Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
par Claude Corman
Imprimer l'articleLentreprise-Dieu
Langoisse ma saisi dun coup. Je marchais dun pas dautomate, les yeux hébétés, avalant sans discernement les vitrines des magasins. Je suivais mes pieds comme sils savaient où se rendre. De temps en temps je jetais un regard vers le ciel. Une bande de ciel bleu entre les immeubles me regardait sottement. Je navais rien à en attendre. Je continuais à marcher de long en large, en travers, à reculons. Autour de moi, la foule semblait animée de mouvements cohérents et orientés. Javais peur. La foule savait, qui dordinaire est si incapable de lucidité et de raison. Saloperie dangoisse... Je navais pas besoin de ça. Ma mission était pourtant des plus simples. Je devais enquêter sur une vente illicite de médailles miraculeuses. Au début, cétait un petit trafic local mais maintenant avec Internet, la boîte qui fabriquait les médailles était devenue une start-up de la superstition. Dieu sait si le Marché est vaste : les miracles ! Impossible den faire le tour. Quand-même ! Les miracles en vente illégale, Dieu devrait intervenir ! Mais la foutue bande de ciel bleu restait muette. On mavait donc chargé de coincer les fraudeurs. Une mission simple, de routine, mavait-on assuré. Pas de flingues, pas dentourloupes. Des vendeurs de Dieu en tranches comme de la brioche ou du pain de mie. Doù venait donc cette foutue angoisse ? Je montais et descendais cent fois la rue et le boulevard de la Grotte. Il est vrai que le Lieu est fait pour vous perdre. A langle de la rue et du boulevard de la Grotte, il y avait un grand magasin, le Palais du rosaire, je crois. Que lon ait emprunté lune ou lautre des rues, on finissait toujours par tomber sur ce foutu palais. Des vierges par milliers de tous les formats et à tous les prix, des croix, des crucifix en bronze, en étain, en bois, en caramel, en chewing-um, en argenterie. Par milliers. Lair me manquait et je me sentais instable. Jépongeais mon front humide et sortis un petit papier froissé : 27, boulevard de la Grotte. Cétait là quhabitait mon premier contact local.
Mais les milliers de vierges tournaient, tournaient dans ma tête. Je déambulais dans la rue, à deux doigts du malaise. Les forces me manquaient pour jeter un coup dil au nom de la rue. Et je repartais comme un automate à la recherche du 27, sans doute dans la mauvaise rue. Mais elles étaient si semblables. Les mêmes magasins, toujours, avec leurs cristalleries de saints et de vierges à bon marché, clinquantes, lustrées, tapineuses Marx avait parlé du fétichisme de la marchandise. Mais là, cétait dun autre ordre. Je nétais pas préparé à lhallucination de la marchandise. Une plongée en enfer ! Jai dû passer cent fois devant le numéro 27, mais tout semblait si diaboliquement uniforme, identique Et pourtant autour de moi, des humains entraient et sortaient des magasins, regardaient, sémerveillaient, achetaient. Dans toutes les langues.
Une sorte de doute terrible, accablant me saisit. Une identité informe, flottante avait pris la place de lagent spécial Isaac Laquedem.
Mon vieux complice, le gastrophysicien finnois TG avec qui dordinaire nous menions nos enquêtes nétait pas là pour me donner un coup de main. A coup sûr, il aurait retrouvé la piste de notre contact. Jamais il ne cédait à la panique. Il lui suffisait de penser à la prochaine ère glaciaire pour se rassurer. Moi, jétais foutument incapable dune telle plongée dans la relativité.
Quel était donc le sens de mon enquête. Je devais coincer un groupe de malfrats qui fabriquait et vendait des fausses médailles miraculeuses. Ici, dans cet endroit, où le miracle avait pignon sur rue.
Jéprouvais la même impression que lorsquon regarde toutes les chaînes dun bouquet numérique. Ca me refile aussitôt la nausée. Cest peut-être à ce type de détail quon distingue finalement un moderne dun inadapté ; à cette capacité à regarder en face et sans frémir laccumulation, la concentration bavarde et brouillone dobjets. Jessuyais une nouvelle fois mon front. La sueur... Jétais à coup sûr un inadapté.
Dans la rue de la grotte ou le boulevard, je ne sais plus, je vis des livres et des photos.
Je marrêtai. Ca me changeait des myriades de reliques argentées qui sétiraient à perte de vue comme les rails qui se perdent à lhorizon. Il y avait là des livres de Maurice Bardèche, de Paul Rassinier, de Robert Faurisson, au milieu de missels aux fines pages dorées et enluminées de pieuses images. Je levai la tête. Jétais au numéro 27.
Se pouvait-il que mon contact habite dans lantre du négationnisme ?
Nausée, vertige, sueur. Même les livres me reprochaient dexister...
Je me laissai guider par les flux de gens qui toujours plus nombreux ruisselaient vers limmense esplanade de la grotte.
Des milliers de gens et parmi eux, des malades, des handicapés, des paralysés.
Qui attendaient le miracle. Autrefois, et dans dautres lieux, Jesus le Nazaréen avait guéri des infirmes autour de la mer de Génésareth. Ici, de temps en temps, le paralytique retrouvait ses jambes et laveugle sa vue.
Je regardai autour de moi. Tous ces visages dhommes et de femmes, défigurés par leur appétit de guérir. La foi tournée vers soi prend immédiatement le masque de la grimace. Même la souffrance se fait pitrerie, obscénité.
Je me surpris à penser que si lhomme a été fait à limage de Dieu, Dieu devait avoir une sacrée drôle de bobine et son trône céleste, lallure dune chaise roulante.
Bon sang, langoisse me soufflait de sales pensées. Et mon enquête piétinait.
Jétais chargé de découvrir dans une ville vouée à la sainteté des escrocs, des entrepreneurs sans scrupules qui transformaient en marchandise vile lor pur de la foi.
LEntreprise-Dieu ! Le plus vaste, le plus déjanté des marchés mais aussi le plus prometteur, bien plus encore que les boîtes dingéniérie génétique dont la côte boursière ne cessait de gonfler. Comme quoi cette ville était en avance...
Je nétais pas de taille à me mesurer à un tel Goliath. Et TG qui nétait pas à mes côtés.
Il fallait que je refile laffaire à un autre.
Se pouvait-il quun jeune rabbin de Galilée ait inspiré un tel marché ? « Tu ne te fabriqueras pas des idoles ! Tu ne sculpteras pas des images de ton Dieu. »
Mais aprés tout, personne nétait maître de sa postérité. Socrate ne pouvait pas être tenu pour responsable du traité des petites vertus de Sponville et Marx pas davantage du disque rayé de Laguillier.
Cette pensée me rassura. Moins que la perspective de la prochaine ère glaciaire dans laquelle nous étions sans nul doute entrés comme laffirmait mon ami gastrophysicien.
Mais tout de même.
Je remontai vers le boulevard de la grotte, sans me laisser envahir par la peur de ces milliers didoles taillées qui mavaient tout à lheure piqué comme des nuées de moustiques dans les soirées orageuses. Jétais enfin redevenu lagent très spécial Isaac Laquedem, traqueur dentreprises illégales, de start-up clandestines et du business off-shore.
Jarrivai au numéro 27 et je sonnai. Courageusement
Mathilde Losserand
Mais les milliers de vierges tournaient, tournaient dans ma tête. Je déambulais dans la rue, à deux doigts du malaise. Les forces me manquaient pour jeter un coup dil au nom de la rue. Et je repartais comme un automate à la recherche du 27, sans doute dans la mauvaise rue. Mais elles étaient si semblables. Les mêmes magasins, toujours, avec leurs cristalleries de saints et de vierges à bon marché, clinquantes, lustrées, tapineuses Marx avait parlé du fétichisme de la marchandise. Mais là, cétait dun autre ordre. Je nétais pas préparé à lhallucination de la marchandise. Une plongée en enfer ! Jai dû passer cent fois devant le numéro 27, mais tout semblait si diaboliquement uniforme, identique Et pourtant autour de moi, des humains entraient et sortaient des magasins, regardaient, sémerveillaient, achetaient. Dans toutes les langues.
Une sorte de doute terrible, accablant me saisit. Une identité informe, flottante avait pris la place de lagent spécial Isaac Laquedem.
Mon vieux complice, le gastrophysicien finnois TG avec qui dordinaire nous menions nos enquêtes nétait pas là pour me donner un coup de main. A coup sûr, il aurait retrouvé la piste de notre contact. Jamais il ne cédait à la panique. Il lui suffisait de penser à la prochaine ère glaciaire pour se rassurer. Moi, jétais foutument incapable dune telle plongée dans la relativité.
Quel était donc le sens de mon enquête. Je devais coincer un groupe de malfrats qui fabriquait et vendait des fausses médailles miraculeuses. Ici, dans cet endroit, où le miracle avait pignon sur rue.
Jéprouvais la même impression que lorsquon regarde toutes les chaînes dun bouquet numérique. Ca me refile aussitôt la nausée. Cest peut-être à ce type de détail quon distingue finalement un moderne dun inadapté ; à cette capacité à regarder en face et sans frémir laccumulation, la concentration bavarde et brouillone dobjets. Jessuyais une nouvelle fois mon front. La sueur... Jétais à coup sûr un inadapté.
Dans la rue de la grotte ou le boulevard, je ne sais plus, je vis des livres et des photos.
Je marrêtai. Ca me changeait des myriades de reliques argentées qui sétiraient à perte de vue comme les rails qui se perdent à lhorizon. Il y avait là des livres de Maurice Bardèche, de Paul Rassinier, de Robert Faurisson, au milieu de missels aux fines pages dorées et enluminées de pieuses images. Je levai la tête. Jétais au numéro 27.
Se pouvait-il que mon contact habite dans lantre du négationnisme ?
Nausée, vertige, sueur. Même les livres me reprochaient dexister...
Je me laissai guider par les flux de gens qui toujours plus nombreux ruisselaient vers limmense esplanade de la grotte.
Des milliers de gens et parmi eux, des malades, des handicapés, des paralysés.
Qui attendaient le miracle. Autrefois, et dans dautres lieux, Jesus le Nazaréen avait guéri des infirmes autour de la mer de Génésareth. Ici, de temps en temps, le paralytique retrouvait ses jambes et laveugle sa vue.
Je regardai autour de moi. Tous ces visages dhommes et de femmes, défigurés par leur appétit de guérir. La foi tournée vers soi prend immédiatement le masque de la grimace. Même la souffrance se fait pitrerie, obscénité.
Je me surpris à penser que si lhomme a été fait à limage de Dieu, Dieu devait avoir une sacrée drôle de bobine et son trône céleste, lallure dune chaise roulante.
Bon sang, langoisse me soufflait de sales pensées. Et mon enquête piétinait.
Jétais chargé de découvrir dans une ville vouée à la sainteté des escrocs, des entrepreneurs sans scrupules qui transformaient en marchandise vile lor pur de la foi.
LEntreprise-Dieu ! Le plus vaste, le plus déjanté des marchés mais aussi le plus prometteur, bien plus encore que les boîtes dingéniérie génétique dont la côte boursière ne cessait de gonfler. Comme quoi cette ville était en avance...
Je nétais pas de taille à me mesurer à un tel Goliath. Et TG qui nétait pas à mes côtés.
Il fallait que je refile laffaire à un autre.
Se pouvait-il quun jeune rabbin de Galilée ait inspiré un tel marché ? « Tu ne te fabriqueras pas des idoles ! Tu ne sculpteras pas des images de ton Dieu. »
Mais aprés tout, personne nétait maître de sa postérité. Socrate ne pouvait pas être tenu pour responsable du traité des petites vertus de Sponville et Marx pas davantage du disque rayé de Laguillier.
Cette pensée me rassura. Moins que la perspective de la prochaine ère glaciaire dans laquelle nous étions sans nul doute entrés comme laffirmait mon ami gastrophysicien.
Mais tout de même.
Je remontai vers le boulevard de la grotte, sans me laisser envahir par la peur de ces milliers didoles taillées qui mavaient tout à lheure piqué comme des nuées de moustiques dans les soirées orageuses. Jétais enfin redevenu lagent très spécial Isaac Laquedem, traqueur dentreprises illégales, de start-up clandestines et du business off-shore.
Jarrivai au numéro 27 et je sonnai. Courageusement
Mathilde Losserand