Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°22 [octobre 1998 - novembre 1998]
Imprimer l'article© Passant n°22 [octobre 1998 - novembre 1998]
Parcours d'un symbole
Le manifeste en version latine
L'intention
Le Manifeste communiste intégrait en intention initiale un présupposé d'universalité. Dans son principe, il annonçait sa publication en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois, « toutes les langues de l'Europe civilisée » spécifiait, sans penser à mal, George Julian Harney, l'ami chartiste d'Engels, dans les lignes introductives à sa publication britannique de 1850. Or, contrairement à ses promesses, le texte ne fut pas disponible avant longtemps dans les langues envisagées, hormis l'original allemand. En fait, le Manifeste fut immédiatement englouti dans le tourbillon de la révolution européenne de 1848, et oublié pour le temps long de la période de réaction qui suivit la défaite des insurgés.
Ainsi, dans l'ordre de traduction il apparaît en :
1- suédois : 1848 (an 0) ;
2- anglais : 1850 (an 2) en plusieurs livraisons dans le journal Red Republican ;
3- russe : 1869, vingt-et-un ans après sa parution, à Genève, dans une traduction attribuée à Bakounine ou à l'âme damnée de Netchaïev ;
4- serbo-croate : 1871, en Voïvodine, pour faire pièce à la propagande hostile à l'Internationale et à la Commune de Paris ;
5- français I, à New-York, 1872 ;
6- espagnol : 1872 ;
7- portugais : 1873 ;
8- hongrois (partiel) : 1873 ;
9- français II, à Lugano, en Suisse : 1879, après trente-et-un ansÖ
En raison de la situation politique prévalant dans le pays, le Manifeste ne put être imprimé sur le territoire français avant l'été 1885, dans la traduction effectuée par Laura Lafargue, la fille de Marx, pour Le Socialiste de Paris. Mais, bien que ne subsistent plus d'obstacles légaux, dix ans devront encore passer avant que le texte ne soit disponible en brochure. La traduction italienne attendit 1889, trois ans après celle du Capital, pour voir le jour. Si l'on ajoute dans la seule chaîne des langues latines, le roumain (1892), le Manifeste communiste n'apparaît véritablement digne d'intérêt que dans la troisième période d'organisation du mouvement prolétarien qu'il prétendait inspirer : après l'époque des sociétés conspiratives de la génération de 1830-1848, après, surtout, la mort de la première Internationale. Encore n'est-il, à ce moment, jamais au centre des références théoriques. Il intervient plutôt de façon anecdotique, tel un vieux souvenir ranimé, à la rubrique « variété » de périodiques (Le Socialiste français de New York , 1872, de Paris, 1885), sous une forme édulcorée (sections I, II et III en français, New York, 1872, ou les sections I et II et paragraphe final dans L'Eco del Popolo de Cremone, 1889), avec des altérations ou des inflexions de sens (présentation comme Manifesto dei Socialisti rédigé par Marx et Engels, dans le journal italien, insertion d'une « note de la rédaction » dans l'hebdomadaire français de New York : « Nous rappellerons à nos lecteurs, que les Français, qui tiennent avant tout à être clairs, ont préféré le nom de socialistes à celui de communistes ; ils savent que si la communauté doit jouer un rôle plus large que celui qu'elle joue aujourd'hui, l'individualité n'en doit pas moins être respectée. Ici, la différence existe plutôt dans le mot que dans la chose, et le lecteur pourra se convaincre que le communisme allemand ressemble à s'y méprendre au socialisme français . »)
Le Manifeste ne figure nullement, en ces années, la « colonne milliaire » du mouvement ouvrier, selon la forte image utilisée par Antonio Labriola dans son essai au titre singulièrement paradoxal : En mémoire du Manifeste communiste (Paris, Le Devenir social, 1895) .
Entre 1848 et les surlendemains de la Commune, le Manifeste communiste, tel un spectre passé l'heure, s'était évanoui. Son statut dans la pensée et la pratique du mouvement social n'est donc en rien une donnée : il est une construction. Et d'une certaine façon, le projet du texte s'exprime dans sa destinée plus que l'inverse : son passé se trouve mis en scène par son futur.
La transmission
Le Manifeste, endormi, fut réveillé au lendemain de la Commune. Il est redevable du sang répandu sur les barricades, des errances de l'exil et des solidarités partagées dans les deux mondes. Si l'on ne comptait que trois traductions du texte allemand entre 1848 et 1870 (et encore convient-il de rattacher la russe à la période qui suit), le Manifeste se transmit en quinze nouvelles langues entre 1871 et la mort d'Engels (1895) : dans les Balkans, la Scandinavie, la péninsule ibérique, comme dans l'univers cosmopolite de l'Amérique du Nord.
La première traduction française imprimée (il y eut auparavant plusieurs tentatives jamais abouties) parut donc dans un milieu d'émigrés, à New York, en 1872 . Le texte était repris d'un curieux hebdomadaire yankee, le Woodhull & Claflin's Weekly publié à Wall Street, dans le quartier des affaires, avec l'argent de l'exploiteur multimilliardaire Cornelius Vanderbilt qui s'était entiché de ses propriétaires, deux soeurs extravagantes : Victoria Woodhull et Tennessee Claflin. Socialistes, féministes et spirites, membres de l'Internationale très actives dans les secours au communards exilés, elle inclurent le Manifeste, dans l'intégralité de sa traduction britannique (celle exactement du Red Republican de 1850), en pièce centrale de leur numéro du 30 décembre 1871, sous le titre : « Communisme allemand ñ Manifeste du parti communiste allemand. »
La version française offerte par Le Socialiste de New York était reprise de cette version anglaise. Entre l'original allemand et le français, se trouve donc l'étape d'une langue.
Allemand : « Ein Gespenst geht um in Europa ñ das Gespenst des Kommunismus... ».
Anglais : « A frightful hobgoblin stalks throughout Europe. We are haunted by a ghost, the ghost of communism... »
Français : « Une terrible conflagration menace l'Europe. Nous sommes poursuivis par un fantôme, le fantôme du Communisme... »
Ce premier essai français, anonyme, parut du 20 janvier au 30 mars 1872.
Dans une lettre du 17 mars 1872 à Friedrich Adolph Sorge, l'homme de confiance newyorkais, Engels réclamait en nombre les publications anglaises et françaises d'Amérique : une cinquantaine d'exemplaires du Woodhull & Claflin's, une centaine du Socialiste. Il y trouvait une utilité certaine. « Même si ces deux traductions laissent à désirer, expliquait-il, nous ne pouvons pas faire autrement que de les utiliser provisoirement pour la propagande ; la traduction française notamment, m'est absolument indispensable pour les pays latins d'Europe afin de faire pièce aux inepties répandues par Bakounine ou aux imbécillités proudhoniennes qui s'étalent complaisamment dans ces pays . »
Cette traduction, malgré ses défauts, servit donc de base à la traduction espagnole, qui elle même permit la traduction portugaise. La version espagnole du Manifeste fut l'oeuvre de José Mesa, à partir du texte du Socialiste annoté par Engels avec l'appoint d'un autre manuscrit français apporté par Sorge au congrès de La Haye de l'Internationale (septembre 1872). Elle fut publiée en feuilleton en novembre-décembre 1872 dans le journal madrilène La Emancipación imprimé chez Alvarez Veuve & fils, rue de San Pedro. « La Emancipación est maintenant le meilleur journal que nous ayons », se réjouissait Engels, tout en soulignant, peu après, les grandes difficultés de la publication que « nous maintenons en vie grâce à des fonds envoyés d'ici . » Le texte du Manifeste, composé sur deux colonnes, en bas de page des livraisons hebdomadaires, pouvait être découpé et assemblé enfin pour former une brochure autonome. La publication portugaise du Manifeste dans O Pensamento Social de Lisbonne, en mars 1873, suivait le même principe.
Les Portugais, « des hommes excellents quoique proudhoniens » (Engels à Paul Lafargue, 27 avril 1872), dont l'important travail d'organisation syndical mené dans des conditions précaires suscitait l'admiration, prenaient modèle sur leurs aînés castillans et procédaient avec le mimétisme propre aux néophytes. « Bien que nous possédions une édition anglaise du Manifeste, expliquaient-ils d'entrée, notre version est faite à partir de celle de nos camarades de Madrid, La Emancipación, pour laquelle fut écrite, nous supposons, le prologue qui l'accompagne . » En vérité, c'était pour l'édition allemande de l'été 1872 qu'avait été écrite la préface intégrée à La Emancipación. Le Manifeste s'assemblait dans l'époque comme un patchwork : préface allemande, texte franco-américain révisé espagnol.
Entre le texte original allemand et l'espagnol : deux langues.
Entre l'allemand et le portugais : trois langues.
Espagnol : « Europa está acosada por un fantasma, por el fantasma del communismo... »
Portugais : « A Europa está acossada por um fantasma, pelo fantasma do communismo... »
Paul Lafargue, exilé en Espagne en suite de la persécution des communards, représentait au Sud des Pyrénées l'Internationale et, plus particulièrement, les idées de son beau-père. Il était très actif et, semble-t-il, d'une efficacité remarquable, multipliant relations et correspondances pour le bien de la cause. « Lisbonne est la ville la plus pittoresque que nous ayons vue, écrivait-il à Engels en août 1872 ; ses habitants sont d'une douceur et d'une politesse exquise. Les hommes d'ici avec qui nous nous sommes mis en contact sont charmants et très intelligents. Le portugais se rapprochant beaucoup de l'espagnol, Laura et moi leur parlons espagnol, et ils nous parlent portugais, nous faisons des quiproquo, mais nous parvenons à nous entendre . » C'est ainsi, par capillarité, que se transmettait la parole socialiste, celle qui avait sa source dans les brouillards londoniens, au centre de l'Association internationale des travailleurs. C'est ainsi que fut traduit, de l'anglais au français, puis du français à l'espagnol et de l'espagnol au portugais, un ancien manifeste, sorti des mémoires de 1848 : « Le Manifeste du Parti communiste dont nous commençons la publication aujourd'hui, bien qu'il ait été élaboré à une époque déjà ancienne a pourtant une valeur historique incontestable », annonçaient les rédacteurs d'O Pensamento Social, dans leur modeste hebdomadaire qui défendait les ouvriers cigariers de Porto en grève, faisait écho aux nouvelles du Socialiste de New York et assurait la promotion de l'édition française du Capital par le libraire Maurice Lachâtre.
De façon analogue, la seconde traduction italienne du Manifeste, en 1891 par l'avocat anarchiste Pietro Gori, et la traduction roumaine de 1892, première réalisée dans ce pays, furent tirées du français de Laura Lafargue, tel que repris dans le livre du publiciste réactionnaire Gabriel Terrail dit Mermeix, La France socialiste. Notes d'histoire contemporaines paru en 1886. Avec un autre titre, Le Socialisme - définitions - explications - objections - exposé du pour et du contre, Mermeix vendait son commentaire sur l'effet de curiosité inquiète que pouvait susciter la phrase de Karl Marx placée en exergue de l'ouvrage : « Notre doctrine peut se résumer en cette proposition : abolition de la propriété individuelle. » Grâce à des amis communs ñ étrange curiosité de la vie politique ñ Mermeix, qui devait s'illustrer dans le journal boulangiste La Cocarde par ses diatribes contre les Rothschild, et que Paul Lafargue décrivait de façon peu aimable comme un « homme taré », avait pourtant bénéficié pour son édition du manuscrit de Laura Lafargue . « Le Manifeste que l'on va lire, écrivait-il faussement, a eu une grande influence sur la formation de la pensée socialiste. Des traductions en furent faites dans toutes les langues. » Ne reculant pas devant la contradiction, il ajoutait : « Malgré cette large publicité, le manifeste n'est connu que des socialistes instruits. Comme la plupart des écrits qui composent l'abondante bibliothèque socialiste, il n'est pas entré dans la grande circulation. C'est pourquoi nous croyons devoir l'insérer ici . » De simples extraits d'un des résumés de chapitre qu'il était d'usage, à l'époque, de placer en début de texte, donnera une idée assez exacte de ce qu'était le livre de Mermeix : « Chapitre VI : La guerre des classes. ñ D'après Marx la lutte des classes est la trame de l'histoire. ñ Exagération de cette thèse. ñ L'idéalisme beaucoup plus que le matérialisme a déterminé les grands mouvements historiques. ñ Le christianisme. ñ Les Empires musulmans. ñ Les Croisades. ñ Les armées républicaines et impériales. ñ Vérité relative, dans notre temps, de la prépondérance des faits économiques. » etc. Néanmoins, l'ouvrage de Mermeix fut relativement bien reçu dans les milieux socialistes, peut-être à cause de la reproduction en appendice du texte de Marx et Engels. En Roumanie, la traduction du Manifeste tirée de ce livre fut réimprimée après seulement quelques mois, précédée cette fois d'un essai du traducteur sur « la question juive », thème qui, au vu de certaines traditions roumaines alors bien ancrées, peut donner à réfléchir. De façon aussi surprenante, se trouvait en couverture de la réclame pour des publications anarchistes.
Ce n'était donc guère un souci de cohérence, ni d'exactitude, moins encore un esprit scientifique qui poussait, après des décennies d'oubli, à la traduction de langue en langue du Manifeste communiste de 1848. Loin de là. D'une certaine manière, cela consacrait le fait que le Manifeste n'entrait pas dans l'ordre de la parole sacrée, mais dans celui, plus vrai, de la littérature, part de l'art politique. A l'aube d'une ère nouvelle du mouvement ouvrier, le vieux Manifeste était porté par des groupes militants en constitution, seulement comme un point de référence, la colonne milliaire d'Antonio Labriola en construction : un symbole. C'est pourquoi, par exemple, sa première publication dans le Viêtnam des années vingt se fit dans un journal en français de Saïgon rétif aux moeurs coloniales.
Le symbole
Dans la revue Le Devenir social, éditée à Paris, Antonio Labriola révélait, de son point de vue, la situation du texte de Marx et Engels : « La date mémorable de la publication du Manifeste du parti communiste (février 1848) rappelle notre entrée première et indubitable dans l'histoire . » Le Manifeste marquait un commencement, le point zéro nécessaire aux grands mythes. Ainsi, avec ses traductions imposées par l'époque, il changea de statut. Dans l'esprit des auteurs, jusque là, il n'était que vieillerie. Le 15 avril 1869, du temps que l'Empire du 2 décembre était encore florissant, Marx annonçait à Engels avoir reçu de Paul Lafargue le manuscrit d'une traduction française du Manifeste communiste à revoir. « Pour l'instant l'affaire ne presse pas », jugeait-il. « Mais si le bouquin doit tôt ou tard, être imprimé en France, certaines parties, comme celle sur le socialisme allemand ou socialisme vrai devraient être réduites à quelques lignes, car elles ne présentent aucun intérêt en France . » La même année, le patriarche se plaignait des sollicitations insistantes de Wilhelm Liebknecht, chef du parti allemand, afin de reprendre le texte de 1848 « pour les besoins de notre propagande » : « Il faut que je me retape le Manifeste communiste ! » Il n'en fit rien. Mais trois ans et des événements cataclysmiques se passèrent qui rendirent le Manifeste à l'actualité. Par les préfaces des auteurs, qui sont autant de commentaires dans la succession aléatoire des traductions, le Manifeste acquit le statut de document fondateur. Le premier de ces avant-propos fut rédigé pour l'édition allemande de 1872 à Leipzig. Le dernier, écrit par Engels pour les lecteurs italiens de 1893, affirmait que le présent dessinait une nouvelle ère historique, que les luttes de 48 n'avaient pas été menées en vain. « Les fruits mûrissent », disait-il. Le Manifeste se transportait du passé vers l'avenir, il devenait l'expression du mouvement.
Chacun, dès lors, voulut y attacher son nom. Chacun voulut y laisser sa trace. Qui comme traducteur, qui comme préfacier. Le pionnier Georges Plekhanov prépara l'édition russe, publiée à Genève en 1882, maintes fois reproduite jusqu'à la révolution d'Octobre. Lénine en personne aurait été le père d'une traduction perdue, réalisée vers 1890, pendant sa période de confinement à Samara. Le poète Herman Gorter, futur héros du Gauchisme, maladie infantile du communisme et auteur d'une Réponse à Lénine, composa une version hollandaise qui servit de matrice bien des années plus tard à la première édition africaine du Manifeste publiée au Cap dans la langue des Boers avec une préface de Léon Trotsky. Karl Kautsky, le pape de la Seconde internationale, imprima sa marque docte et placide (sauf lorsqu'il s'agissait d'évoquer les Soviets) à des éditions allemande, polonaise, bulgare, ukrainienne, serbe, russe, yiddish, danoise, norvégienne, italienne, etc., en un véritable tour du monde de la social-démocratie. Christian Rakovsky, Bulgare d'origine, étudiant en France, Suisse et Allemagne, révolutionnaire international de profession et président de la République des Soviets d'Ukraine, introduisit l'édition roumaine lorsque le hasard d'une avant-guerre le fit ressortissant de ce pays. En Italie, le philosophe Antonio Labriola plaça le Manifeste en annexe de ses Essais sur la conception matérialiste de l'histoire et la traduction qui lui est généralement attribuée serait l'oeuvre de sa femme, Rosalia Carolina. Cette version, selon l'inclinaison des éditeurs et des lecteurs, se place en concurrence avec celle revendiquée par Palmiro Togliatti, secrétaire général incontesté du puissant Parti communiste d'après guerre.
Il y avait eu Octobre. Le partage du monde. Le partage des Internationales. Il y eut un Orient, il y eut un Occident. Il y eut des intérêts en guerre. Il y eut Staline, il y eut Mao, la police de Rákosi et les geôles de Franco, Thorez, Léon Blum, et même Guy Mollet. Il y eut aussi Hô Chi Minh et Tito. Et, sur les marges, de petits groupes qui prétendaient, dans la tradition de la Ligue des communistes de 48, préserver la pureté originelle. Il existait une culture marxiste et le Manifeste en était l'emblème.
Chargé de l'ensemble de ces déterminations, il devint un monument. Il fut alors l'objet d'éditions sans nombre et d'une diffusion incalculable. Il se constitua en référence obligée, fut enseigné dans les écoles et dans les universités. Le Manifeste était l'objet d'un incontournable enjeu symbolique.
Plus, peut être, que par la massivité d'une présence, cette situation est signifiée par sa traduction dans les petites langues, les langues disparues, les langues fragiles, les langues opprimées. Mémorable est cette édition en ladino, le « judéo-espagnol » des persécutés d'Isabel de Castille, Il manifistu komunista imprimé en 1914 pour la communauté linguistique de Salonique, rayée du monde des vivants en 1943. Le Manifeste fut traduit en catalan dans le Paris libre de 1948 par les vaincus de l'Espagne républicaine : « Proletaris de tots els països, Uniu-vos ! » . Il fut traduit en Occitan par la génération contestataire des années soixante-dix : Manifèst del partit comunista, « Un esglasi trèva Europa ñ l'esglasi del comunisme... » A la question : pourquoi une édition en occitan du Manifeste communiste ?, il était répondu, avec un bon sens quelque peu agressif : « E perqué pas ! » Oui, pourquoi pas ? Le Manifeste était un droit, le Manifeste était une revendication. « Le mouvement occitan d'aujourd'hui est l'expression de nombreuses luttes populaires pour le droit de viure al païs, objectif impossible sans remise en question, et du centralisme français, et du système capitaliste. » Le Manifeste était probablement autre chose qu'une arme, dans ce combat, puisque tous, ceux qui l'éditaient, ceux qui le lisaient dans cette langue en réintroduction, le connaissaient dans leur langue maternelle qui n'était pas celle-là. Le Manifeste était un signe.
Puis la grande volonté qui animait cette époque s'effondra comme s'effondrent les empires. En 1906, la coopérative socialiste C. H. Kerr de Chicago, qui avait déjà le Manifeste à son catalogue pour les autochtones, avait entrepris de le proposer dans la langue de l'avenir, la langue de l'intention universelle, l'espéranto : belle construction du Dr. Zamenhof, faite de principes simples, d'un petit tiers de matériaux anglo-saxons, d'une pincée de slave et de 60 % de racines latines. Il en fut de l'espéranto comme des espérances du siècle. Il entre cependant dans l'ordre des hasards objectifs très prisés d'André Breton, de constater que la dernière édition du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels publiée dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, en 1990, au moment de la chute du réformateur Mikhaïl Gorbatchev, était espérantiste : « Fantomo hantas en Europo, la fantomo de komunismo... »
L'effet marquise
Dans la chaîne des traductions du Manifeste s'expose le destin du texte. Naïves et anonymes dans leurs premières moutures (le français de New York, l'italien de Crémone), elles se distinguèrent et s'enrichirent dans le mouvement même du socialisme, donnant sur ce point quelque peu raison à Edouard Bernstein. Engels, tant qu'il fut là, veillait, s'accrochant au moindre des mots. Mais il n'y a pour s'exprimer, on le sait depuis Molière, que la prose ou les vers.
Lorsqu'au faîte de sa gloire, le Manifeste devint la proie des charlatans et des savants, il se trouva des modernes pour rivaliser avec le maître de philosophie de Monsieur Jourdain dans la mise en forme de la langue.
« Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Pape et le Czar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne » : au français classique de Laura Lafargue se sont substituées, par une impérieuse nécessité venue d'étranges profondeurs, d'autres approches, plus « scientifiques ». La collection 10/18, pour étudiants de la nouvelle vague, proposait de gagner en précision et fluidité : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte chasse à courre pour traquer ce spectre : le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands . » Tandis que le regretté François Châtelet s'associait dans le Livre de Poche à l'ambition d'une connaissance neuve de « l'entrée du matérialisme historique sur la scène politique européenne » : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont alliées pour mener à ce spectre une sainte chasse à courre. Le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne . » Ah ! Belle Laura, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
Mais à ce jeu stérile la dimension fondamentale du Manifeste s'efface : l'histoire incorporée qui fait sa valeur.
Il serait injuste néanmoins de penser que seule l'intelligentsia hexagonale ait pu s'abîmer dans « l'effet marquise » du Bourgeois gentilhomme sur le texte consacrant la célébrité mondiale de Metternich et Guizot, des radicaux français et des policiers allemands. En Italie, le lecteur disposait facilement de la traduction de Pompeo Bettini, parue en 1892 dans la Lotta di Classe de Milan et réimprimée ici ou là au moins jusqu'en 1944 (sous le régime fasciste, les bibliothèques avaient été expurgées du Manifeste) : « C'e uno spettro in Europa ñ lo spettro del Communismo. Ed Ecco tutte le potenze di questa vecchia Europa, il papa e lo czar, Metternich e Guizot, i radicali francesi e i poliziotti tedeschi, uniti per dargli con furor sacro la caccia . » Le public eut aussi la version dite de Labriola, auréolée du prestige du philosophe, même si sa femme était à la cuisine : « Uno spettro s'aggira per l'Europa : ñ è lo spettro del communismo. Tutte le potenze della vecchia Europa si alleano per dare santamente une spietata caccia a cottesto spettro : ñ e ossia il papa e lo czar, Metternich e Guizot, i radicali francesi e i poliziotti tedeschi... », etc. Puis dans le sillage de la victoire des Partisans sur le fascisme, apparut la traduction dite de Togliatti, préparée à Moscou : « Uno spettro si aggira per l'Europa ñ lo spettro del communismo. Tutte le potenze della vecchia Europa, il papa e lo zar, Metternich e Guizot, radicali francesi e poliziotti tedeschi, si sono alleati in une santa caccia spietata contro questo spettro . » Il manquait la voix de l'université (Labriola, déjà professeur, était entré dans l'histoire). Ce fut au tour de Lucio Colletti, dont les travaux étaient fort appréciés dans l'après 68, d'embellir le patrimoine italien du Manifeste : « Tutte le potenze della vecchia Europa si sono alleate in une santa battuta di caccia contro questo spettro... . » Evidemment, sans étendre la chose, il existe d'autres approches encore, tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Mais de toutes ces façons, laquelle est la meilleure ? La question restera posée, et la réponse viendra seulement du coeur.
S'il est vrai en effet qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers, à la prose étalée par les cuistres, d'aucuns préféreront les vers de Maïakovsky, debout sur le Front Gauche de l'Art : « Je glorifie les révoltes de l'avenir. / Je mets à la dialectique de Marx / des moteurs poétiques / de cent chevaux », parce qu'ainsi qu'il le manifestait dans le Prolétaire volant :
Les faits.
On peut les prendre
et les poser sur la table.
Mais le poète
ce qui l'intéresse
c'est aussi
ce qu'il y aura dans deux cents ans
ou
même
cent.
Voire cent cinquante...
Le Manifeste communiste intégrait en intention initiale un présupposé d'universalité. Dans son principe, il annonçait sa publication en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois, « toutes les langues de l'Europe civilisée » spécifiait, sans penser à mal, George Julian Harney, l'ami chartiste d'Engels, dans les lignes introductives à sa publication britannique de 1850. Or, contrairement à ses promesses, le texte ne fut pas disponible avant longtemps dans les langues envisagées, hormis l'original allemand. En fait, le Manifeste fut immédiatement englouti dans le tourbillon de la révolution européenne de 1848, et oublié pour le temps long de la période de réaction qui suivit la défaite des insurgés.
Ainsi, dans l'ordre de traduction il apparaît en :
1- suédois : 1848 (an 0) ;
2- anglais : 1850 (an 2) en plusieurs livraisons dans le journal Red Republican ;
3- russe : 1869, vingt-et-un ans après sa parution, à Genève, dans une traduction attribuée à Bakounine ou à l'âme damnée de Netchaïev ;
4- serbo-croate : 1871, en Voïvodine, pour faire pièce à la propagande hostile à l'Internationale et à la Commune de Paris ;
5- français I, à New-York, 1872 ;
6- espagnol : 1872 ;
7- portugais : 1873 ;
8- hongrois (partiel) : 1873 ;
9- français II, à Lugano, en Suisse : 1879, après trente-et-un ansÖ
En raison de la situation politique prévalant dans le pays, le Manifeste ne put être imprimé sur le territoire français avant l'été 1885, dans la traduction effectuée par Laura Lafargue, la fille de Marx, pour Le Socialiste de Paris. Mais, bien que ne subsistent plus d'obstacles légaux, dix ans devront encore passer avant que le texte ne soit disponible en brochure. La traduction italienne attendit 1889, trois ans après celle du Capital, pour voir le jour. Si l'on ajoute dans la seule chaîne des langues latines, le roumain (1892), le Manifeste communiste n'apparaît véritablement digne d'intérêt que dans la troisième période d'organisation du mouvement prolétarien qu'il prétendait inspirer : après l'époque des sociétés conspiratives de la génération de 1830-1848, après, surtout, la mort de la première Internationale. Encore n'est-il, à ce moment, jamais au centre des références théoriques. Il intervient plutôt de façon anecdotique, tel un vieux souvenir ranimé, à la rubrique « variété » de périodiques (Le Socialiste français de New York , 1872, de Paris, 1885), sous une forme édulcorée (sections I, II et III en français, New York, 1872, ou les sections I et II et paragraphe final dans L'Eco del Popolo de Cremone, 1889), avec des altérations ou des inflexions de sens (présentation comme Manifesto dei Socialisti rédigé par Marx et Engels, dans le journal italien, insertion d'une « note de la rédaction » dans l'hebdomadaire français de New York : « Nous rappellerons à nos lecteurs, que les Français, qui tiennent avant tout à être clairs, ont préféré le nom de socialistes à celui de communistes ; ils savent que si la communauté doit jouer un rôle plus large que celui qu'elle joue aujourd'hui, l'individualité n'en doit pas moins être respectée. Ici, la différence existe plutôt dans le mot que dans la chose, et le lecteur pourra se convaincre que le communisme allemand ressemble à s'y méprendre au socialisme français . »)
Le Manifeste ne figure nullement, en ces années, la « colonne milliaire » du mouvement ouvrier, selon la forte image utilisée par Antonio Labriola dans son essai au titre singulièrement paradoxal : En mémoire du Manifeste communiste (Paris, Le Devenir social, 1895) .
Entre 1848 et les surlendemains de la Commune, le Manifeste communiste, tel un spectre passé l'heure, s'était évanoui. Son statut dans la pensée et la pratique du mouvement social n'est donc en rien une donnée : il est une construction. Et d'une certaine façon, le projet du texte s'exprime dans sa destinée plus que l'inverse : son passé se trouve mis en scène par son futur.
La transmission
Le Manifeste, endormi, fut réveillé au lendemain de la Commune. Il est redevable du sang répandu sur les barricades, des errances de l'exil et des solidarités partagées dans les deux mondes. Si l'on ne comptait que trois traductions du texte allemand entre 1848 et 1870 (et encore convient-il de rattacher la russe à la période qui suit), le Manifeste se transmit en quinze nouvelles langues entre 1871 et la mort d'Engels (1895) : dans les Balkans, la Scandinavie, la péninsule ibérique, comme dans l'univers cosmopolite de l'Amérique du Nord.
La première traduction française imprimée (il y eut auparavant plusieurs tentatives jamais abouties) parut donc dans un milieu d'émigrés, à New York, en 1872 . Le texte était repris d'un curieux hebdomadaire yankee, le Woodhull & Claflin's Weekly publié à Wall Street, dans le quartier des affaires, avec l'argent de l'exploiteur multimilliardaire Cornelius Vanderbilt qui s'était entiché de ses propriétaires, deux soeurs extravagantes : Victoria Woodhull et Tennessee Claflin. Socialistes, féministes et spirites, membres de l'Internationale très actives dans les secours au communards exilés, elle inclurent le Manifeste, dans l'intégralité de sa traduction britannique (celle exactement du Red Republican de 1850), en pièce centrale de leur numéro du 30 décembre 1871, sous le titre : « Communisme allemand ñ Manifeste du parti communiste allemand. »
La version française offerte par Le Socialiste de New York était reprise de cette version anglaise. Entre l'original allemand et le français, se trouve donc l'étape d'une langue.
Allemand : « Ein Gespenst geht um in Europa ñ das Gespenst des Kommunismus... ».
Anglais : « A frightful hobgoblin stalks throughout Europe. We are haunted by a ghost, the ghost of communism... »
Français : « Une terrible conflagration menace l'Europe. Nous sommes poursuivis par un fantôme, le fantôme du Communisme... »
Ce premier essai français, anonyme, parut du 20 janvier au 30 mars 1872.
Dans une lettre du 17 mars 1872 à Friedrich Adolph Sorge, l'homme de confiance newyorkais, Engels réclamait en nombre les publications anglaises et françaises d'Amérique : une cinquantaine d'exemplaires du Woodhull & Claflin's, une centaine du Socialiste. Il y trouvait une utilité certaine. « Même si ces deux traductions laissent à désirer, expliquait-il, nous ne pouvons pas faire autrement que de les utiliser provisoirement pour la propagande ; la traduction française notamment, m'est absolument indispensable pour les pays latins d'Europe afin de faire pièce aux inepties répandues par Bakounine ou aux imbécillités proudhoniennes qui s'étalent complaisamment dans ces pays . »
Cette traduction, malgré ses défauts, servit donc de base à la traduction espagnole, qui elle même permit la traduction portugaise. La version espagnole du Manifeste fut l'oeuvre de José Mesa, à partir du texte du Socialiste annoté par Engels avec l'appoint d'un autre manuscrit français apporté par Sorge au congrès de La Haye de l'Internationale (septembre 1872). Elle fut publiée en feuilleton en novembre-décembre 1872 dans le journal madrilène La Emancipación imprimé chez Alvarez Veuve & fils, rue de San Pedro. « La Emancipación est maintenant le meilleur journal que nous ayons », se réjouissait Engels, tout en soulignant, peu après, les grandes difficultés de la publication que « nous maintenons en vie grâce à des fonds envoyés d'ici . » Le texte du Manifeste, composé sur deux colonnes, en bas de page des livraisons hebdomadaires, pouvait être découpé et assemblé enfin pour former une brochure autonome. La publication portugaise du Manifeste dans O Pensamento Social de Lisbonne, en mars 1873, suivait le même principe.
Les Portugais, « des hommes excellents quoique proudhoniens » (Engels à Paul Lafargue, 27 avril 1872), dont l'important travail d'organisation syndical mené dans des conditions précaires suscitait l'admiration, prenaient modèle sur leurs aînés castillans et procédaient avec le mimétisme propre aux néophytes. « Bien que nous possédions une édition anglaise du Manifeste, expliquaient-ils d'entrée, notre version est faite à partir de celle de nos camarades de Madrid, La Emancipación, pour laquelle fut écrite, nous supposons, le prologue qui l'accompagne . » En vérité, c'était pour l'édition allemande de l'été 1872 qu'avait été écrite la préface intégrée à La Emancipación. Le Manifeste s'assemblait dans l'époque comme un patchwork : préface allemande, texte franco-américain révisé espagnol.
Entre le texte original allemand et l'espagnol : deux langues.
Entre l'allemand et le portugais : trois langues.
Espagnol : « Europa está acosada por un fantasma, por el fantasma del communismo... »
Portugais : « A Europa está acossada por um fantasma, pelo fantasma do communismo... »
Paul Lafargue, exilé en Espagne en suite de la persécution des communards, représentait au Sud des Pyrénées l'Internationale et, plus particulièrement, les idées de son beau-père. Il était très actif et, semble-t-il, d'une efficacité remarquable, multipliant relations et correspondances pour le bien de la cause. « Lisbonne est la ville la plus pittoresque que nous ayons vue, écrivait-il à Engels en août 1872 ; ses habitants sont d'une douceur et d'une politesse exquise. Les hommes d'ici avec qui nous nous sommes mis en contact sont charmants et très intelligents. Le portugais se rapprochant beaucoup de l'espagnol, Laura et moi leur parlons espagnol, et ils nous parlent portugais, nous faisons des quiproquo, mais nous parvenons à nous entendre . » C'est ainsi, par capillarité, que se transmettait la parole socialiste, celle qui avait sa source dans les brouillards londoniens, au centre de l'Association internationale des travailleurs. C'est ainsi que fut traduit, de l'anglais au français, puis du français à l'espagnol et de l'espagnol au portugais, un ancien manifeste, sorti des mémoires de 1848 : « Le Manifeste du Parti communiste dont nous commençons la publication aujourd'hui, bien qu'il ait été élaboré à une époque déjà ancienne a pourtant une valeur historique incontestable », annonçaient les rédacteurs d'O Pensamento Social, dans leur modeste hebdomadaire qui défendait les ouvriers cigariers de Porto en grève, faisait écho aux nouvelles du Socialiste de New York et assurait la promotion de l'édition française du Capital par le libraire Maurice Lachâtre.
De façon analogue, la seconde traduction italienne du Manifeste, en 1891 par l'avocat anarchiste Pietro Gori, et la traduction roumaine de 1892, première réalisée dans ce pays, furent tirées du français de Laura Lafargue, tel que repris dans le livre du publiciste réactionnaire Gabriel Terrail dit Mermeix, La France socialiste. Notes d'histoire contemporaines paru en 1886. Avec un autre titre, Le Socialisme - définitions - explications - objections - exposé du pour et du contre, Mermeix vendait son commentaire sur l'effet de curiosité inquiète que pouvait susciter la phrase de Karl Marx placée en exergue de l'ouvrage : « Notre doctrine peut se résumer en cette proposition : abolition de la propriété individuelle. » Grâce à des amis communs ñ étrange curiosité de la vie politique ñ Mermeix, qui devait s'illustrer dans le journal boulangiste La Cocarde par ses diatribes contre les Rothschild, et que Paul Lafargue décrivait de façon peu aimable comme un « homme taré », avait pourtant bénéficié pour son édition du manuscrit de Laura Lafargue . « Le Manifeste que l'on va lire, écrivait-il faussement, a eu une grande influence sur la formation de la pensée socialiste. Des traductions en furent faites dans toutes les langues. » Ne reculant pas devant la contradiction, il ajoutait : « Malgré cette large publicité, le manifeste n'est connu que des socialistes instruits. Comme la plupart des écrits qui composent l'abondante bibliothèque socialiste, il n'est pas entré dans la grande circulation. C'est pourquoi nous croyons devoir l'insérer ici . » De simples extraits d'un des résumés de chapitre qu'il était d'usage, à l'époque, de placer en début de texte, donnera une idée assez exacte de ce qu'était le livre de Mermeix : « Chapitre VI : La guerre des classes. ñ D'après Marx la lutte des classes est la trame de l'histoire. ñ Exagération de cette thèse. ñ L'idéalisme beaucoup plus que le matérialisme a déterminé les grands mouvements historiques. ñ Le christianisme. ñ Les Empires musulmans. ñ Les Croisades. ñ Les armées républicaines et impériales. ñ Vérité relative, dans notre temps, de la prépondérance des faits économiques. » etc. Néanmoins, l'ouvrage de Mermeix fut relativement bien reçu dans les milieux socialistes, peut-être à cause de la reproduction en appendice du texte de Marx et Engels. En Roumanie, la traduction du Manifeste tirée de ce livre fut réimprimée après seulement quelques mois, précédée cette fois d'un essai du traducteur sur « la question juive », thème qui, au vu de certaines traditions roumaines alors bien ancrées, peut donner à réfléchir. De façon aussi surprenante, se trouvait en couverture de la réclame pour des publications anarchistes.
Ce n'était donc guère un souci de cohérence, ni d'exactitude, moins encore un esprit scientifique qui poussait, après des décennies d'oubli, à la traduction de langue en langue du Manifeste communiste de 1848. Loin de là. D'une certaine manière, cela consacrait le fait que le Manifeste n'entrait pas dans l'ordre de la parole sacrée, mais dans celui, plus vrai, de la littérature, part de l'art politique. A l'aube d'une ère nouvelle du mouvement ouvrier, le vieux Manifeste était porté par des groupes militants en constitution, seulement comme un point de référence, la colonne milliaire d'Antonio Labriola en construction : un symbole. C'est pourquoi, par exemple, sa première publication dans le Viêtnam des années vingt se fit dans un journal en français de Saïgon rétif aux moeurs coloniales.
Le symbole
Dans la revue Le Devenir social, éditée à Paris, Antonio Labriola révélait, de son point de vue, la situation du texte de Marx et Engels : « La date mémorable de la publication du Manifeste du parti communiste (février 1848) rappelle notre entrée première et indubitable dans l'histoire . » Le Manifeste marquait un commencement, le point zéro nécessaire aux grands mythes. Ainsi, avec ses traductions imposées par l'époque, il changea de statut. Dans l'esprit des auteurs, jusque là, il n'était que vieillerie. Le 15 avril 1869, du temps que l'Empire du 2 décembre était encore florissant, Marx annonçait à Engels avoir reçu de Paul Lafargue le manuscrit d'une traduction française du Manifeste communiste à revoir. « Pour l'instant l'affaire ne presse pas », jugeait-il. « Mais si le bouquin doit tôt ou tard, être imprimé en France, certaines parties, comme celle sur le socialisme allemand ou socialisme vrai devraient être réduites à quelques lignes, car elles ne présentent aucun intérêt en France . » La même année, le patriarche se plaignait des sollicitations insistantes de Wilhelm Liebknecht, chef du parti allemand, afin de reprendre le texte de 1848 « pour les besoins de notre propagande » : « Il faut que je me retape le Manifeste communiste ! » Il n'en fit rien. Mais trois ans et des événements cataclysmiques se passèrent qui rendirent le Manifeste à l'actualité. Par les préfaces des auteurs, qui sont autant de commentaires dans la succession aléatoire des traductions, le Manifeste acquit le statut de document fondateur. Le premier de ces avant-propos fut rédigé pour l'édition allemande de 1872 à Leipzig. Le dernier, écrit par Engels pour les lecteurs italiens de 1893, affirmait que le présent dessinait une nouvelle ère historique, que les luttes de 48 n'avaient pas été menées en vain. « Les fruits mûrissent », disait-il. Le Manifeste se transportait du passé vers l'avenir, il devenait l'expression du mouvement.
Chacun, dès lors, voulut y attacher son nom. Chacun voulut y laisser sa trace. Qui comme traducteur, qui comme préfacier. Le pionnier Georges Plekhanov prépara l'édition russe, publiée à Genève en 1882, maintes fois reproduite jusqu'à la révolution d'Octobre. Lénine en personne aurait été le père d'une traduction perdue, réalisée vers 1890, pendant sa période de confinement à Samara. Le poète Herman Gorter, futur héros du Gauchisme, maladie infantile du communisme et auteur d'une Réponse à Lénine, composa une version hollandaise qui servit de matrice bien des années plus tard à la première édition africaine du Manifeste publiée au Cap dans la langue des Boers avec une préface de Léon Trotsky. Karl Kautsky, le pape de la Seconde internationale, imprima sa marque docte et placide (sauf lorsqu'il s'agissait d'évoquer les Soviets) à des éditions allemande, polonaise, bulgare, ukrainienne, serbe, russe, yiddish, danoise, norvégienne, italienne, etc., en un véritable tour du monde de la social-démocratie. Christian Rakovsky, Bulgare d'origine, étudiant en France, Suisse et Allemagne, révolutionnaire international de profession et président de la République des Soviets d'Ukraine, introduisit l'édition roumaine lorsque le hasard d'une avant-guerre le fit ressortissant de ce pays. En Italie, le philosophe Antonio Labriola plaça le Manifeste en annexe de ses Essais sur la conception matérialiste de l'histoire et la traduction qui lui est généralement attribuée serait l'oeuvre de sa femme, Rosalia Carolina. Cette version, selon l'inclinaison des éditeurs et des lecteurs, se place en concurrence avec celle revendiquée par Palmiro Togliatti, secrétaire général incontesté du puissant Parti communiste d'après guerre.
Il y avait eu Octobre. Le partage du monde. Le partage des Internationales. Il y eut un Orient, il y eut un Occident. Il y eut des intérêts en guerre. Il y eut Staline, il y eut Mao, la police de Rákosi et les geôles de Franco, Thorez, Léon Blum, et même Guy Mollet. Il y eut aussi Hô Chi Minh et Tito. Et, sur les marges, de petits groupes qui prétendaient, dans la tradition de la Ligue des communistes de 48, préserver la pureté originelle. Il existait une culture marxiste et le Manifeste en était l'emblème.
Chargé de l'ensemble de ces déterminations, il devint un monument. Il fut alors l'objet d'éditions sans nombre et d'une diffusion incalculable. Il se constitua en référence obligée, fut enseigné dans les écoles et dans les universités. Le Manifeste était l'objet d'un incontournable enjeu symbolique.
Plus, peut être, que par la massivité d'une présence, cette situation est signifiée par sa traduction dans les petites langues, les langues disparues, les langues fragiles, les langues opprimées. Mémorable est cette édition en ladino, le « judéo-espagnol » des persécutés d'Isabel de Castille, Il manifistu komunista imprimé en 1914 pour la communauté linguistique de Salonique, rayée du monde des vivants en 1943. Le Manifeste fut traduit en catalan dans le Paris libre de 1948 par les vaincus de l'Espagne républicaine : « Proletaris de tots els països, Uniu-vos ! » . Il fut traduit en Occitan par la génération contestataire des années soixante-dix : Manifèst del partit comunista, « Un esglasi trèva Europa ñ l'esglasi del comunisme... » A la question : pourquoi une édition en occitan du Manifeste communiste ?, il était répondu, avec un bon sens quelque peu agressif : « E perqué pas ! » Oui, pourquoi pas ? Le Manifeste était un droit, le Manifeste était une revendication. « Le mouvement occitan d'aujourd'hui est l'expression de nombreuses luttes populaires pour le droit de viure al païs, objectif impossible sans remise en question, et du centralisme français, et du système capitaliste. » Le Manifeste était probablement autre chose qu'une arme, dans ce combat, puisque tous, ceux qui l'éditaient, ceux qui le lisaient dans cette langue en réintroduction, le connaissaient dans leur langue maternelle qui n'était pas celle-là. Le Manifeste était un signe.
Puis la grande volonté qui animait cette époque s'effondra comme s'effondrent les empires. En 1906, la coopérative socialiste C. H. Kerr de Chicago, qui avait déjà le Manifeste à son catalogue pour les autochtones, avait entrepris de le proposer dans la langue de l'avenir, la langue de l'intention universelle, l'espéranto : belle construction du Dr. Zamenhof, faite de principes simples, d'un petit tiers de matériaux anglo-saxons, d'une pincée de slave et de 60 % de racines latines. Il en fut de l'espéranto comme des espérances du siècle. Il entre cependant dans l'ordre des hasards objectifs très prisés d'André Breton, de constater que la dernière édition du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels publiée dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques, en 1990, au moment de la chute du réformateur Mikhaïl Gorbatchev, était espérantiste : « Fantomo hantas en Europo, la fantomo de komunismo... »
L'effet marquise
Dans la chaîne des traductions du Manifeste s'expose le destin du texte. Naïves et anonymes dans leurs premières moutures (le français de New York, l'italien de Crémone), elles se distinguèrent et s'enrichirent dans le mouvement même du socialisme, donnant sur ce point quelque peu raison à Edouard Bernstein. Engels, tant qu'il fut là, veillait, s'accrochant au moindre des mots. Mais il n'y a pour s'exprimer, on le sait depuis Molière, que la prose ou les vers.
Lorsqu'au faîte de sa gloire, le Manifeste devint la proie des charlatans et des savants, il se trouva des modernes pour rivaliser avec le maître de philosophie de Monsieur Jourdain dans la mise en forme de la langue.
« Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le Pape et le Czar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne » : au français classique de Laura Lafargue se sont substituées, par une impérieuse nécessité venue d'étranges profondeurs, d'autres approches, plus « scientifiques ». La collection 10/18, pour étudiants de la nouvelle vague, proposait de gagner en précision et fluidité : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte chasse à courre pour traquer ce spectre : le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands . » Tandis que le regretté François Châtelet s'associait dans le Livre de Poche à l'ambition d'une connaissance neuve de « l'entrée du matérialisme historique sur la scène politique européenne » : « Toutes les puissances de la vieille Europe se sont alliées pour mener à ce spectre une sainte chasse à courre. Le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne . » Ah ! Belle Laura, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
Mais à ce jeu stérile la dimension fondamentale du Manifeste s'efface : l'histoire incorporée qui fait sa valeur.
Il serait injuste néanmoins de penser que seule l'intelligentsia hexagonale ait pu s'abîmer dans « l'effet marquise » du Bourgeois gentilhomme sur le texte consacrant la célébrité mondiale de Metternich et Guizot, des radicaux français et des policiers allemands. En Italie, le lecteur disposait facilement de la traduction de Pompeo Bettini, parue en 1892 dans la Lotta di Classe de Milan et réimprimée ici ou là au moins jusqu'en 1944 (sous le régime fasciste, les bibliothèques avaient été expurgées du Manifeste) : « C'e uno spettro in Europa ñ lo spettro del Communismo. Ed Ecco tutte le potenze di questa vecchia Europa, il papa e lo czar, Metternich e Guizot, i radicali francesi e i poliziotti tedeschi, uniti per dargli con furor sacro la caccia . » Le public eut aussi la version dite de Labriola, auréolée du prestige du philosophe, même si sa femme était à la cuisine : « Uno spettro s'aggira per l'Europa : ñ è lo spettro del communismo. Tutte le potenze della vecchia Europa si alleano per dare santamente une spietata caccia a cottesto spettro : ñ e ossia il papa e lo czar, Metternich e Guizot, i radicali francesi e i poliziotti tedeschi... », etc. Puis dans le sillage de la victoire des Partisans sur le fascisme, apparut la traduction dite de Togliatti, préparée à Moscou : « Uno spettro si aggira per l'Europa ñ lo spettro del communismo. Tutte le potenze della vecchia Europa, il papa e lo zar, Metternich e Guizot, radicali francesi e poliziotti tedeschi, si sono alleati in une santa caccia spietata contro questo spettro . » Il manquait la voix de l'université (Labriola, déjà professeur, était entré dans l'histoire). Ce fut au tour de Lucio Colletti, dont les travaux étaient fort appréciés dans l'après 68, d'embellir le patrimoine italien du Manifeste : « Tutte le potenze della vecchia Europa si sono alleate in une santa battuta di caccia contro questo spettro... . » Evidemment, sans étendre la chose, il existe d'autres approches encore, tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Mais de toutes ces façons, laquelle est la meilleure ? La question restera posée, et la réponse viendra seulement du coeur.
S'il est vrai en effet qu'il n'y a pour s'exprimer que la prose ou les vers, à la prose étalée par les cuistres, d'aucuns préféreront les vers de Maïakovsky, debout sur le Front Gauche de l'Art : « Je glorifie les révoltes de l'avenir. / Je mets à la dialectique de Marx / des moteurs poétiques / de cent chevaux », parce qu'ainsi qu'il le manifestait dans le Prolétaire volant :
Les faits.
On peut les prendre
et les poser sur la table.
Mais le poète
ce qui l'intéresse
c'est aussi
ce qu'il y aura dans deux cents ans
ou
même
cent.
Voire cent cinquante...
Chercheur au CNRS, auteur de La Proclamation du Nouveau Monde,
Paroles d'Aube, 1995.
Paroles d'Aube, 1995.