Cest en cela quelle est le symptôme dune maladie bien plus grave, qui touche au fondement même de la société et montre la duplicité de son discours. On juge une société à ses hôpitaux, à ses écoles et à sa police à sa vraie police, telle quelle sexerce sur le terrain, dans la rue, dans sa vérité loin des yeux de tous, non pas telle quelle se dit ou se rêve dans tel ou tel cabinet ministériel.
Soyons clairs : si un fonctionnaire de police se livre à de tels actes (on dit volontiers quil se lâche), cest quil a la certitude à peu près complète de limpunité. De manière pratique, limpunité commence par la pratique courante et systématique de loutrage-rebellion. On peut même dire quil sagit-là de larme de service absolue du « flicard ». Vérifications didentité tournant au harcèlement, injures à caractère personnel ou racisme, bousculades et même coups ou sévices, tout peut être « couvert » par un bon outrage-rebellion bien troussé ! Bien sûr, face à une population sensible (adolescents des banlieues, minorités ethniques ou sociales, personnes en difficulté), la provocation policière a beaucoup plus de chances de « prendre ».
Or, les responsabilités sont là multiples et graves. Tout dabord, et de manière instinctive, en pareil cas la hiérarchie couvre quand elle napprouve pas implicitement ou explicitement. Lorsque le coup est parti, lorsquen particulier « ça a fui dans la presse », ou lorsque « ça risque de fuiter », il faut voir avec quel empressement elle tâche de minorer la responsabilité policière. Il nest que de remarquer la gêne sensible avec laquelle lun des supérieurs du gardien P. évoque les faits commis. On ne soulignera pas avec quelle réticence le délégué syndical interviewé tente lui aussi de minorer ceux-ci. Il nest pas besoin non plus de rappeler avec quelle extrême réserve le magistrat chargé de laffaire envisage linfraction.
Pourquoi une telle pleutrerie des institutions, alors que les faits sont clairs et que limage parle delle-même ? Comment admettre quun policier déclare être lui-même la loi, comment tolérer quil porte un coup à une personne sans défense, comment admettre quon embarque la victime menottée ? Pourquoi personne, parmi ces mêmes responsables, na-t-il eu le courage de clamer sa honte et son dégoût ? Peut-être parce quaucun dentre eux, policier, syndicaliste, magistrat, chacun occupé à ses petites affaires, na ressenti au fond ni honte, ni dégoût.
Mais cest aussi et surtout que trop dintérêts sont en jeu. On ne parlera pas de la responsabilité syndicale. Beaucoup de corporatisme et des vues à court terme lempêchent de tenir sur ce point un discours cohérent. Sen prendre au privilège de juridiction que constitue loutrage-rebellion reviendrait pour nombre de syndicats à se mettre à dos la partie la plus remuante et la plus offensive de ses troupes. Il en va de même de la hiérarchie, généralement plus soucieuse de son repos et de la sauvegarde de ses propres intérêts, que dune bonne administration de la police.
De surcroît, la militarisation progressive des effectifs (pour la plupart destinés à servir en tenue, au détriment de la sage dichotomie police en civil/police en tenue longtemps de règle dans notre pays), contribue à renforcer une forme de commandement, des méthodes et des habitudes plus propices à lexcès quà léquité ou à la modération. Moins de police réellement judiciaire, plus de police de maintien de lordre. Et chacun sait quen matière de maintien de lordre, on nest guère regardant sur les méthodes employées.
Plus délicate est la question du rôle de la justice, à laquelle il reviendrait pourtant de dire le droit. Trop souvent, la collusion entre policiers, parquets et magistrats est de règle. Trop souvent lentérination de loutrage-rébellion est de règle. Faute de tenir leurs troupes ainsi que la loi les y enjoint, nombre de magistrats « se couchent » devant leurs flics. Outre des considérations personnelles et qui tiennent parfois simplement à labsence de caractère, lévolution récente du traitement de la criminalité « en temps réel » ne peut dailleurs quaccentuer la sujétion des magistrats aux enquêteurs, alors que la règle républicaine voudrait que ce fût linverse.
Tout aussi insidieusement, envoyer rôder quatre par quatre, armés jusquaux dents et en tenue guerrière (voire même pour certaines opérations, encagoulés) des hommes revêtus de tenues paramilitaires, nest-ce pas dans certains quartiers une sorte de provocation ? Le péril est-il dailleurs réellement si grand quil faille y envoyer cette sorte de troupe ? Pour y « terroriser » qui ? Comment prétendre gagner la confiance alors quau fond on voit bien quil sagit seulement de faire peur ?
La responsabilité est politique. La récente découverte, fondamentalement poujadiste et électoraliste, de la notion opportune (opportuniste ?) de victime dans le discours du pouvoir induit un choix répressif sans commune mesure avec la réalité de la menace. Gare que peu à peu ne se développent réflexes et attitudes prétoriens parmi ceux à qui on délègue trop à loisir lexercice de la force publique. Intérêts corporatistes, visées électoralistes, démagogie avouée, racisme latent, lâchetés croisées, tout concourt à la situation actuelle, tout rend transparente et compréhensible la soi-disant « bavure » de Ris-Orangis.
Un motif doptimisme relatif, toutefois : pour une fois, par le biais dun témoin et celui du média, une sorte de contrôle citoyen sest exercé, bien accidentellement, sur la part dombre que comporte lactivité dune partie de son administration. On ne saura trop sen réjouir. Il est fort dommage que ce contrôle citoyen nait pu sexercer dans dautres occurrences récentes. À quand un Observatoire de la Police comme il en existe déjà un des prisons ?
Par-delà la langue de bois et le tournoiement provocateur des matraques, par-delà les rodomontades ministérielles, pour une fois que la réalité est apparue clairement au grand jour, quelle soit au moins loccasion de poser la vraie question, et au plus haut niveau. La police est un service public comme les autres, nen déplaise aux tenants du gros bâton. Elle est là pour garantir lordre et la sécurité, non pour générer directement ou indirectement désordre et insécurité. La quasi-certitude de limpunité dont dispose certains de ceux qui lexercent est sans nul doute la principale raison de ses exactions.
Le premier flic de France aura-t-il lautorité et le courage de rappeler à ceux qui sont chargés de faire respecter les lois quil leur revient en premier chef de les respecter eux-mêmes, quils sont assujettis aux mêmes lois et règlements que leurs concitoyens et que leur fonction ou leur grade ne leur confèrent ni le moindre privilège, ni la moindre impunité. Quils sont responsables de limage quils donnent des corps auxquels ils appartiennent.
Il est dautant plus aisé de respecter une Police, dès lors que ses hommes se conduisent de manière juste, digne et respectable. Lincivisme policier est à certains égards porteur de germes encore plus dangereux et corrupteurs que lincivisme même quon prétend à cor et à cri combattre chez les citoyens. M. Chevènement a grand souci de mater les sauvageons « den face ». Sous certaines réserves, on ne peut quacquiescer
au moins dans le principe. A-t-il identiquement la volonté, le pouvoir et les moyens de contenir les sauvageons de son bord ? Lavenir nous le dira. Si tel nétait pas le cas, il conviendrait de regarder avec appréhension létrange visage dune cité dans laquelle lun des plus républicains parmi ses généraux serait tenu en otage par la pire engeance de sa soldatesque.
Écrivain et ancien inspecteur divisionnaire de la police nationale.