Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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Dans le ventre de la bête
Jai gardé tous les tickets de bus et de train, jai noté dans mes carnets de voyage toutes mes impressions et les mots échangés avec les gardes, les gestes de la fouille, le vacarme des portes en acier qui se referment derrière vous et la voix électronique qui guide dans le labyrinthe des sas entre enfermement et isolement. Huntingdon, Shawangung, Elmira. Je souhaite que rien ne sefface de ma mémoire afin de pouvoir écrire, raconter, témoigner de ces moments où lon découvre le degré zéro dhumanité dune société à travers le sort quelle réserve à ses détenus.
La prison, jen avais entendu parler, dans les u-vres dOrwell, de Koestler, de Caryl Chessman et quel-ques autres mais ce nétait là quune connaissance li-vresque, tout juste une prise de conscience, à peine un dérangement. Et tout dun coup, en repérant le chemin pour effectuer ma première visite au pénitencier dEtat de Huntingdon, Pennsylvanie, une bouffée de peur qui ne ma plus quittée depuis et la découverte que, lorsque lon connaît quelquun derrière des barreaux, lon est soi-même emprisonné.
Cétait le 12 avril 1994. Mon carnet me rappelle que jai franchi le seuil du pénitencier à 8 h 48. Cest une construction de briques rouges bâtie sur le modèle dun château fort avec des tours à intervalles réguliers, des tours qui sont des miradors. Deux rangées de barbelé brillant posées sur des murs de grillage, à bonne distance lun de lautre, remplacent lantique fossé des bâtisses médiévales. Au-delà, des cours et des pelouses soigneusement entretenues. Dans quelques minutes, des détenus faisant partie de la population générale de la prison commenceront leur travail de ratissage et dobservation des visiteuses. Car, ce sont les femmes qui visitent : leur frère, leur père leur mari ou petit ami. Ce matin-là, je suis la troisième dans la petite queue qui se forme devant lentrée des visiteurs. A 9 h pétantes, un garde ouvre le guichet. Il faut dabord fournir le matricule du prisonnier ; sur lécran de son ordinateur, lhomme en uniforme vérifie probablement la localisation du détenu, le bloc, lunité. Il faut donner ensuite son nom puis une pièce didentité en échange de laquelle le garde remet une clef de casier dans lequel on doit fourrer toutes ses affaires. On a seulement le droit de garder de la monnaie dans une main ; elle permettra de faire fonctionner les distributeurs de cochonneries qui ornent les murs de la salle des visites. Sur un registre, il faut écrire son nom, son adresse. En échange, un second garde distribue un morceau de papier qui sera réclamé devant le sas dentrée et de sortie qui permet daccéder à la salle des visites. Avec un gros crayon qui marque à peine, le garde trace une vague croix sur la main gauche. Il faut ensuite sortir du guichet, traverser la cour principale et longer les bureaux de ladministration pénitentiaire pour accéder au lieu de visite. Premier obstacle, une porte daccès que ne peut franchir quune personne à la fois. Second obstacle, un détecteur dobjets métalliques. Lune des deux femmes devant moi passe et repasse sous le détecteur qui sonne à chaque fois. Elle finit par ôter ses chaussures et la machine arrête son sifflement. Elle plaisante avec les gardes, ils lui rendent son sourire. Le rituel tatillon des lieux ne leffraie pas, plus ? Son mari est là depuis trois ans. Elle vient six fois par mois, le maximum autorisé, de 9 h à 16 h. Derrière le détecteur, un petit escalier, en haut, un autre garde qui demande le bout de papier remis par ses collègues du guichet. A nouveau un détecteur puis une tablette que surplombe une lampe à infrarouge sous laquelle lon doit poser sa main afin de montrer la marque gribouillée sur le dos. Puis à nouveau, un porche, une courette, un escalier sur la droite, une porte, une inscription : visiting room, salle des visites.
Lintérieur est vieillot, crasseux et vaguement déglingué. Un bureau de maître décole et, assis derrière, un garde qui réclame lui aussi le papier du guichet. Il le consulte, prend son téléphone, fait un numéro intérieur.
« Tu peux faire monter Abu-Jamal. » Il est 9 h 05. 9 h 15 : toujours rien. Je me plante devant le garde. Il repasse un second coup de fil. « Il arrive, vous pouvez passer dans la pièce réservée aux avocats. » En fait de pièce, cest un cagibi séparé en deux par un grillage aux mailles serrées que surmonte une vitre en plexiglass afin dêtre bien certain quaucun contact physique ne pourra intervenir entre le visiteur et le détenu, menotté de surcroît. Ultime précaution sécuritaire, ultime humiliation, ultime douleur physique puisquau fil du temps passé ensemble, les menottes trop serrées autour des poignées provoqueront un gonflement des mains. Côté visiteur, sans doute avec la clef dun casier, une main malhabile a tracé : « I love my dad ». Jaime mon papa.
Le temps, qui court et narrête pas de courir. Jamais Mumia et moi navons pu bénéficier de la totalité du temps réglementaire. Au bout de deux heures généralement et, une fois, après une heure à peine dentretien, un garde est venu interrompre notre conversation au prétexte quun avocat, prioritaire, venait visiter un détenu. Il a donc fallu déguerpir en quelques secondes or, jamais, sur le chemin qui permet dentrée et de sortir, le même, je nai croisé le moindre visiteur (1). Protester ! Qui sait si un geste dhumeur ne se retournera pas contre le détenu ? Dans lunivers de la prison il nexiste quune règle : le bon vouloir des gardes. Refuser de sy soumettre, cest prendre un risque, par exemple celui de ne plus pouvoir y remettre les pieds.
Dans le comté environnant, sur les murs de certaines maisons, leurs habitants ont peint des slogans religieux : « At the end of the road, you will meet Jesus ». Au bout de la route, tu rencontreras Jésus. Au bout de la route, il y a la prison dEtat et après, la route de-vient un chemin qui sinue dans la forêt. Au bout de la route se trouve un couloir et au bout du couloir, la mort. Jamais je ne lai tâté daussi près : mort préméditée, annoncée, voulue, légale. De même, jamais je ne me suis autant approchée de lunivers de la folie quen allant au pénitencier dElmira, Etat de New York. Dans la salle des visites du bloc disolement, la personne que je visitais, Jalil Bottom, membre de la Black Liberation Army, détenu depuis lété 71, ma raconté lhistoire suivante. Dans une cellule, un détenu passe sa journée à aboyer, du lever au coucher du soleil. Nen pouvant plus, ses voisins menacent de lui faire la peau au cours de la « promenade » mais ils décident dabord daller lui parler. Cest Jalil qui est chargé de cette tâche. A sa question « Pourquoi donc aboies-tu, tu nous rends la vie encore plus insupportable quelle ne lest », lhomme répond : « Jaboie le jour car de cette façon je suis fatigué le soir et parce que je suis fatigué le soir, je peux dormir la nuit. » Qui est fou ? Celui qui utilise laboiement comme système de défense ou ceux qui ont conçu lenfermement à Elmira : 23 h en cellule chaque jour, 23 h de lumière artificielle, un mur aveugle en face de soi, une heure à lair dans une cellule à peine plus grande aux murs et au ciel grillagé. Des années durant. Alors, qui est fou ? Celui qui survit dans ces conditions cruelles, inhumaines et dégradantes ou nous qui tolérons quun Etat réserve ce sort à ceux de ses concitoyens quil considère comme dangereux ? Ce type denfermement génère la folie et la folie, la peur chez les gardes qui demandent toujours plus de sécurité et lobtiennent. Elmira, Huntingdon, lieux de cauchemars. Mumia entre dans sa dix-neuvième année de détention, Jalil dans sa vingt-neuvième.
(1) Dans son premier livre, En Direct du Couloir de la Mort, Mumia Abu-Jamal raconte entre autre le rituel humiliant et infantilisant de la visite. Traduction James Cohen, La Découverte, coll. poche, 1999, 240p., 56 F