Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
par Patrick Baudry
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Largument Benetton est simple. Je nai plus besoin de montrer des vêtements sur mes affiches. Mon seul nom suffit pour faire ma publicité. Je peux donc utiliser les panneaux, les spots, les encarts pour parler dautre chose. Et je peux faire uvre utile en alertant sur des problèmes de société : le Sida, le racisme..., la peine de mort.
Ainsi pouvait-on voir récemment dans Libération, sur Canal + et dans le métro parisien, des visages dhommes. Des informations nous sont données sur leur âge, leur nom, le crime quils ont commis, et le type de peine capitale quils subiront : piqûre létale, chaise électrique...
Mais que vaut cette communication par écran, par logique dimage, par stratégie choc, par shoot visuel, par « immédiation » ?
Que dois-je comprendre ? Quon va tuer des gens (des « pauvres types » ?) de manière légale et que je suis (peut-être) le complice de cette violence dEtat ? Que la peine de mort - dont on sait depuis longtemps quelle na aucun effet de dissuasion et quelle ne protège nullement une société de la criminalité dite de « sang » - doit être abolie ? Ou bien faut-il que je sache quon nous débarrasse des brutes sanguinaires et quil y a bien une justice qui punit les salauds ? Que me montre-t-on : un visage dhomme ou une tête dassassin ? Faut-il que je me dise que cest quelquun qui me ressemble qui va se faire trucider dans une prison ? Ou bien dois-je comprendre que sous les apparences dune humanité, une sauvagerie demeure et quil faut épurer le « corps social » des scories archaïques, des déchets inhumains qui compromettent son harmonie ?
Benetton peut trouver là la preuve que son argument est bon. Vous vous posez des questions, vous vous demandez quoi penser de tout ça. Cest justement ça que je souhaite. Je ne vous dis pas dêtre contre la peine de mort. Cela cest du militantisme. Une position partisane. Et presque un confort. Je vous renvoie plutôt au malaise qui précède la production dune opinion, aux ambiguïtés qui vous tiraillent -gens « pour » ou gens « contre »- quand vous commencez dy penser sans avoir encore la possibilité den penser quelque chose.
Il y a bien entendu une naïveté qui mérite des claques à croire quon peut provoquer au débat social réel en fixant des images, en placardant de « linformation », en réduisant la critique du monde où nous vivons au rang dune imagerie quon pourrait « posséder » sous ses yeux. Sous cet aspect, les publicités Benetton nous éclairent sur la logique de désinformation (ou din-formation en effet car il sagit de rendre informe, dempêcher la formation sociale et politique) des « journaux » télévisés où lon voit des « présentateurs » tourner un livre dimages en prenant la pose et le ton sobre de qui ne voudrait donner que les éléments soi-disant essentiels (qui ? où ? quoi ?) de ladite information. PPDA (un sigle) peut au fond avoir le même argument. Mon nom est suffisamment connu pour que je ne montre pas ce que je vends. Et que jutilise le créneau horaire qui mest donné pour montrer des saloperies avec le maximum de neutralité...
De proche en proche nous pourrions tous tenir le même argument. Patrick Baudry ? Mon nom est suffisamment connu pour que je ne dise pas ce que je vends, et que jutilise mon existence pour montrer avec la plus grande sobriété des choses douteuses. Ne vend-on pas tous quelque chose, finalement ? Nous achetons, nous vendons. Economiquement ça tourne. Donc il ny a plus quà soccuper de linformation. Cest simple. Il suffit de montrer des images. On va tous se montrer des images. Tu achètes mon genre cravate, jachète ton style talon, on va chez moi ou chez toi, comme tu préfères et puis on sinforme. Je te montre mes images, toi tu me montres les tiennes. On peut même jouer aux sept familles. Dans la famille Auschwitz, je demande le directeur du camp. Dans la famille exploitation du tiers monde, je demande le fantoche. A la fin de la soirée on est très informés, en plein malaise, très branchés sur le débat social. On en a plein les yeux de linformation, et la tête encombrée de vide, avec plein de place pour lopinion : une gigantesque agora creuse enfoncée derrière les sourcils.
Largument Benetton est strictement publicitaire. Cela fait longtemps en effet quaucune publicité ne nous dit plus ce quelle vend mais quelle se vend elle-même en utilisant les mètres carrés et les heures quelle possède pour nous montrer des scènes de vie, des historiettes, de jolies rêveries, des choses « bien vues » et nous informer sur tout : sur les jeunes, les couples, les vieux, les enfants, les animaux, les arbres, leau qui coule, les sensibilités, lhumour, le sexe, les machines, les corps, les casseroles et les tendances...
Largument Benetton est strictement télévisuel : le monde, cest des images, et les images cest le monde. Il ny a rien entre les deux. Il ny a aucune séparation entre ces deux évidences qui nen font quune. Aucun espace social, aucun espace politique, sauf sous formes dimages bien entendu où vont et viennent des gens-images.
En bref, la publicité Benetton ne fait nullement exception dans une société publicitaire. Cest-à-dire une société où lhomme nest plus devant des images - partition du sujet et de lobjet, travail de la représentation et de la mise en sens, mise en débat de lexistence sociale -, ni avec des images - début de linteraction, flou des limites du sujet regardant avec ce quil voit, logique amorcée de lindétermination -, mais par des images : confusion du réel et de la fiction, perte de la fiction comme façonnage du discours qui permet de mettre des mots sur lévénement, perte de lévénement comme mo-ment de lhistoire, recours à la mémoire parodique, perte de lanticipation et de lutopie, entrée électrisée et cauchemardesque, sexy et suicidaire, parfaitement ambiguë (comme dans Crash de J.G. Ballard) dans le dispositif de défonce du corps extrêmisé par ses propres images et ruminant les rush de son flash final.
Finalement il ny a plus à savoir si lon est « pour » ou « contre » la peine de mort. Mais à savoir la mise en boucle de ces « opinions ». Ce quil faut savoir cest que lidée dopinion est obsolète, que lidée de croire quon en a une qui puisse sopposer à une autre est déjà dun autre temps. Ce quil faut savoir cest que toute opinion est réversible, promise à lambiguïté qui la porte et toujours portée par le malaise qui la génère. Ce quil faut savoir cest quune opinion, une idée comme on pourrait le croire, cest une image. Une image sans contour, mobile et fluide que lon peut modeler sur nos têtes, mouler sur nos figures en quête dimages qui nous feraient avoir des opinions, alors que lopinion et limage auraient interchangé leur rôle. Lopinion serait une image (qui sait quelle na plus besoin de lopinion). Et limage serait une opinion (qui na plus besoin darrêt sur image, qui peut circuler dans toutes les opinions mises à plat, indifférentes aux restes déchos quelles pourraient avoir). Lopinion ? Une « option », comme certains disent. Comme on peut parler doption pour des équipements de bagnole. Rien de bien grave, « somme toute ». Rien qui ne modifie le sens dune Histoire qui nen aurait plus.
En « attendant » (comme le dit bien lexpression « Attends » de nos conversations), on fera bien de signer la pétition concernant Pinochet : qui avait des opinions et qui nétait pas « seulement » quune image.
Vincent Gire
Ainsi pouvait-on voir récemment dans Libération, sur Canal + et dans le métro parisien, des visages dhommes. Des informations nous sont données sur leur âge, leur nom, le crime quils ont commis, et le type de peine capitale quils subiront : piqûre létale, chaise électrique...
Mais que vaut cette communication par écran, par logique dimage, par stratégie choc, par shoot visuel, par « immédiation » ?
Que dois-je comprendre ? Quon va tuer des gens (des « pauvres types » ?) de manière légale et que je suis (peut-être) le complice de cette violence dEtat ? Que la peine de mort - dont on sait depuis longtemps quelle na aucun effet de dissuasion et quelle ne protège nullement une société de la criminalité dite de « sang » - doit être abolie ? Ou bien faut-il que je sache quon nous débarrasse des brutes sanguinaires et quil y a bien une justice qui punit les salauds ? Que me montre-t-on : un visage dhomme ou une tête dassassin ? Faut-il que je me dise que cest quelquun qui me ressemble qui va se faire trucider dans une prison ? Ou bien dois-je comprendre que sous les apparences dune humanité, une sauvagerie demeure et quil faut épurer le « corps social » des scories archaïques, des déchets inhumains qui compromettent son harmonie ?
Benetton peut trouver là la preuve que son argument est bon. Vous vous posez des questions, vous vous demandez quoi penser de tout ça. Cest justement ça que je souhaite. Je ne vous dis pas dêtre contre la peine de mort. Cela cest du militantisme. Une position partisane. Et presque un confort. Je vous renvoie plutôt au malaise qui précède la production dune opinion, aux ambiguïtés qui vous tiraillent -gens « pour » ou gens « contre »- quand vous commencez dy penser sans avoir encore la possibilité den penser quelque chose.
Il y a bien entendu une naïveté qui mérite des claques à croire quon peut provoquer au débat social réel en fixant des images, en placardant de « linformation », en réduisant la critique du monde où nous vivons au rang dune imagerie quon pourrait « posséder » sous ses yeux. Sous cet aspect, les publicités Benetton nous éclairent sur la logique de désinformation (ou din-formation en effet car il sagit de rendre informe, dempêcher la formation sociale et politique) des « journaux » télévisés où lon voit des « présentateurs » tourner un livre dimages en prenant la pose et le ton sobre de qui ne voudrait donner que les éléments soi-disant essentiels (qui ? où ? quoi ?) de ladite information. PPDA (un sigle) peut au fond avoir le même argument. Mon nom est suffisamment connu pour que je ne montre pas ce que je vends. Et que jutilise le créneau horaire qui mest donné pour montrer des saloperies avec le maximum de neutralité...
De proche en proche nous pourrions tous tenir le même argument. Patrick Baudry ? Mon nom est suffisamment connu pour que je ne dise pas ce que je vends, et que jutilise mon existence pour montrer avec la plus grande sobriété des choses douteuses. Ne vend-on pas tous quelque chose, finalement ? Nous achetons, nous vendons. Economiquement ça tourne. Donc il ny a plus quà soccuper de linformation. Cest simple. Il suffit de montrer des images. On va tous se montrer des images. Tu achètes mon genre cravate, jachète ton style talon, on va chez moi ou chez toi, comme tu préfères et puis on sinforme. Je te montre mes images, toi tu me montres les tiennes. On peut même jouer aux sept familles. Dans la famille Auschwitz, je demande le directeur du camp. Dans la famille exploitation du tiers monde, je demande le fantoche. A la fin de la soirée on est très informés, en plein malaise, très branchés sur le débat social. On en a plein les yeux de linformation, et la tête encombrée de vide, avec plein de place pour lopinion : une gigantesque agora creuse enfoncée derrière les sourcils.
Largument Benetton est strictement publicitaire. Cela fait longtemps en effet quaucune publicité ne nous dit plus ce quelle vend mais quelle se vend elle-même en utilisant les mètres carrés et les heures quelle possède pour nous montrer des scènes de vie, des historiettes, de jolies rêveries, des choses « bien vues » et nous informer sur tout : sur les jeunes, les couples, les vieux, les enfants, les animaux, les arbres, leau qui coule, les sensibilités, lhumour, le sexe, les machines, les corps, les casseroles et les tendances...
Largument Benetton est strictement télévisuel : le monde, cest des images, et les images cest le monde. Il ny a rien entre les deux. Il ny a aucune séparation entre ces deux évidences qui nen font quune. Aucun espace social, aucun espace politique, sauf sous formes dimages bien entendu où vont et viennent des gens-images.
En bref, la publicité Benetton ne fait nullement exception dans une société publicitaire. Cest-à-dire une société où lhomme nest plus devant des images - partition du sujet et de lobjet, travail de la représentation et de la mise en sens, mise en débat de lexistence sociale -, ni avec des images - début de linteraction, flou des limites du sujet regardant avec ce quil voit, logique amorcée de lindétermination -, mais par des images : confusion du réel et de la fiction, perte de la fiction comme façonnage du discours qui permet de mettre des mots sur lévénement, perte de lévénement comme mo-ment de lhistoire, recours à la mémoire parodique, perte de lanticipation et de lutopie, entrée électrisée et cauchemardesque, sexy et suicidaire, parfaitement ambiguë (comme dans Crash de J.G. Ballard) dans le dispositif de défonce du corps extrêmisé par ses propres images et ruminant les rush de son flash final.
Finalement il ny a plus à savoir si lon est « pour » ou « contre » la peine de mort. Mais à savoir la mise en boucle de ces « opinions ». Ce quil faut savoir cest que lidée dopinion est obsolète, que lidée de croire quon en a une qui puisse sopposer à une autre est déjà dun autre temps. Ce quil faut savoir cest que toute opinion est réversible, promise à lambiguïté qui la porte et toujours portée par le malaise qui la génère. Ce quil faut savoir cest quune opinion, une idée comme on pourrait le croire, cest une image. Une image sans contour, mobile et fluide que lon peut modeler sur nos têtes, mouler sur nos figures en quête dimages qui nous feraient avoir des opinions, alors que lopinion et limage auraient interchangé leur rôle. Lopinion serait une image (qui sait quelle na plus besoin de lopinion). Et limage serait une opinion (qui na plus besoin darrêt sur image, qui peut circuler dans toutes les opinions mises à plat, indifférentes aux restes déchos quelles pourraient avoir). Lopinion ? Une « option », comme certains disent. Comme on peut parler doption pour des équipements de bagnole. Rien de bien grave, « somme toute ». Rien qui ne modifie le sens dune Histoire qui nen aurait plus.
En « attendant » (comme le dit bien lexpression « Attends » de nos conversations), on fera bien de signer la pétition concernant Pinochet : qui avait des opinions et qui nétait pas « seulement » quune image.
Vincent Gire