Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
par Emmanuel Renault
Imprimer l'articleLentreprise est un camp ?
Dans le Capital, Marx avait déjà présenté lentreprise comme lenvers du décors, comme le lieu où les apparences chatoyantes du marché se renversent en leur contraire : la sueur et la violence, linégalité et lexploitation. Les échanges marchands sont soumis à des règles de droit et, de ce fait, ils garantissent certaines formes de liberté, dégalité et de justice. Il nen est plus de même une fois que la force de travail est achetée, elle est alors mise à disposition sous des conditions qui ne sont pas contrôlées par les mêmes lois : « Au moment où nous prenons congé de cette sphère de la circulation simple ou de léchange des marchandises, à laquelle le libre-échangiste vulgaris emprunte les conceptions, les notions et les normes du jugement quil porte sur la société du capital et du travail salarié, il semble que la physionomie de nos dramatis personae se transforme déjà quelque peu. Lancien possesseur dargent marche devant, dans le rôle du capitaliste, le possesseur de la force de travail le suit, dans celui de son ouvrier ; lun a aux lèvres le sourire des gens importants et brûle dardeur affairiste, lautre est craintif, rétif comme quelquun qui a porté sa propre peau au marché et qui, maintenant, na plus rien à attendre
que le tannage »1. Lentreprise : le régime dexception, la sphère de ce qui structurellement se soustrait à légalité juridique.
Cest tout à la fois formellement et réellement que lentreprise analogue à un camp (ce qui ne signifie pas quelle soit un camp). Formellement tout dabord, ou par la forme même de lexception. La notion de camp de concentration évoque pour nous le nazisme et la solution finale, cependant, dans lAllemagne hitlérienne, il y eut des camps de concentration avant la solution finale, en outre, il y eut des camps de concentration avant et après le régime Nazi. Il semble que « les premiers camps de concentration soient apparus avec les campos de concentrationes créés par les Espagnols à Cuba en 1896 pour mater linsurrection de la population de la colonie, et avec les concentration camps dans lesquels les Anglais entassèrent les Boers au début du siècle ». Comme le remarque Giorgio Agamben, il sagit dans les deux cas « de lextension à lensemble de la population civile dun état dexception lié à la guerre coloniale »2. Si lon désire dégager une forme commune aux différents types de camps de concentration, sans doute faut-il partir de cette caractérisation. Extension de lexception à lensemble de la population, nest-ce pas ce que réalise également lentreprise ?
Par ailleurs, lentreprise ressemble également à un camp réellement, cest à dire par ce qui sy passe par la manière dont se réalise lexception : dans la violence et la souffrance. Lors des dernières décennies, de profondes modifications du travail furent loccasion du développement de nouvelles formes de violence et dexploitation engendrant une déstabilisation massive des individus et des collectifs ainsi quune pression psychique épuisante3. Dans le même temps, la faiblesse des résistances opposées à la « modernisation » a fait des salariés une masse de victimes impuissantes et les a soumis à ce que lon a pu considérer comme une nouvelle forme de « barbarie »4.
Il nest pas donc si étonnant que plusieurs auteurs aient été tentés de filer la métaphore du camp, voire de comparer les nouvelles formes dinjustice et de souffrance au degré suprême de linjustice et de la souffrance : le camp de concentration Nazi. Lentreprise moderne nest-elle pas le lieu dun développement inédit de la violence perverse (Marie-France Hirigoyen)5 ? Nest-elle pas le lieu dune banalisation de la souffrance et de linjustice qui présente des analogies avec ce qui sest produit sous le régime Nazi (Christophe Dejours)6 ? Ny observe-t-on pas une déshumanisation du travail et des rapports humains qui se projette jusque dans le langage, un langage lui-même totalement déshumanisé. Le langage des ressources humaines ne ressemble-t-il pas, comme le suggère François Emmanuel, au langage technique par lequel larmée allemande décrivait les cargaisons de juifs : un chargement de pièces de marchan-dises7. Lentreprise nest-elle pas un camp ? Quand on lit le récit de François Emmanuel, ce qui ne devrait passer que pour une hypothèse incongrue se transforme en une possibilité si réelle et si inquiétante que le sol et lunivers entier se dérobe comme dans ce cauchemar : je me promène dans la rue entouré par des murs, derrière ces murs se déroule une autre vie, la vie de nombreuses entreprises que je ne connais pas, cette vie, je ne la vois pas, je ne sais donc pas ce qui sy trame mais quotidiennement je la côtoie, peut-être ne veux-je pas le savoir, mais comment réagirais-je si je venais un jour à lapprendre, et si je participais ainsi malgré moi à quelque chose qui mest absolument insupportable ?
On pourrait continuer à filer la métaphore en sattachant plus spécifiquement aux nouvelles formes de travail. On pourrait remarquer par exemple que linfirmerie est le seul lieu où les individus parviennent à se libérer du stress lié au travail en bureau ouvert et au contrôle permanent quil implique, ainsi que de la contrainte dune culture dentreprise qui sinscrit jusque dans leurs corps8. Nous reviendraient alors en mémoire les remarques consacrées par Primo Levi au rôle de linfirmerie dans les camps9. A propos du K.B. (« K.B. » dans le camps signifiait « Kankenbau » et désignait linfirmerie), il remarquait notamment : "Le K.B., c'est le Lager moins l'épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ; aussi y parlons-nous d'autre chose que de faim et de travail ; aussi en venons-nous à penser à ce qu'on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre »10.
Si lentreprise est un camp, ce nest sûrement pas un camp de vacance, même si on demande parfois au cadres de sadonner au saut à lélastique. Si lentreprise est un camp, il y a du Dachau dans notre vie ordinaire, mais dans la nouvelle entreprise, flexible, polyvalente et innovante, il y a aussi du Mandarom. La nouvelle entreprise, l« entreprise maigre »11 se caractérise par une recherche de gains de productivité interne qui passe par une réduction des coûts de con-trôle, une diminution des échelons hiérarchiques et une délégation de la responsabilité. Elle se doit donc dinventer de nouvelles formes de directions et les confier à un nouveau type de manageur. Voilà comment la littérature du management des années 90 le décrit (les termes en italiques sont des termes récurrents dans cette littérature) : « il nest pas seulement celui qui sait sengager, mais aussi celui qui est capable dengager les autres, de donner de limplication, de rendre désirable le fait de le suivre, parce quil inspire confiance, quil est charismatique, que sa vision produit de lenthousiasme [ ]. Ce nest pas un chef (hiérarchique), mais un intégrateur, un facilitateur, donneur de souffle, fédérateur dénergie, impulseur de vie, de sens et dautonomie »12.
Finissons par un dicton : quand lexception concentrationnaire rencontre lexception sectaire, jai envie dêtre fonctionnaire.
Vincent Gire
Cest tout à la fois formellement et réellement que lentreprise analogue à un camp (ce qui ne signifie pas quelle soit un camp). Formellement tout dabord, ou par la forme même de lexception. La notion de camp de concentration évoque pour nous le nazisme et la solution finale, cependant, dans lAllemagne hitlérienne, il y eut des camps de concentration avant la solution finale, en outre, il y eut des camps de concentration avant et après le régime Nazi. Il semble que « les premiers camps de concentration soient apparus avec les campos de concentrationes créés par les Espagnols à Cuba en 1896 pour mater linsurrection de la population de la colonie, et avec les concentration camps dans lesquels les Anglais entassèrent les Boers au début du siècle ». Comme le remarque Giorgio Agamben, il sagit dans les deux cas « de lextension à lensemble de la population civile dun état dexception lié à la guerre coloniale »2. Si lon désire dégager une forme commune aux différents types de camps de concentration, sans doute faut-il partir de cette caractérisation. Extension de lexception à lensemble de la population, nest-ce pas ce que réalise également lentreprise ?
Par ailleurs, lentreprise ressemble également à un camp réellement, cest à dire par ce qui sy passe par la manière dont se réalise lexception : dans la violence et la souffrance. Lors des dernières décennies, de profondes modifications du travail furent loccasion du développement de nouvelles formes de violence et dexploitation engendrant une déstabilisation massive des individus et des collectifs ainsi quune pression psychique épuisante3. Dans le même temps, la faiblesse des résistances opposées à la « modernisation » a fait des salariés une masse de victimes impuissantes et les a soumis à ce que lon a pu considérer comme une nouvelle forme de « barbarie »4.
Il nest pas donc si étonnant que plusieurs auteurs aient été tentés de filer la métaphore du camp, voire de comparer les nouvelles formes dinjustice et de souffrance au degré suprême de linjustice et de la souffrance : le camp de concentration Nazi. Lentreprise moderne nest-elle pas le lieu dun développement inédit de la violence perverse (Marie-France Hirigoyen)5 ? Nest-elle pas le lieu dune banalisation de la souffrance et de linjustice qui présente des analogies avec ce qui sest produit sous le régime Nazi (Christophe Dejours)6 ? Ny observe-t-on pas une déshumanisation du travail et des rapports humains qui se projette jusque dans le langage, un langage lui-même totalement déshumanisé. Le langage des ressources humaines ne ressemble-t-il pas, comme le suggère François Emmanuel, au langage technique par lequel larmée allemande décrivait les cargaisons de juifs : un chargement de pièces de marchan-dises7. Lentreprise nest-elle pas un camp ? Quand on lit le récit de François Emmanuel, ce qui ne devrait passer que pour une hypothèse incongrue se transforme en une possibilité si réelle et si inquiétante que le sol et lunivers entier se dérobe comme dans ce cauchemar : je me promène dans la rue entouré par des murs, derrière ces murs se déroule une autre vie, la vie de nombreuses entreprises que je ne connais pas, cette vie, je ne la vois pas, je ne sais donc pas ce qui sy trame mais quotidiennement je la côtoie, peut-être ne veux-je pas le savoir, mais comment réagirais-je si je venais un jour à lapprendre, et si je participais ainsi malgré moi à quelque chose qui mest absolument insupportable ?
On pourrait continuer à filer la métaphore en sattachant plus spécifiquement aux nouvelles formes de travail. On pourrait remarquer par exemple que linfirmerie est le seul lieu où les individus parviennent à se libérer du stress lié au travail en bureau ouvert et au contrôle permanent quil implique, ainsi que de la contrainte dune culture dentreprise qui sinscrit jusque dans leurs corps8. Nous reviendraient alors en mémoire les remarques consacrées par Primo Levi au rôle de linfirmerie dans les camps9. A propos du K.B. (« K.B. » dans le camps signifiait « Kankenbau » et désignait linfirmerie), il remarquait notamment : "Le K.B., c'est le Lager moins l'épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ; aussi y parlons-nous d'autre chose que de faim et de travail ; aussi en venons-nous à penser à ce qu'on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre »10.
Si lentreprise est un camp, ce nest sûrement pas un camp de vacance, même si on demande parfois au cadres de sadonner au saut à lélastique. Si lentreprise est un camp, il y a du Dachau dans notre vie ordinaire, mais dans la nouvelle entreprise, flexible, polyvalente et innovante, il y a aussi du Mandarom. La nouvelle entreprise, l« entreprise maigre »11 se caractérise par une recherche de gains de productivité interne qui passe par une réduction des coûts de con-trôle, une diminution des échelons hiérarchiques et une délégation de la responsabilité. Elle se doit donc dinventer de nouvelles formes de directions et les confier à un nouveau type de manageur. Voilà comment la littérature du management des années 90 le décrit (les termes en italiques sont des termes récurrents dans cette littérature) : « il nest pas seulement celui qui sait sengager, mais aussi celui qui est capable dengager les autres, de donner de limplication, de rendre désirable le fait de le suivre, parce quil inspire confiance, quil est charismatique, que sa vision produit de lenthousiasme [ ]. Ce nest pas un chef (hiérarchique), mais un intégrateur, un facilitateur, donneur de souffle, fédérateur dénergie, impulseur de vie, de sens et dautonomie »12.
Finissons par un dicton : quand lexception concentrationnaire rencontre lexception sectaire, jai envie dêtre fonctionnaire.
Vincent Gire
(1) K. Marx, Le capital, PUF, 1992, p. 198.
(2) G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 179-180.
(3) A. Ehrenberg, La fatigue dêtre soi, Odile Jacob, 1998.
(4) J.-P. Le Goff, L. barbarie douce. La modernisation des entreprises et de lécole, La découverte, 1999.
(5) M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
(6) C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de linjustice sociale, Seuil, 1998.
(7) F. Emmanuel, La question humaine, Stock, 2000. Lire aussi p. 6 du Passant Ordinaire.
(8) G. Balazs, J. P. Faguer, Une nouvelle forme de management : lévaluation, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, p. 68-76.
(9) Primo Levi, Si c'est un homme, R. Laffont, 1996, p. 59-73.
(10) Ibid., p. 71-72.
(11) Voir à ce propos, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 115-116
(12) Ibid., p. 172-173.
(2) G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 179-180.
(3) A. Ehrenberg, La fatigue dêtre soi, Odile Jacob, 1998.
(4) J.-P. Le Goff, L. barbarie douce. La modernisation des entreprises et de lécole, La découverte, 1999.
(5) M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
(6) C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de linjustice sociale, Seuil, 1998.
(7) F. Emmanuel, La question humaine, Stock, 2000. Lire aussi p. 6 du Passant Ordinaire.
(8) G. Balazs, J. P. Faguer, Une nouvelle forme de management : lévaluation, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, p. 68-76.
(9) Primo Levi, Si c'est un homme, R. Laffont, 1996, p. 59-73.
(10) Ibid., p. 71-72.
(11) Voir à ce propos, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 115-116
(12) Ibid., p. 172-173.