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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
par Valère Staraselski
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Avenue des Peupliers


Jean-Luc bonjour,



Quand on ne peut pas faire autrement, la correspondance écrite reste le plus sûr moyen de s’adresser à l’autre. La preuve ! Il est vrai qu’à l’exception de cartes postales envoyées de mon lieu de vacances, je ne pensais pas qu’un jour je t’écrirais une vraie lettre. Eh bien voilà, tout arrive Jean-Luc. A cause de ça !

Je sais pertinemment que tu ne me répondras pas. C’est dans l’ordre des choses. D’ailleurs, entre nous, qu’est-ce que je fais d’autre, ordinairement, que d’écrire à des gens qui ne me répondent pas... Rien de plus normal n’est-ce pas ? Parce que, sauf à être graphomane, on n’écrit pas pour soi, je veux dire pour récolter de l’approbation ou bien des compliments, sinon à quoi bon ? Enfin, il y en a qui ne se gênent pas ! C’est susceptible même de devenir à la mode. Au reste, je crois bien en réalité que ça l’est pas mal, à la mode, et que cela le demeurera toujours un petit peu... Bon !… Tu n’es pas sans savoir qu’on prétend que les animaux domestiques représentent l’inconscient de leurs maîtres… et voici justement que montent jusqu’à moi les aboiements de tes chiens lâchés sur le parking. Et puis la voix de ta fille, Marjorie. Ça gueule drôlement ! Elle peut toujours s’égosiller à les rappeler à l’ordre, il y a belle lurette qu’ils courent tous les deux en tous sens en poussant de furieux aboiements. Frénétiques, qu’ils sont, ces cabots cabotins ! Rien ni personne n’est en mesure de les empêcher d’aboyer. Comme chaque fois qu’ils sortent, d’ailleurs ; la mécanique semble remontée à fond. En fait, c’est tout juste aujourd’hui que je m’en fais la remarque : sur l’inconscient des maîtres via les chiens. Pour les tiens, tes chiens à toi, j’avoue ne jamais y avoir songé. En tout cas, la véhémence des aboiements de ces deux furieux furiosos est inversement proportionnelle à leur taille. Tu parles de deux méchants Yorkshires ! Plus petits encore que le chat de Madame Courault qui, pas plus tard qu’hier, n’a pas hésité à leur filer un coup de griffe agacé à chacun sur la truffe ! Le chat, pas Madame Courault puisque tu sais bien qu’elle se ronge les ongles !... Bon, au moins toi, te trouves-tu au calme. Du moins, je l’espère et te le souhaite de tout mon cœur... Tu parles d’une histoire ! Il aura fallu que je rencontre Marjorie en sortant de la boulangerie pour apprendre ce qui s’était réellement passé avec Cathy. Bon, ça n’est pas brillant-brillant mais, dieu merci, il n’y a pas eu mort d’homme ! Enfin, de femme en l’occurrence, parce que je ne sais pas ce que vous avez bien pu fabriquer tous les deux, mais bon sang de bon sang quel portrait ! Et puis son bras dans le plâtre ! Hein ! La pauvre, elle ne parvient qu’avec grande difficulté à ouvrir la porte du hall. ça, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment à son avantage ! Pas plus tard qu’hier soir, j’ai dû l’aider à hisser un sac poubelle jusqu’au vide-ordures. Tu me diras qu’après on a bien ri, en rentrant, à cause d’un avis qui est affiché dans le hall de ton escalier. Le voici textuellement : De nombreux objets de correspondance destinés aux habitants de ce groupe d’immeubles parviennent au bureau de poste avec une adresse incomplète, ce qui occasionne de longues et difficiles recherches et risque d’être à l’origine du renvoi à l’expéditeur de certains plis et même d’erreurs de remise dans la distribution. Pour éviter de tels contretemps, il convient d’inviter vos correspondants à préciser votre adresse complète conformément au modèle ci-dessous. Seulement, le modèle en question est invisible car derrière la vitre du présentoir où il est déposé et enfermé à clé, le montant du cadre le cache totalement à la vue… Ah oui ! Tant que je l’aperçois en face… à sa fenêtre… le moustachu du cinquième, tu sais celui qui a emménagé chez le fils de Raymond. Eh bien non, il ne s’agit pas d’un homosexuel ainsi que tu le prétendais ! Chacun d’entre eux reçoit le revenu minimum d’insertion, aussi ont-ils décidé de partager l’appartement afin de diviser par deux leurs frais respectifs. Tout bonnement. Mauvaise langue !… Et puisque j’en suis à parler des voisins, il faut que tu saches que le vieux Tardieu paraît très embarrassé à présent. Comme tu n’es plus là pour l’accompagner en voiture à l’hôpital, il s’y rend en transport en commun. Attention l’expédition : dès dix heures du matin, il part, puisqu’il continue, chaque midi, à donner à manger à sa femme. Remarque, je le comprends. Moi, si j’étais vieux, je veux dire aussi âgé que lui, et que Florence n’était plus en mesure de s’alimenter, ce serait à moi de lui faire prendre au moins un des repas de la journée. Peut-être cela m’arrivera-t-il un jour ? La vie passe si vite… Il doit rentrer dans l’après-midi, Tardieu, car je ne le croise que le matin en allant au bureau. Chaque fois, il te réclame tel un enfant sa mère. C’en est effarant ! Et comme personne, lui compris, n’ose trop approcher ta femme et qu’on sait qu’elle m’accepte volontiers, je suis, en quelque sorte, devenu la banque de données sur toi : Jean-Luc Pinson. Ainsi que tu peux t’en douter, les voisins sont au courant : radio promenade des chiens, vu qu’il y en a autant que de locataires ! D’ailleurs, Mathilde, celle de l’escalier 4, vient d’en prendre un troisième, un berger briard dans le genre discret quoi… Hé, je t’informe qu’à l’instant où je rédige ces lignes, Elsa et Rocky, tes deux roquets made in England n’ont toujours pas fini d’aboyer et ta fille de les houspiller : le cirque Pinder en somme !... Alors, pour en revenir à nos moutons (beaucoup plus calmes que les chiens, c’est bien connu), je ne sais pas au juste ce que vous avez fichu avec Cathy mais là, tu as franchement décroché le gros lot ! Quand je l’ai vue, je lui ai demandé si elle avait dansé sur le ring de Madison Square Garden avec Mike Tyson. Et évidemment, ça l’a fait rire !… C’est Marjorie qui m’a raconté que sa mère avait commencé par casser ta dernière paire de lunettes. ça ne fera après tout que la sixième en deux ans ! Mais autant te prévenir d’avance, il va sans dire qu’il est inutile de hasarder quoi que ce soit sur la nature de vos rapports. De la même manière qu’il est inutile de te plaindre, Jean-Luc. Stop. Stop. Stop. Stoppez tout ! Halte au feu ! Rien ne changera entre vous et ce sera toujours la Danse de mort ! Tu sais, la pièce de Strindberg dont je t’ai déjà parlé, où un couple uni depuis longtemps par le mariage se déchire, se détruit en permanence et se nourrit de cette destruction. Tous deux se vouent une haine réciproque à cause de leurs ambitions respectives déçues et de leur échec commun. Des rôles tout trouvés pour Cathy et toi au théâtre, en cas de chômage. Qu’est-ce que tu veux que je te dise à la fin des fins que je ne t’aie déjà dit ? Vous n’avez ni la force ni surtout le désir vital de vous dégager de la nature de votre relation. Vous ne le pouvez pas ?… Bon, d’accord ! Mais bon sang de bon sang, lorsqu’elle rentre et qu’elle est ivre, je sais pas moi, prends ton paquet de Gitanes et va t’en te promener loin, très loin ! Sans quoi ça finit mal. Et sache qu’un jour ça peut finir totalement. C’est-à-dire, très mal. Je veux dire vraiment mal. OK ! Non, ne te justifie pas ! Je ne suis pas sans parfaitement savoir qu’elle t’abreuve d’injures, qu’elle te provoque mille et mille fois... Tu la laisses ! Tu m’entends : tu la laisses ! Et tu ne rentres chez toi, chez vous, qu’une fois qu’elle est endormie pour de bon. Et le matin, au lieu de jouer au seigneur offensé, tu lui demandes de retourner aux alcooliques anonymes. N’a-t-elle pas tenu deux années entières ? Deux fois par semaine ? Si tu as une autre idée... Tiens, je ne les entends plus. Tes chiens. Marjorie a dû les rentrer. Par contre, je vois Titus qui descend d’une voiture de la mairie pour prendre le courrier que Patricia lui tend par la fenêtre. Qu’est-ce qu’il y a pu avoir comme plaintes lorsque il a écouté Johnny Hallyday à plein volume l’autre soir. Sacré Titus ! Enfin, moi, je n’ai rien entendu. Depuis qu’ils ont installé le double vitrage, c’est beaucoup mieux… Qui m’a dit, au fait, que tes collègues de la voirie avait organisé une collecte pour toi ? Ah oui, c’est madame Courault que j’ai rencontrée chez le Marocain, devant le rayon des pâtes ; elle se rongeait les ongles, hésitant entre coquillettes et spaghetti. Je lui ai conseillé de prendre des macaroni. Elle rit facilement de bon cœur, madame Courault. C’est bien simple, elle ne m’a parlé que de toi. Elle s’inquiète à ton sujet. Et ça, pour sûr qu’elle attribue entièrement les torts à Cathy, pareillement au vieux Tardieu et à la plupart des voisins et de tes collègues. Enfin comme tout le monde ici, quoi ! Tout de suite, je l’ai arrêtée en l’invitant à constater dans quel état tu l’avais mise, justement, ta femme ! A la fin des fins, je n’imagine vraiment pas comment fait la pauvre Marjorie pour vous supporter tous les deux. Déjà, lorsque tu avais déchargé une balle de ton pistolet d’alarme dans la figure de Cathy, c’était irréfutable que vous étiez dans un lien intolérable et inexcusable ! Irrémédiablement déplorable ! Bon où en étais-je ?... Ah oui, Madame Courault qui craignait que tu ne supportes pas... Moi, je crois que tu supporteras. Et puis, après ton geste, cela va t’imposer tout le temps de réfléchir. Tu sais, cigarette sur cigarette, en te crevant les yeux à regarder l’empeigne de tes chaussures… Je ne te cache pas qu’il y en a un pour qui c’est le monde à l’envers. Bravo, tu as trouvé, c’est bien le vieux Tardieu ! Lui, il pense carrément que ta femme devrait se trouver à ta place. Et pourtant il a tort, car indépendamment de ce qu’on est, chacun doit répondre de ses actes... Midi, il est midi, Jean-Luc, et la sirène retentit sur la ville. Drôle d’impression à chaque fois. Mais là, aujourd’hui, ça me renvoie à ce que je viens d’apprendre dans l’ouvrage d’un historien sur le temps : lorsque la cloche sonnait huit heures aux anciennes Halles du centre de Paris, les transactions entre grossistes et détaillants se terminaient et les pauvres pouvaient se précipiter sur la nourriture restée disponible. On appelait ça manger à la cloche. Peut-être l’origine du mot clochard ? Va savoir... Sans quoi, sache que j’ai téléphoné à la direction de ton hôtel : n’étant pas de la famille mais un simple voisin, il me faut fournir une photo d’identité, une fiche d’Etat civil, une photocopie recto verso de la carte d’identité, un bulletin numéro trois du casier judiciaire qu’on obtient, m’a-t-on assuré, en écrivant à Nantes, une enveloppe timbrée avec mon adresse. Un rapide calcul indique que j’obtiendrai « ce nécessaire à visite » lorsque ton séjour touchera à sa fin. Par conséquent, je ne donnerai pas suite. L’employé que j’ai eu au bout du fil m’a signalé qu’à l’exception du linge, je n’avais la permission de t’envoyer rien d’autre que de l’argent. Donc, demain, trois cents francs partiront pour toi par un mandat postal comptant. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le savoir à Cathy.

Encore une chose ! Sur ton conseil, j’ai fini par emprunter L’instinct de mort de Jacques Mesrine à la bibliothèque ; l’unique livre que tu aies lu, quatre fois, m’avais-tu dit. Jacques Mesrine, le gangster, « l’ennemi public numéro un » ! Après lecture, je crois avoir compris à quel point la violence est un langage. Et pour ce qui te concerne, je me demande vraiment comment faire pour te convaincre qu’il y a d’autres choix qu’entre ceux qu’on trouve dans les livres qui ne servent à rien, et dont on parle tant et tant dans les magazines spécialisés ou à la télé, et ces pages du tueur Mesrine qui sont un paquet de violence et de cruauté pures. D’ailleurs, au fond de toi, sûrement qu’une petite voix dit que tu t’en doutes. Sinon l’existence ne serait pas vivable. Allez, dégageons devant, il faut de la perspective ! La perspective ? ça commence toujours par soi, non ? Comment as-tu fait lorsque tu t’es arrêté de boire ? Allez, tiens le coup, vieux ! D’ici à ta sortie, ce sera Noël, et les peupliers seront certainement habillés de neige.



A Monsieur Jean-Luc Pinson

N° d’écrou 279.269.D

N° de compte B04.1.M.08

Maison d’arrêt des hommes

7 avenue des Peupliers

91700 Fleury-Mérogis

Valère Staraselski

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