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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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Brecht, Bourdieu et Boniface (André),

Ou l’art du contre-pied *
Tu vois l’école du Bourg-Neuf, à Mont-de-Marsan ? Oui ? Bon, j’y étais, il y a déjà un moment, vieille école de la République, directeur en blouse grise et repos le jeudi avec Zorro et Histoires sans paroles à la télé noir et blanc. Tu vois le stade du Loustau, tout à côté, vieux gradins ciment et bois et dans un coin, le joug en ferraille rouillée pour entraîner les costauds de devant ? (nous, à quelques mômes, on n’arrivait même pas à le faire bouger d’un millimètre…). Tu te rappelles la finale de 63, contre les rouge et blanc de Dax, l’occasion de ta première nuit quasi-blanche dans la rue ? Je devais pas être très loin de toi, à gueuler la jeune gloire des jaune et noir. Au Bourg-Neuf, y’avait un instit, droit, grand, un kilomètre de jambes, modèle pin des Landes réglementaire : Christian Darrouy. Ailier de débordement, comme on disait. Au stade du Loustau, y’avait l’école de rugby. Je l’ai suivie, un temps. On nous apprenait l’art de la passe, on y restait des séances entières : elle devait être amoureuse et précise, fallait que la passe serve le partenaire, tout le contraire des putes en somme. On y disséquait le cadrage-débordement, la feinte, le plaisir d’embarquer l’autre… Et tu sais qui est venu, plusieurs fois, le jeudi après-midi, nous montrer comment faire une passe ? Les Boni, mon pote, Guy et André Boniface, gueule d’ange boudeur pour Dédé, soleil noir de la passion pour Guy, presque un ascète du jeu, profond à faire peur. D’ailleurs, on préférait tous Dédé, qui relevait le col de son maillot des siècles avant Canto et qui marchait comme un félin, muscles des cuisses tendus vers la course. Tu sais pourquoi je pense à ça, là, en ce moment ? Pas parce qu’on est en post coupe du monde de rugby, où quelques quintaux de viande hormonée se sont opposés à des tonnes de lourds schémas physico-tactiques. Tu trouves que ça a de l’allure toi, ces mecs formés comme des commandos, qui ont oublié que le rugby est un jeu où l’évitement succède à l’affrontement, parce qu’on va plus loin plus vite, tout simplement. C’est d’ailleurs ce qu’ont démontré nos quinze gallinacés gaulois en état de grâce offensive, comme je disais avec les potes du Passant l’autre jour, à propos de la demi-finale contre les Blacks. Une lueur fragile dans un monde de certitudes érythropoiétiques de synthèse…Non. Je pense à Boniface parce que je suis sûr qu’il reste pas mal de choses en moi (et en quelques autres, mais bon, puisque c’est moi qui parle aujourd’hui, j’espère qu’on nous entendra tous) de ces discours sur le jeu, la beauté du jeu, de ces après-midi à courir, plaisir du contre-pied, de la passe croisée qui te troue les défenses et que je n’ai plus revue depuis… depuis mon enfance je crois. J’aime ceux qui font le pas de côté, qui t’embarquent là où t’avais pas prévu de les suivre, qui te montrent un peu de ce que d’autres voudraient cacher sous le manteau des bonnes et correctes intentions. Je me sens le frère de ceux qui doutent des discours de la marchandise, qui laissent une place à leur capacité d’être surpris. Et tu vois, j’aime Beckett aussi pour ça. Dans un monde qu’il te décrit noir, sans issue, un monde de cloportes, (ce que nous serons si on n’y prend pas garde) monte son grand rire tendre et carnassier, un de ces rires qui t’aident à tenir droit. Le vieux Sam feinte côté ferme pendant qu’il place des mots grand champ, des phrases pleines de vent qui te lavent les yeux de la boue ordinaire qui s’y est collée sans que tu y fasses attention (on perd vite ses réflexes, dans un monde si… moelleux). Mais je t’en parlerai une autre fois, du grand irlandais qui jouait au rugby comme il écrivait, com-me on doit écrire : debout, en avançant. Beckett ? Un ailier de débordement de la « misère du monde ». Et du coup, Bourdieu. Béarnais d’un pays de rugby (il en parle pas mal), pour moi une sorte de Boniface de la sociologie. Un mec qui te met assez vite la tête à l’envers. Un genre qui te passe les défenses les plus hermétiques : l’idéalisme, l’individualisme dit « méthodologique », la pensée toute faite que t’achètes au Marché. Un placement offensif de grand style, lui aussi. L’autre jour, devant l’assemblée mondiale de tous les grands communicants médiatiques, possesseurs des réseaux de diffusion, de conception, de vente des images du monde, l’autre jour il est venu, (un poil trop emphatique mais bon), leur dire : « maîtres du monde, savez-vous ce que vous faites ? ». Pas mal, non, comme attaque grand style ? J’ai comme l’impression qu’il attendait pas spécialement leur réponse, c’est toujours comme ça qu’on pose les bonnes questions. Sauf le côté solennel (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné », pas de réponse non plus, remarque), ça joue pas petit bras comme intervention. Ça grappille pas maître après mètre, concept après concept, ça veut pas juste gagner un peu de terrain. Ça te franchit la ligne d’avantage avec le style d’un seigneur de la guerre… enfin, presque. Même s’il en fait trop parfois, comme tous les grands trois-quarts centre du monde, le mec est sur le coup impeccable. Ce qu’on pensait chaque fois d’André Boniface, qui en a tellement trop fait et dit qu’il s’est mis un temps tous les gros costards de la fédé à dos, lui aussi…Bon, j’arrête. Après, c’est mettre ces trois mecs que j’aime trop haut, et personne ne mérite ça. N’empêche. Beckett, Bourdieu et Boniface (André), y’a comme une même lueur rusée dans la démarche et les cons d’en face seront bien gardés. Enfin, c’est ce que je me dis. Faut bien que ça serve à la littérature, les leçons de rugby !

Vincent Gire

* NDRL, les trois B étaient bien quatre, un accessit à Bernard Friot.

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