Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
par Andreù Solé
Imprimer l'articleLa folle machine à « insatisfaire »
Quest-ce qui tient un monde ? Sur quoi tient-il ? Un monde est une configuration de possibles et dimpossibles ; ce sont ses possibles et impossibles qui font, qui tiennent un monde. Lapproche que nous proposons nest ni économique, ni sociologique. Elle est anthropologique.1
Pour les Aztèques, le cosmos est luvre des dieux ; impossible que le soleil ne soit pas né dun sacrifice divin. Pour ce monde, le monde peut sarrêter à tout instant : possible que le soleil ne se lève pas demain. Les humains doivent constamment répéter le sacrifice initial des dieux. Il faut donner au soleil le fluide sacré quil réclame pour poursuivre sa course : du sang humain. Monde guerrier. La guerre que font les Aztèques nest pas seulement politique et économique : il ne sagit pas seulement de soumettre des peuples pour leur imposer de lourds tributs. Pour nourrir le soleil, il faut faire un maximum de prisonniers à sacrifier. Les guerriers aztèques remplissent une mission cosmique. Le monde aztèque est notamment cet impossible et ce possible.
Ainsi que le suggère ce rapide détour par la civilisation aztèque, la réalité dun monde la réalité fondamentale et fondatrice à ses yeux est ses possibles et impossibles. Pour un monde, les possibles et impossibles dun autre monde (la réalité de lAutre) constituent une bizarrerie, la preuve dune infériorité culturelle voire mentale, la manifestation dune folie collective.
Quels sont les possibles et impossibles qui font, qui tiennent notre monde ? Quelle est notre réalité fondamentale ? Nos possibles et impossibles sont-ils moins fous que ceux des Aztèques ? La réalité que nous nous sommes inventée est-elle moins folle ? Ce monde, nous proposons de le qualifier de « moderne » mais en revenant au sens originel du terme : actuel, daujourdhui.
L « entreprisation » du monde
Partout sur la planète, larmée, les hôpitaux, les mairies, les clubs de football, les administrations, les partis politiques cherchent à sorganiser comme lentreprise. Aucune activité humaine ne doit, ne peut échapper aux méthodes, pratiques, techniques, langage de lentreprise. Par exemple, le marketing na-t-il pas envahi les associations humanitaires ? « Moderniser », cest « entrepriser ».
Les distinctions traditionnelles (activités marchandes ou non marchandes, ayant pour but le profit ou soumises à dautres finalités) sont de plus en plus remises en cause. Un modèle universel dorganisation simpose au monde. La « mondialisation », cest lhumanité soumise, se soumettant à une forme unique dorganisation. Ne ressentons-nous pas physiquement lemprise de celle-ci sur nos relations avec lAutre, le Temps, lEspace, la Vie, la Mort ? Notre monde est l« entreprisation » du monde.
Pour lhomme « moderne », la réalité fondamentale celle qui fonde son monde est lentreprise. Cest ce quaffirme aussi bien le libéralisme que le marxisme.
Impossible de ne pas chercher à se « moderniser », de ne pas désirer être toujours plus « moderne ». Impossible que la « modernisation » du monde ne passe pas par l« entreprisation » des activités humaines, impossible de ne pas sorganiser toujours plus comme lentreprise.
Notre monde serait-il ce quil est, serions-nous ce que nous sommes dans lhistoire de lhumanité, sans ce triple impossible ? Ces impossibles ne constituent-ils pas ce que nous considérons comme la réalité fondamentale de notre monde ?
S« insatisfaire » le plus possible
Lentreprise est lorganisation la plus performante inventée par lhomme pour satisfaire les besoins humains. Telle est lévidence diffusée par les théories économiques, par la pléthorique littérature consacrée aux questions de direction et de gestion de lentreprise. Le client (ses besoins, attentes, désirs) est nous explique-t-on plus que jamais au centre des préoccupations et de lorganisation de lentreprise. On va jusquà parler de « dictature du client ».
Imaginons ce qui se passerait si nous étions satisfaits (si nos besoins en matière dalimentation, de logement, de transport, dhabillement, de loisirs étaient satisfaits) ? Ce monde ne sécroulerait-il pas comme un château de cartes ? Lentreprise que lon pense notamment à linnovation (lancement de produits et services nouveaux) et à la publicité nest-elle pas une formidable machine à « insatisfaire » ? Ce quon appelle la concurrence, nest-ce pas une féroce compétition entre les entreprises pour insatisfaire le plus de personnes (aussi bien le smicard que le PDG millionnaire), le plus possible ?
Notre monde le monde de lentreprise est une extraordinaire organisation à « insatisfaire ». Etre « moderne », cest être insatisfait de ses conditions matérielles de vie, quelles quelles soient. Etre satisfait, cest désobéir à ce monde. Un humain satisfait est pour le monde « moderne », un arriéré mental, un fou, quelquun de dangereux : sa satisfaction met en danger ce monde. En se convainquant que ses besoins sont en constante évolution et illimités quil sagit dune réalité constitutive de la nature humaine lhomme « moderne » sest condamné à linsatisfaction matérielle à perpétuité. Il sorganise pour s« insatisfaire ». Lentreprise est lorganisation de cette insatisfaction. Justifiant et stimulant cette insatisfaction, tous les syndicats et partis politiques ne travaillent-ils pas pour lentreprise, ne confortent-ils pas ce monde ?
Impossible quels que soient nos revenus, notre travail, notre position sociale de ne pas éprouver de manques (concernant lalimentation, le logement, le transport, les loisirs ). Impossible de ne pas croire que la satisfaction de ses besoins ne réside pas dans lachat et la consommation de produits et de services offerts par les entreprises. Impossible dêtre jamais matériellement satisfait car impossible que les besoins humains ne soient pas en constante évolution et illimités.
Se persuader quil est impossible que les humains soient jamais matériellement satisfaits, est-ce moins fou que croire quil est possible que le soleil ne se lève pas demain ? Des humains inventèrent des mondes dans lesquels les hommes étaient à jamais matériellement satisfaits. Notre insatisfaction nest pas naturelle : elle est « moderne ».
Guerre, mort, barbarie
Lhomme « moderne » a inventé un nouveau type de guerre : la guerre planétaire des entreprises. Croire que notre sort (individuel et collectif) dépend surtout de problèmes de compétititivité, de productivité, de niveau des prix répéter le langage de lentreprise cest entretenir cette guerre, y participer, y apporter sa contribution. Etre « moderne », cest se penser comme un guerrier économique. Nest-ce pas dabord et surtout parce quils y voient une manière dêtre plus forts dans cette guerre mondiale, que la plupart des Européens soutiennent lidée dEurope ? LEurope nest-elle pas essentiellement une idée guerrière, donc dangereuse ?
Des ouvriers atteints de cancer à cause des matériaux quils manipulent (amiante, produits radioactifs, etc.). Des cadres qui se croyaient immortels découvrent quils sont aussi mortels que les ouvriers et les employés : une fusion, et du jour au lendemain, ils sont eux aussi « remerciés », quelles que soient leurs compétences. Des faillites, des licenciements, le chômage, des régions ravagées par une « crise économique ». Des dizaines de milliers doiseaux agonisant sur les plages et les rochers, victimes dune marée noire.
Un avion qui explose en plein vol avec des centaines de passagers à bord parce que le constructeur a jugé les travaux de mise en conformité trop coûteux. Des médecins se comportant comme des « managers », privilégiant non pas la vie mais les enjeux financiers, décidant de continuer à utiliser du sang quils savent contaminé par le virus du SIDA, donc à donner la mort. Parler le langage de lentreprise, traiter par exemple ses semblables de « ressources humaines », nest-ce pas inciter à la barbarie ?
Lhomme « moderne » associe trois impossibles à lentreprise : impossible que les entreprises ne soient pas en guerre, que la guerre des entreprises ne se « mondialise » pas ; impossible quelle ne tue pas ; impossible quelle ne soit pas source de barbarie. Réalisme, cynisme.
Infantilisantes, asservissantes critiques
Lentreprise fait peur. Elle est interrogée, critiquée. On dénonce des stratégies, des décisions, le comportement personnel de dirigeants. Mais, toutes ces critiques même les plus féroces présupposent que lentreprise est une réalité, cest-à-dire une contrainte extérieure.
Les études de Jean Piaget2 montrent, quau départ, lenfant confond la réalité, la nécessité et le possible : ce quil voit et entend est pour lui une donnée extérieure, le seul possible, cest à dire une nécessité ; il narrive pas à imaginer autre chose que ce quil vit. Cest seulement à partir de lâge de douze ans quil atteint lintelligence caractéristique de lhumain : dissociant fortement le réel, le nécessaire et le possible devenu un animal essentiellement « imagineur » il conçoit le réel comme un possible parmi bien dautres. Plus lenfant est petit, plus il est réaliste : plus il sinvente des pseudo-nécessités, plus il se crée des impossibles.
Critiquer lentreprise en la pensant comme une réalité (une contrainte extérieure), dire, croire que la « mondialisation » (la guerre mondiale des entreprises) est une réalité, un processus économique obligé, cest donc penser, voir, le monde comme un enfant de quelques mois. Cest infantiliser les autres, cest sinfantiliser soi-même. Réclamer des mesures de « contrôle », exiger des politiques de « régulation », demander la taxation des flux financiers, nest-ce pas renforcer la conviction que la « mondialisation » est une réalité qui simpose aux humains, que nous devons être réalistes ? Nest-ce pas consolider la « servitude volontaire » dont ont besoin lentreprise et le monde « moderne » pour perdurer ?
Les critiques, même les plus virulentes, faites à lentreprise et à la « mondialisation » sont donc, à de rares exceptions près, infantilisantes et asservissantes. Une critique intelligente est donc celle qui refuse le statut de réalité à celles-ci. Lentreprise nest pas une contrainte extérieure, elle nest pas la « base matérielle » de notre monde : lentreprise est comme le soleil pour les Aztèques, elle est notre monde, elle est nos possibles et impossibles.
Est-il nécessaire davoir un projet pour changer le monde ?
Lentreprise est critiquée, la mondialisation dénoncée, mais pas dalternative. Aucun parti politique, aucun syndicat, aucun mouvement social, aucun penseur sur la planète ne propose aujourdhui un monde sans entreprises. Nulle part sur terre dutopie mobilisatrice. Quelle organisation à la place de lentreprise ? Nous savons bien que les expériences originales et les démarches innovatrices mises en avant (Systèmes dEchanges Locaux, commerce équitable, « économie sociale solidaire » ) ne constituent aucunement une alternative à ce monde.
Autre impossible qui tient notre monde : un monde désirable sans entreprises est impossible. Sommes-nous condamnés à lentreprise et à la « mondialisation » ?
Comme pour tous ceux qui lont précédé, il est impossible pour notre monde de ne pas se penser comme hautement nécessaire et indépassable. Mais, lhistoire de lhumanité nous enseigne aussi quil est impossible quil ne soit pas, comme eux, remplacé. Les Aztèques, les Grecs, les hommes « modernes » nont pas préalablement conçu leur monde. Un monde nest pas la réalisation dun projet. Etant limprévisible résultat dun travail non maîtrisable de limagination collective productrice de possibles et dimpossibles, les mondes que se construisent les humains sont contingents. Labsence de projet de monde alternatif à celui de lentreprise ne signifie aucunement que nous avons atteint la fin de lHistoire.
Nous sommes prisonniers et libres. Prisonniers de nos possibles et impossibles du moment. Libres, car à tout moment capables (sans plan, sans stratégie, sans modèle, sans projet) de nous créer dautres possibles et impossibles. Aussi surprenants, aussi fous que ceux des Aztèques pour nous. Lhomme est, pour le meilleur et pour le pire, un animal créateur de monde. Alors quil nous semble si fort et si indépassable, notre monde est déjà dépassé. Ce nest pas parce que les hommes nentrevoient pas, ne sentent pas le monde qui remplacera celui dans lequel ils se sentent enfermés que le nouveau est loin. Rappelons, par exemple, que la Révolution française ne fut déclenchée et portée par aucun projet. Comme le prouve en particulier le contenu des cahiers de doléances remplis à travers le pays, début 1789 un autre régime que la monarchie est totalement impossible pour le peuple français : lon sadresse au bon roi pour quil améliore les choses. Cest seulement après sa fuite, en juin 1791, que la République est un possible qui sempare des esprits et des corps.
Lapproche anthropologique en termes de possibles-impossibles est source de liberté et despoir.
Pour les Aztèques, le cosmos est luvre des dieux ; impossible que le soleil ne soit pas né dun sacrifice divin. Pour ce monde, le monde peut sarrêter à tout instant : possible que le soleil ne se lève pas demain. Les humains doivent constamment répéter le sacrifice initial des dieux. Il faut donner au soleil le fluide sacré quil réclame pour poursuivre sa course : du sang humain. Monde guerrier. La guerre que font les Aztèques nest pas seulement politique et économique : il ne sagit pas seulement de soumettre des peuples pour leur imposer de lourds tributs. Pour nourrir le soleil, il faut faire un maximum de prisonniers à sacrifier. Les guerriers aztèques remplissent une mission cosmique. Le monde aztèque est notamment cet impossible et ce possible.
Ainsi que le suggère ce rapide détour par la civilisation aztèque, la réalité dun monde la réalité fondamentale et fondatrice à ses yeux est ses possibles et impossibles. Pour un monde, les possibles et impossibles dun autre monde (la réalité de lAutre) constituent une bizarrerie, la preuve dune infériorité culturelle voire mentale, la manifestation dune folie collective.
Quels sont les possibles et impossibles qui font, qui tiennent notre monde ? Quelle est notre réalité fondamentale ? Nos possibles et impossibles sont-ils moins fous que ceux des Aztèques ? La réalité que nous nous sommes inventée est-elle moins folle ? Ce monde, nous proposons de le qualifier de « moderne » mais en revenant au sens originel du terme : actuel, daujourdhui.
L « entreprisation » du monde
Partout sur la planète, larmée, les hôpitaux, les mairies, les clubs de football, les administrations, les partis politiques cherchent à sorganiser comme lentreprise. Aucune activité humaine ne doit, ne peut échapper aux méthodes, pratiques, techniques, langage de lentreprise. Par exemple, le marketing na-t-il pas envahi les associations humanitaires ? « Moderniser », cest « entrepriser ».
Les distinctions traditionnelles (activités marchandes ou non marchandes, ayant pour but le profit ou soumises à dautres finalités) sont de plus en plus remises en cause. Un modèle universel dorganisation simpose au monde. La « mondialisation », cest lhumanité soumise, se soumettant à une forme unique dorganisation. Ne ressentons-nous pas physiquement lemprise de celle-ci sur nos relations avec lAutre, le Temps, lEspace, la Vie, la Mort ? Notre monde est l« entreprisation » du monde.
Pour lhomme « moderne », la réalité fondamentale celle qui fonde son monde est lentreprise. Cest ce quaffirme aussi bien le libéralisme que le marxisme.
Impossible de ne pas chercher à se « moderniser », de ne pas désirer être toujours plus « moderne ». Impossible que la « modernisation » du monde ne passe pas par l« entreprisation » des activités humaines, impossible de ne pas sorganiser toujours plus comme lentreprise.
Notre monde serait-il ce quil est, serions-nous ce que nous sommes dans lhistoire de lhumanité, sans ce triple impossible ? Ces impossibles ne constituent-ils pas ce que nous considérons comme la réalité fondamentale de notre monde ?
S« insatisfaire » le plus possible
Lentreprise est lorganisation la plus performante inventée par lhomme pour satisfaire les besoins humains. Telle est lévidence diffusée par les théories économiques, par la pléthorique littérature consacrée aux questions de direction et de gestion de lentreprise. Le client (ses besoins, attentes, désirs) est nous explique-t-on plus que jamais au centre des préoccupations et de lorganisation de lentreprise. On va jusquà parler de « dictature du client ».
Imaginons ce qui se passerait si nous étions satisfaits (si nos besoins en matière dalimentation, de logement, de transport, dhabillement, de loisirs étaient satisfaits) ? Ce monde ne sécroulerait-il pas comme un château de cartes ? Lentreprise que lon pense notamment à linnovation (lancement de produits et services nouveaux) et à la publicité nest-elle pas une formidable machine à « insatisfaire » ? Ce quon appelle la concurrence, nest-ce pas une féroce compétition entre les entreprises pour insatisfaire le plus de personnes (aussi bien le smicard que le PDG millionnaire), le plus possible ?
Notre monde le monde de lentreprise est une extraordinaire organisation à « insatisfaire ». Etre « moderne », cest être insatisfait de ses conditions matérielles de vie, quelles quelles soient. Etre satisfait, cest désobéir à ce monde. Un humain satisfait est pour le monde « moderne », un arriéré mental, un fou, quelquun de dangereux : sa satisfaction met en danger ce monde. En se convainquant que ses besoins sont en constante évolution et illimités quil sagit dune réalité constitutive de la nature humaine lhomme « moderne » sest condamné à linsatisfaction matérielle à perpétuité. Il sorganise pour s« insatisfaire ». Lentreprise est lorganisation de cette insatisfaction. Justifiant et stimulant cette insatisfaction, tous les syndicats et partis politiques ne travaillent-ils pas pour lentreprise, ne confortent-ils pas ce monde ?
Impossible quels que soient nos revenus, notre travail, notre position sociale de ne pas éprouver de manques (concernant lalimentation, le logement, le transport, les loisirs ). Impossible de ne pas croire que la satisfaction de ses besoins ne réside pas dans lachat et la consommation de produits et de services offerts par les entreprises. Impossible dêtre jamais matériellement satisfait car impossible que les besoins humains ne soient pas en constante évolution et illimités.
Se persuader quil est impossible que les humains soient jamais matériellement satisfaits, est-ce moins fou que croire quil est possible que le soleil ne se lève pas demain ? Des humains inventèrent des mondes dans lesquels les hommes étaient à jamais matériellement satisfaits. Notre insatisfaction nest pas naturelle : elle est « moderne ».
Guerre, mort, barbarie
Lhomme « moderne » a inventé un nouveau type de guerre : la guerre planétaire des entreprises. Croire que notre sort (individuel et collectif) dépend surtout de problèmes de compétititivité, de productivité, de niveau des prix répéter le langage de lentreprise cest entretenir cette guerre, y participer, y apporter sa contribution. Etre « moderne », cest se penser comme un guerrier économique. Nest-ce pas dabord et surtout parce quils y voient une manière dêtre plus forts dans cette guerre mondiale, que la plupart des Européens soutiennent lidée dEurope ? LEurope nest-elle pas essentiellement une idée guerrière, donc dangereuse ?
Des ouvriers atteints de cancer à cause des matériaux quils manipulent (amiante, produits radioactifs, etc.). Des cadres qui se croyaient immortels découvrent quils sont aussi mortels que les ouvriers et les employés : une fusion, et du jour au lendemain, ils sont eux aussi « remerciés », quelles que soient leurs compétences. Des faillites, des licenciements, le chômage, des régions ravagées par une « crise économique ». Des dizaines de milliers doiseaux agonisant sur les plages et les rochers, victimes dune marée noire.
Un avion qui explose en plein vol avec des centaines de passagers à bord parce que le constructeur a jugé les travaux de mise en conformité trop coûteux. Des médecins se comportant comme des « managers », privilégiant non pas la vie mais les enjeux financiers, décidant de continuer à utiliser du sang quils savent contaminé par le virus du SIDA, donc à donner la mort. Parler le langage de lentreprise, traiter par exemple ses semblables de « ressources humaines », nest-ce pas inciter à la barbarie ?
Lhomme « moderne » associe trois impossibles à lentreprise : impossible que les entreprises ne soient pas en guerre, que la guerre des entreprises ne se « mondialise » pas ; impossible quelle ne tue pas ; impossible quelle ne soit pas source de barbarie. Réalisme, cynisme.
Infantilisantes, asservissantes critiques
Lentreprise fait peur. Elle est interrogée, critiquée. On dénonce des stratégies, des décisions, le comportement personnel de dirigeants. Mais, toutes ces critiques même les plus féroces présupposent que lentreprise est une réalité, cest-à-dire une contrainte extérieure.
Les études de Jean Piaget2 montrent, quau départ, lenfant confond la réalité, la nécessité et le possible : ce quil voit et entend est pour lui une donnée extérieure, le seul possible, cest à dire une nécessité ; il narrive pas à imaginer autre chose que ce quil vit. Cest seulement à partir de lâge de douze ans quil atteint lintelligence caractéristique de lhumain : dissociant fortement le réel, le nécessaire et le possible devenu un animal essentiellement « imagineur » il conçoit le réel comme un possible parmi bien dautres. Plus lenfant est petit, plus il est réaliste : plus il sinvente des pseudo-nécessités, plus il se crée des impossibles.
Critiquer lentreprise en la pensant comme une réalité (une contrainte extérieure), dire, croire que la « mondialisation » (la guerre mondiale des entreprises) est une réalité, un processus économique obligé, cest donc penser, voir, le monde comme un enfant de quelques mois. Cest infantiliser les autres, cest sinfantiliser soi-même. Réclamer des mesures de « contrôle », exiger des politiques de « régulation », demander la taxation des flux financiers, nest-ce pas renforcer la conviction que la « mondialisation » est une réalité qui simpose aux humains, que nous devons être réalistes ? Nest-ce pas consolider la « servitude volontaire » dont ont besoin lentreprise et le monde « moderne » pour perdurer ?
Les critiques, même les plus virulentes, faites à lentreprise et à la « mondialisation » sont donc, à de rares exceptions près, infantilisantes et asservissantes. Une critique intelligente est donc celle qui refuse le statut de réalité à celles-ci. Lentreprise nest pas une contrainte extérieure, elle nest pas la « base matérielle » de notre monde : lentreprise est comme le soleil pour les Aztèques, elle est notre monde, elle est nos possibles et impossibles.
Est-il nécessaire davoir un projet pour changer le monde ?
Lentreprise est critiquée, la mondialisation dénoncée, mais pas dalternative. Aucun parti politique, aucun syndicat, aucun mouvement social, aucun penseur sur la planète ne propose aujourdhui un monde sans entreprises. Nulle part sur terre dutopie mobilisatrice. Quelle organisation à la place de lentreprise ? Nous savons bien que les expériences originales et les démarches innovatrices mises en avant (Systèmes dEchanges Locaux, commerce équitable, « économie sociale solidaire » ) ne constituent aucunement une alternative à ce monde.
Autre impossible qui tient notre monde : un monde désirable sans entreprises est impossible. Sommes-nous condamnés à lentreprise et à la « mondialisation » ?
Comme pour tous ceux qui lont précédé, il est impossible pour notre monde de ne pas se penser comme hautement nécessaire et indépassable. Mais, lhistoire de lhumanité nous enseigne aussi quil est impossible quil ne soit pas, comme eux, remplacé. Les Aztèques, les Grecs, les hommes « modernes » nont pas préalablement conçu leur monde. Un monde nest pas la réalisation dun projet. Etant limprévisible résultat dun travail non maîtrisable de limagination collective productrice de possibles et dimpossibles, les mondes que se construisent les humains sont contingents. Labsence de projet de monde alternatif à celui de lentreprise ne signifie aucunement que nous avons atteint la fin de lHistoire.
Nous sommes prisonniers et libres. Prisonniers de nos possibles et impossibles du moment. Libres, car à tout moment capables (sans plan, sans stratégie, sans modèle, sans projet) de nous créer dautres possibles et impossibles. Aussi surprenants, aussi fous que ceux des Aztèques pour nous. Lhomme est, pour le meilleur et pour le pire, un animal créateur de monde. Alors quil nous semble si fort et si indépassable, notre monde est déjà dépassé. Ce nest pas parce que les hommes nentrevoient pas, ne sentent pas le monde qui remplacera celui dans lequel ils se sentent enfermés que le nouveau est loin. Rappelons, par exemple, que la Révolution française ne fut déclenchée et portée par aucun projet. Comme le prouve en particulier le contenu des cahiers de doléances remplis à travers le pays, début 1789 un autre régime que la monarchie est totalement impossible pour le peuple français : lon sadresse au bon roi pour quil améliore les choses. Cest seulement après sa fuite, en juin 1791, que la République est un possible qui sempare des esprits et des corps.
Lapproche anthropologique en termes de possibles-impossibles est source de liberté et despoir.
Sociologue, Professeur au Groupe HEC
(1) Les travaux de recherche sur lesquels sappuie ce papier sont présentés par son auteur dans un livre (à paraître, fin 2000, aux Editions du Rocher) intitulé Créateurs de monde. Nos possibles, nos impossibles.
(2) Jean Piaget, Le possible et le nécessaire, PUF, tome 1 (1981), tome 2 (1983).
(1) Les travaux de recherche sur lesquels sappuie ce papier sont présentés par son auteur dans un livre (à paraître, fin 2000, aux Editions du Rocher) intitulé Créateurs de monde. Nos possibles, nos impossibles.
(2) Jean Piaget, Le possible et le nécessaire, PUF, tome 1 (1981), tome 2 (1983).