Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°19 [avril 1998 - mai 1998]
© Passant n°19 [avril 1998 - mai 1998]
par André Benedetto
Imprimer l'articleCe gorille qui nous regarde
J'ai vu un jour dans le hall d'un aéroport un homme qui poussait un chariot à bagages sur le sommet desquels était assise une petite fille. Sur son T. shirt il était écrit PACE. Gardienne, elle était là posée sur ce gros tas, et elle souriait en léchant une glace.
J'ai vu cet homme-là, ce père-là, et puis un autre encore, et dix autres et cent autres et mille et des millions, poussant parmi les autres hommes de la terre leur fillette à chacun baptisée PACE, tournant partout dans les aéroports et dans les gares et sur les routes, et sans même savoir peut-être qu'ils véhiculent ce message de paix. Car les enfants sur leur poitrine ils ont tous ce même message en souriant.
Or, nous, citoyens des sociétés développées où règne le mode de production capitaliste qui s'annonce, disait Marx, comme une immense accumulation de marchandises, nous les plus forts, les plus durs, les plus purs, les plus rusés, les plus impitoyables, nous sur nos tas de richesse installés, pauvres et riches d'Occident, nous aimerions avoir une paix souriante comme un halo posée sur notre monde à nous bien à l'abri et vivre détendus mais la guerre partout, nous vivons défendus, même à notre corps défendant.
Depuis que nous avons conquis la terre pour la mettre en valeur, depuis que nous avons semé à tous vents les solides principes de rentabilité et de profit, nous récoltons aussi, un peu chez nous aussi, quelque chose de toutes les guerres. C'est la guerre partout. On ne peut pas y échapper complètement. Toutes et tous nous sommes impliqués plus ou moins mais en même temps sur tous les théâtres d'opérations de la planète. Et même si notre pays n'est pas en guerre à l'extérieur, les guerres étrangères, les guerres extérieures viennent nous lécher les paupières, et déposer dans nos assiettes chaque soir un peu de sang, des images de sang et de cadavres qui semblent nous dire : Mange, mange, tu ne sais pas qui te mangera !
Et de plus, plus ou moins mais toujours beaucoup plus, nous sommes dans la guerre sociale qui prend bien des aspects. Guerre scolaire de l'inégalité et de la sélection. Guerre des sexes où les femmes subissent la dure loi des hommes, même des mous, et où bien des enfants sont suspendus aux crocs de la boucherie des plaisirs. Guerre des nerfs, guerre urbaine, guerre religieuse, guerre médicinale et guerre scientifique. Il faut savoir : Qui a découvert le virus aura la gloire. Qui découvrira le remède aura le fric. Guerre des cinémas et des théâtres pour survivre. Nous pouvons bien, soldats polyvalents, nous en laver les mains pour ne rien en savoir, nous y sommes plongés et bien plongés jusqu'aux oreilles dans ces guerres. Et même dans la guerre des routes où l'angoisse aux dents pourries tient le volant. Chacun pour soi serait la loi unique du marché implacable si nous voulions, toutes et tous, jouer le jeu totalement. Mais il y a des rebelles, des dissidents. Et dans la guerre des étoiles j'oublie et dans la guerre avec soi-même.
La guerre avec et contre ce corps même : le tien le mien le vôtre à tous et à toutes. Ce corps qui a été dressé, très bien dressé bien avant la naissance même dans tous ses mouvements et dans tous ses réflexes, et dans ses habitudes, et qu'il nous faut rééduquer un peu si on veut respirer normal. La guerre avec une conscience en nous, formatée comme une disquette. Une conscience alors qui ne rêve plus que de s'endormir sous la neige glacée et ne plus rien savoir. La guerre avec la langue et ses mots calibrés dans la bouche et dans la gorge, et dans la tête-là ce qui fut imprimé indélébilement et ne correspond jamais à l'époque : Si vis pacem para bellum, alea jacta est, vade retro te patati et patata, et mille autre pensées déposées pour toujours : saloperies ! On a été violés très tôt, on se sent sales et humiliés.
On voudrait parler de la paix avec des fleurs dans les cheveux sereinement et c'est la guerre qui surgit soudain du tréfonds, qui gronde et qui montre les dents et qui surgissant de notre intérieur nous tombe sur le râble comme une peau ensanglantée de monstre avec des profusions d'images et de récits pour la consommation courante.
Moi-même je l'avoue : en tenue de combat ! Je suis moi-même en tenue de combat sans le vouloir. Oh je n'essaie pas de tuer qui que ce soit, quoi que ce soit, je n'ai pas d'arme et je n'ai pas d'envie (quoique parfois...). J'essaie de vivre simplement, de survivre, en alerte le dos au mur sur le qui-vive. Parce que comme tant d'autres et comme encore tant d'autres, c'est moi qu'on veut tuer je sens. Ça pèse, ça menace, ça cerne, ça met en demeure, ça punit, ça réprime. Ça ne supporte plus le moindre geste différent, le plus petit signe d'indépendance. Ça veut tuer à petit feu très lentement, sans hâte ni passion. Ça tire de partout, si vous écoutez bien. Au ralenti, vous entendrez les balles siffler lentement à vos oreilles et vous verrez peut-être des corps tomber autour de vous. Des doubles à nous qui auraient pu ouvrir des routes et trouver des issues.
mais on leur a plongé les pieds dans le ciment et in va les jeter à l'eau. Moi j'essaie de me dégager les pattes de ce ciment, de me tirer des pétrifications des clichés des idées reçues des réflexes malsains et d'échapper enfin à la liquidation générale qui s'accélè-re. Tout être humain devient l'ennemi extérieur dès qu'il montre le bout de son nez. Y a intérêt à paraître robot et serviteur. mais se ca-cher derrière quoi ? De plus en plus difficile de ruser, de résister.
Des sbires aux haleines mortelles disent en nous montrant qu'il faut tout accepter et se laisser aller et ne pas résister, que l'utopie a les dents sanglantes et que c'est nous les responsables, qu'on va le payer cher. Ils nous poursuivent. Nous courrons dans la nuit une torche à la main, au risque de tomber dans une fosse adréatine, ou dans une fosse septique, tant les fumées des guerres sont épaisses. Tout cela se passe dedans; au creux de l'être humain. Je suis le lieu où se livre W W 4, la quatrième guerre mondiale. Il y a eu W W 1 : 14-18, W W 2 : 39-45, W W 3 : 50-89 et maintenant W W 4 : l'extermination de tous les opposants à la loi du profit ! Faut courir vite pour échapper à celui en toi qui est prêt à te liquider pour toucher la prime !
Perdu ne sachant où aller, au cur des ténèbres je suis. Parfois de vagues panneaux apparaissent, pas le temps de les déchiffrer, des visages sourient, des connaissances passent, pas le temps de les reconnaître. On les voit mais aucun ne parle, ni du geste ni de la voix. Ils vont, apparaissent puis disparaissent, reparaissent un peu plus tard comme s'ils se proposaient comme guides. Je ne sais pas ! Des parents, des amis, des connus, des penseurs, des hommes d'actionä Vers qui aller ? Qui suivre ? Pas un seul signe clair. L'obscurité gagne sur tout. On ne verra bientôt plus rien. On s'enliseä
avec toujours dedans cette fureur intacte, à l'intérieur du corps. Des mains me jaillissent de la cervelle, me crèvent la boîte crânienne, se tendent vers le ciel et vers la terre et vers partout à la fois. Je suis comme une stèle anthropomorphe, une pierre levée qui hurle en silence. Déjà lardé mais plus rien à gueuler au fond, du fond du trou où croupit le mental. Et quand bien même, il vaudrait mieux prendre des notes méticuleusement. Faire bilan mais pourquoi mais pour qui ? Attends un peu, ô espèce de lycanthrope ! On se sent pris par on ne sait pas qui. Alors assis à l'entrée de son tonneau Diogène avec sa lanterne à la main dit à Alexandre le Grand : « Ote-toi de mon soleil. Le guerrier éclata de rire. Aujourd'hui il le tuerait sur place, car la pensée que ce clodo récupère un peu de lumière, il ne la supporterait pas. Car nos chefs aujourd'hui quand ils donnent quelque petite chose aux plus pauvres, ils ont l'impression de l'enlever illégalement aux riches.
Je me balance d'un pied sur l'autre comme un vrai personnage de théâtre complètement pommé, et qu'il fasse rire ou pleurer peu importe. Il importe d'abord pour nous plaire, pour nous servir, qu'il soit piégé, saisi, fait comme un rat, et sans aucune chance de s'en sortir. De ce point de vue radical, notre époque ne manque pas de personnages cloués au sol par le destin et dignes d'occuper les scènes. Personnellement je fais régulièrement des listes et je constate qu'il y en a tellement et qu'ils sont tellement coincés et incurables qu'on ne peut plus les exploiter. Car traités en comiques ou en tragiques, les spectateurs en les voyant en crèveraient, ou de rire ou d'horreur !
Heureux dans leurs malheurs ceux qui croient à la fin prochaine du siècle, qui n'ont plus comme objectif et comme espoir que cette fin annoncée. Ça les soulage et les allège. Ça leur donne des ailes. Ça les jubile étrangement. Ils n'arrêtent pas de revenir là-dessus, de gratter cette échéance comme un coupon de loterie, comme s'il devait en sortir on ne sait quel gros lot ou quel grelot et quelle vérité nouvelle, comme s'ils allaient trouver la porte de la connaissance ultime, et de la vie éternelle dans cet anniversaire. Comme s'ils allaient pouvoir se décharger de leur fardeau. Je redoute leur déception prochaine, quand ils verront qu'il ne se passe rien.
N'en déplaise aux comités de célébration en chur un peu partout, il n'y aura pas de fin de siècle. Pas plus que dans six mois, dans dix ans rien n'aura changé. Tout sera exactement pareil qu'aujourd'hui. Ce siècle n'a pas eu de début et il n'aura jamais de fin. Il faut en prendre son parti très vite. L'apocalypse, cet espoir insensé de celles et de ceux qui voudraient bien, pour calmer leurs angoisses, que tout disparaisse avec eux quand ils disparaîtront, non cette apocalypse n'aura pas lieu ! Alors certains n'hésitent pas à la provoquer eux-mêmes, à une très petite échelle et ils convoquent leurs amis à des suicides collectifs, à leur transit ces intégristes, et ils massacrent. Tandis que des milliers licenciés en masse sont jetés vivants dans des petites apocalypses quotidiennes non inscrites au répertoire des livres sacrés.
L'an 2000, tu parles ! Les Arabes n'y arriveront que dans plusieurs siècles tandis que les Juifs, si je ne me trompe, l'ont vécu depuis des millénaires. Si bien sûr, il se produisait quelque événement naturel périodique nous montrant que cette date correspond à autre chose dans l'univers qu'à une ligne minuscule du calendrier, je serais prêt à prendre part aux réjouissances. L'émergence du monstre du Loch Ness, le passage d'une comète, le réveil des volcans d'Auvergne, la résurrection du phénix, la grande migration des petits Pygmées, la fin très certaine des certitudes, la ruine du profit, etc.ä pourraient faire des événements millénaristes très présentables, et l'occasion corollaire d'une beuverie énorme. Mais aucun signe dans l'azur, alors sur cette horloge innombrable des capitales qui décompte à rebours le temps, le saut d'une seconde décrétée dans l'ultime, ce sera comme le saut d'une puce à laquelle on a coupé toutes les pattes, devenue sourdeä Une plaisanterie digne d'un chef d'état !
Non hélas non il n'y aura pas de fin, jamais de fin ! Fin, ce rêve insensé. Enfin la fin ? Des clous ! Ça va continuer ainsi jusqu'on ne sait pas où ni comment, tellement ça vient de si loin et toujours dans la peur ! Il y en a bien eu à toutes les époques qui ont essayé de dire à leurs semblables qu'il fallait ces immensités, ces néants les regarder paisiblement sans se casser la tête, à vivre peinards comme les oiseaux du ciel ! Jésus entre autres le fameux duplicateur des poissons qui, prenant Socrate à témoin, essaie encore et désespérément de se débarrasser de cette croix qu'on lui a collée sur le dos pour toujours : quel supplice !
J'ai avec moi, avec mon chat gris sur l'épaule, mes petites figures tutélaires : Akénaton-Néfertiti, Maximilien-Eléonore, Giordano Bruno qui n'arrête pas de trinquer avec Omar Kayyam, tous les deux allongés sur le sable sous les étoiles, et un peu à l'écart Marx le velu qui joue aux échecs tout seul, en méditant. Makhno qui arrive à cheval du fond des steppes, qui s'arrête d'un coup et qui plonge en lui-même, tout habillé. Et d'autres, et tant d'autresä qui s'accrochent à mes cheveux !
Mais voilà à eux-seuls hélas, ils ne sont pas arrivés à rassurer les hommes, ni les femmes pourtant plus sages que les hommes, pas arrivés à leur apprendre la sérénité face à l'immensité, à leur enseigner l'autonomie de leur être, à leur arracher enfin la peur du ventre ! Et pourtant ils ont essayé et consacré leur vie à ça. Tout a raté mais on a survécu jusqu'ici. Et voilà que ça devient de plus en plus difficile de tenir bon encore un peu dans l'avenir.
la nuit, c'est vrai, est si épaisse qu'on pourrait prendre chacun un stylo entre les dents et une bougie à la main, et en prévision de cet an 2000 qui vient, faire le point tous ensemble à l'aide des mauvaises cartes et des livres usés qui nous restent des temps anciens, sous les photos épinglées de nos amis prisonniers politiques. Leur souvenir tient dans la même main nos erreurs du passé pour lesquelles ils paient seuls avec leur liberté, et nos utopies immortelles. Et chacun avec sa colère, eux enfermés aussi bien que nous à l'air libre.
Au temps où je m'adonnais aux drogues dures, comme la barbe fraîche de maïs, redoutable délire, je me souviens que c'était en sifflant sans discontinuer en direction du fil électrique au-dessus de ma tête, que je maintenais l'ampoule éclairée. Eh bien voyez-vous ici-même et ailleurs un peu partout c'est ce que nous faisons encore quelques uns quelques unes, nombreuses et nombreux, toutes et tous, quand nous fumons froidement les barbes de maïs du temps qui passe. En ce moment, nous sifflons pour entretenir la petite lueur sans laquelle on se perdrait tous dans les tièdes sables mouvants de la consensualité. Non ce n'est pas une illusion ! Ça marche ! Mais beaucoup, modestes héros, n'en savent rien. Ils sifflent avec nous !
Oh ce n'est pas pour leurs seuls beaux yeux à mes compatriotes que je siffle ainsi, que nous sifflons beaucoup ici ailleurs en direction des ampoules de la conscience presque survoltées par nos souffles ! C'est aussi parce que nous savons que s'il y en avait de trop qui glissaient et qui se laissaient glisser par la noire et très contagieuse gélatine insidieuse, nous sombrerions toutes et tous dans le monde des morts-vivants, entre la vie et son double très obscur et très noir la mort, dans ces espaces inconnus indéfinis où, dit-on, erreraient les âmes et les esprits perdus, de ce coma d'où on ne revient qu'à grand-peine.
Nous sommes en chair et en os et en temps réel les bouées et les canots de sauvetage de l'espèce, les petits parkings ombragés, les grands escaliers pour descendre dans les caves du moment-même, le hic et nunc qui fait si peur, et là nous allongeant dans la vélocité de la lumière, nous écartons les murs et nous nous attablons, et pour fêter déjà notre victoire au grand prix du futur incontestable, il serait temps je crois de faire péter le champagne et de s'en asperger tout le monde comme des champions du volant mais attention.
Nous ne sommes pas engagés, sinon dans l'épreuve, oh que non ! Mais au contraire de toutes nos forces, de toutes nos mémoires, de tous nos rythmes humains, de tous nos désirs, de toutes nos faims, nous essayons de nous dégager, oui de nous dégager des chaînes, des menottes et des cabriolets, des bracelets, de toutes les entraves, des colliers et des laisses, des tiques et des tics, des fers et des carcans, des mauvais plis, des habitudes grises, des réflexes conditionnés, des idées reçues en bonne et due forme, des clichés surgelés, des dogmes et de la boue originelle, et de la merde en quantité. Ah oui nous dégager pour vivre simplement.
Alors on est là à se piocher dans l'être, à se tripatouiller le dedans comme le momo l'a montré, à se décortiquer tout vifs, à se sortir les tripes à l'air, à se gratter les plaies partout et à crier, et surtout à faire les cons plus que ce qu'il faudrait, car hélas ils ont fait de nous tous des monstres à visages humains, ces salops, et c'est tout juste sur le point de quitter qu'on se rend compte de ce qui nous arrive, comme cet embroché de la colonie pénitentiaire lardé de signes qui lui saignent le sens. Au moment où il comprend tout, il expire.
Ah oui alors, nous essayons de nous dégager vite vite de leur accolade multiple à nos aïeux qui nous étreignent du fond de nos gènes et sans gêne, de nous en laver de meurs attouchements, comme passer sous la douche avant de plonger dans la piscine des amours délices et orgues, dans la piscine des improvisations pour explorer d'abord et puis expectorer les continents de l'intérieur de l'homme dont on se doute pas de leurs immensités, de leurs richesses infinies qui restent trop souvent en friche, de leurs innombrables pépites et surtout de tout ce temps gagné à ne plus apprendre par cur et bétonner.
Nous sommes comme des gorilles de zoo au fond de leur cage. Parfois un visiteur découvre qu'il y a une sorte de lueur quasi-humaine au fond de leur regard à ces gorilles-là que nous sommes. Ce visiteur alors hésite à en parler, ça se voit dans ses yeux par les nôtres très perspicaces, car il craint d'être considéré soit comme un gorille lui-même et ce qu'il peut en coûter soit comme un dénonciateur de la pratique carcérale et il sait aussi ce que ça coûte. Nous les gorilles nous avons des amis chez les humains. Quelques uns seulement. Les autres sont trop malheureux. On le sait puisqu'on les voit passer un jour ou l'autre. Et on se dit qu'on a cette chance inouïe d'appartenir à une toute autre espèce car eux.
L'un qui a entassé des trésors, de l'or, de l'argent, des bijoux, des actions, des tableaux, des statues, qui a tout enfermé et tout barricadé dans des coffres derrière des murs et des grilles, qui trimballe avec lui tout un trousseau de clefs et tout un calepin de codes, passe à petits pas en compagnie de mon fils atteint par le Sida, ce virus qui fait tomber toutes les barrières et toutes les défenses, qui ouvre la porte en nous à toutes les maladies.
Un autre homme aussi riche que le premier pousse sa fille de vingt ans dans une voiture d'handicapé. Elle a le regard vide. Car sa cervelle est en train de se transformer en une sorte d'éponge pleine de trous. Comment pouvait-il savoir cet homme-là que tout cet argent qu'il faisait à la pelle en vendant des farines de viande pour nourrir des herbivores ne protégerait pas son enfant de tout, comme il croyait ? Quand la vache, qui transforme l'herbe en viande, est alimentée de viande, toutes ses fonctions intérieures ne servent plus à rien, se mettent à tourner à vide, et comme dans un accélérateur de particules ça donne naissance à un prion dévoreur de cervelle. La vache perd tout équilibre et devient folle. Et l'humain qui en mange de cette vache il absorbe le prion qui va dévorer la cervelle. Comment ce père-là pouvait-il le savoir ?
Un troisième, c'est son propre père qu'il pousse, son père dévoré par un feu intérieur qui lui dessèche le poumon. Lui, il a fait fortune avec l'amiante, matériau exceptionnel utilisé pour se protéger du feu et de ses chaleurs. Mais malheur à celles et à ceux qui en absorbent les microscopiques poussières. Elles se fixent sur la plèvre et y produisent des cancers foudroyants. Pourquoi a-t-il fallu que son propre père pourtant surprotégé et bien à l'abri des besoins et de tous les troubles sociaux, aille en respirer lui aussi et dieu sait où ? Terrible tragédie. Il pousse déjà un cadavre. Mais que pouvait-il faire contre le destin qui s'achar-ne sur qui il veut, peut-il se dire ? Comment pouvait-on se passer de ce produit miraculeux ?
Et celui-là le grand patron d'une grande industrie du nucléaire, il passe avec son petit-fils qui n'a plus un cheveu sur le crâne et le visage déformé, rongé par les radiations amassées il ne sait pas où sur une plage peut-être où leur petit voilier avait dû se poser avec ses petits camarades un jour de mauvais temps ? Comment savoir ? Et puis il faut bien prendre l'énergie quelque part !
Tous les quatre avec leur proche en très mauvais état, et même tout près de la mort, ils se retrouvent une fois par semaine à la buvette du zoo. Ils se disent en sirotant des eaux minérales et se répètent pour se redonner du courage, car ils sont des grands philanthropes : que si c'était à refaire, eh bien qu'ils recommenceraient, qu'on n'arrête pas le progrès humain, qu'on ne fait pas des omelettes sans casser des ufs, qu'il faut faire des sacrifices, qu'ils acceptent ce qui arrive au nom de la solidarité de l'espèces en pleine évolution, et ainsi pendant plus d'une heure et puis ce club étonnant qui se sépareä
Et le gorille dans sa cage, en les regardant s'éloigner pleure sur nous. A toutes celles et à tous ceux qui passent, plus malheureux les uns que les autres, il voudrait bien leur chanter sa chanson, la chanson que sa maman lui chantait dans la liberté et qu'il se répète à présent, sa chanson de captivité. Elle dit quelque chose comme ceci : tu es beau tu es belle, tu es plus beau tu es plus belle que ce que tu crois je t'assure, et on t'aime oui on t'aime et on a confiance en toi. Tu as peur qu'on ne t'aime pas, tu ne sais plus que tu es beau, tu ne sais plus que tu es belle, et tu as peur qu'on ne t'aime pas. Ne fais pas le grand méchant. Je te le dis : personne ne te veut de mal. Ça va aller, ça va aller, allons. Ouvre les fenêtres du monde, ouvre ta porte et rejoins-nous.
Moi je te dis : et pourtant c'est vrai tu es beau, et pourtant c'est vrai tu es belle. J'espère qu'il n'est pas trop tard. Quand tu sauras les vraies forces en toi, quelle douceur ! Et ainsi à perte de souffle l'animal, il continue sa mélopée. Et du plus loin il se dit en les regardant : ils sourient au fond des ufs, ils sourient au fond de la colombe qui va naître, et ils ne le savent pas. Oh les malheureux hommes si étroitement enfermés dans leur angoisse, et dans leur peur quand ils se voient là en face de l'univers et aussi en face des autres, et surtout en face d'eux-mêmes. Moi gorille que puis-je faire ? Si je tends les bras à travers les barreaux de la cage, ils me font peur ! Que faire ?
J'ai vu cet homme-là, ce père-là, et puis un autre encore, et dix autres et cent autres et mille et des millions, poussant parmi les autres hommes de la terre leur fillette à chacun baptisée PACE, tournant partout dans les aéroports et dans les gares et sur les routes, et sans même savoir peut-être qu'ils véhiculent ce message de paix. Car les enfants sur leur poitrine ils ont tous ce même message en souriant.
Or, nous, citoyens des sociétés développées où règne le mode de production capitaliste qui s'annonce, disait Marx, comme une immense accumulation de marchandises, nous les plus forts, les plus durs, les plus purs, les plus rusés, les plus impitoyables, nous sur nos tas de richesse installés, pauvres et riches d'Occident, nous aimerions avoir une paix souriante comme un halo posée sur notre monde à nous bien à l'abri et vivre détendus mais la guerre partout, nous vivons défendus, même à notre corps défendant.
Depuis que nous avons conquis la terre pour la mettre en valeur, depuis que nous avons semé à tous vents les solides principes de rentabilité et de profit, nous récoltons aussi, un peu chez nous aussi, quelque chose de toutes les guerres. C'est la guerre partout. On ne peut pas y échapper complètement. Toutes et tous nous sommes impliqués plus ou moins mais en même temps sur tous les théâtres d'opérations de la planète. Et même si notre pays n'est pas en guerre à l'extérieur, les guerres étrangères, les guerres extérieures viennent nous lécher les paupières, et déposer dans nos assiettes chaque soir un peu de sang, des images de sang et de cadavres qui semblent nous dire : Mange, mange, tu ne sais pas qui te mangera !
Et de plus, plus ou moins mais toujours beaucoup plus, nous sommes dans la guerre sociale qui prend bien des aspects. Guerre scolaire de l'inégalité et de la sélection. Guerre des sexes où les femmes subissent la dure loi des hommes, même des mous, et où bien des enfants sont suspendus aux crocs de la boucherie des plaisirs. Guerre des nerfs, guerre urbaine, guerre religieuse, guerre médicinale et guerre scientifique. Il faut savoir : Qui a découvert le virus aura la gloire. Qui découvrira le remède aura le fric. Guerre des cinémas et des théâtres pour survivre. Nous pouvons bien, soldats polyvalents, nous en laver les mains pour ne rien en savoir, nous y sommes plongés et bien plongés jusqu'aux oreilles dans ces guerres. Et même dans la guerre des routes où l'angoisse aux dents pourries tient le volant. Chacun pour soi serait la loi unique du marché implacable si nous voulions, toutes et tous, jouer le jeu totalement. Mais il y a des rebelles, des dissidents. Et dans la guerre des étoiles j'oublie et dans la guerre avec soi-même.
La guerre avec et contre ce corps même : le tien le mien le vôtre à tous et à toutes. Ce corps qui a été dressé, très bien dressé bien avant la naissance même dans tous ses mouvements et dans tous ses réflexes, et dans ses habitudes, et qu'il nous faut rééduquer un peu si on veut respirer normal. La guerre avec une conscience en nous, formatée comme une disquette. Une conscience alors qui ne rêve plus que de s'endormir sous la neige glacée et ne plus rien savoir. La guerre avec la langue et ses mots calibrés dans la bouche et dans la gorge, et dans la tête-là ce qui fut imprimé indélébilement et ne correspond jamais à l'époque : Si vis pacem para bellum, alea jacta est, vade retro te patati et patata, et mille autre pensées déposées pour toujours : saloperies ! On a été violés très tôt, on se sent sales et humiliés.
On voudrait parler de la paix avec des fleurs dans les cheveux sereinement et c'est la guerre qui surgit soudain du tréfonds, qui gronde et qui montre les dents et qui surgissant de notre intérieur nous tombe sur le râble comme une peau ensanglantée de monstre avec des profusions d'images et de récits pour la consommation courante.
Moi-même je l'avoue : en tenue de combat ! Je suis moi-même en tenue de combat sans le vouloir. Oh je n'essaie pas de tuer qui que ce soit, quoi que ce soit, je n'ai pas d'arme et je n'ai pas d'envie (quoique parfois...). J'essaie de vivre simplement, de survivre, en alerte le dos au mur sur le qui-vive. Parce que comme tant d'autres et comme encore tant d'autres, c'est moi qu'on veut tuer je sens. Ça pèse, ça menace, ça cerne, ça met en demeure, ça punit, ça réprime. Ça ne supporte plus le moindre geste différent, le plus petit signe d'indépendance. Ça veut tuer à petit feu très lentement, sans hâte ni passion. Ça tire de partout, si vous écoutez bien. Au ralenti, vous entendrez les balles siffler lentement à vos oreilles et vous verrez peut-être des corps tomber autour de vous. Des doubles à nous qui auraient pu ouvrir des routes et trouver des issues.
mais on leur a plongé les pieds dans le ciment et in va les jeter à l'eau. Moi j'essaie de me dégager les pattes de ce ciment, de me tirer des pétrifications des clichés des idées reçues des réflexes malsains et d'échapper enfin à la liquidation générale qui s'accélè-re. Tout être humain devient l'ennemi extérieur dès qu'il montre le bout de son nez. Y a intérêt à paraître robot et serviteur. mais se ca-cher derrière quoi ? De plus en plus difficile de ruser, de résister.
Des sbires aux haleines mortelles disent en nous montrant qu'il faut tout accepter et se laisser aller et ne pas résister, que l'utopie a les dents sanglantes et que c'est nous les responsables, qu'on va le payer cher. Ils nous poursuivent. Nous courrons dans la nuit une torche à la main, au risque de tomber dans une fosse adréatine, ou dans une fosse septique, tant les fumées des guerres sont épaisses. Tout cela se passe dedans; au creux de l'être humain. Je suis le lieu où se livre W W 4, la quatrième guerre mondiale. Il y a eu W W 1 : 14-18, W W 2 : 39-45, W W 3 : 50-89 et maintenant W W 4 : l'extermination de tous les opposants à la loi du profit ! Faut courir vite pour échapper à celui en toi qui est prêt à te liquider pour toucher la prime !
Perdu ne sachant où aller, au cur des ténèbres je suis. Parfois de vagues panneaux apparaissent, pas le temps de les déchiffrer, des visages sourient, des connaissances passent, pas le temps de les reconnaître. On les voit mais aucun ne parle, ni du geste ni de la voix. Ils vont, apparaissent puis disparaissent, reparaissent un peu plus tard comme s'ils se proposaient comme guides. Je ne sais pas ! Des parents, des amis, des connus, des penseurs, des hommes d'actionä Vers qui aller ? Qui suivre ? Pas un seul signe clair. L'obscurité gagne sur tout. On ne verra bientôt plus rien. On s'enliseä
avec toujours dedans cette fureur intacte, à l'intérieur du corps. Des mains me jaillissent de la cervelle, me crèvent la boîte crânienne, se tendent vers le ciel et vers la terre et vers partout à la fois. Je suis comme une stèle anthropomorphe, une pierre levée qui hurle en silence. Déjà lardé mais plus rien à gueuler au fond, du fond du trou où croupit le mental. Et quand bien même, il vaudrait mieux prendre des notes méticuleusement. Faire bilan mais pourquoi mais pour qui ? Attends un peu, ô espèce de lycanthrope ! On se sent pris par on ne sait pas qui. Alors assis à l'entrée de son tonneau Diogène avec sa lanterne à la main dit à Alexandre le Grand : « Ote-toi de mon soleil. Le guerrier éclata de rire. Aujourd'hui il le tuerait sur place, car la pensée que ce clodo récupère un peu de lumière, il ne la supporterait pas. Car nos chefs aujourd'hui quand ils donnent quelque petite chose aux plus pauvres, ils ont l'impression de l'enlever illégalement aux riches.
Je me balance d'un pied sur l'autre comme un vrai personnage de théâtre complètement pommé, et qu'il fasse rire ou pleurer peu importe. Il importe d'abord pour nous plaire, pour nous servir, qu'il soit piégé, saisi, fait comme un rat, et sans aucune chance de s'en sortir. De ce point de vue radical, notre époque ne manque pas de personnages cloués au sol par le destin et dignes d'occuper les scènes. Personnellement je fais régulièrement des listes et je constate qu'il y en a tellement et qu'ils sont tellement coincés et incurables qu'on ne peut plus les exploiter. Car traités en comiques ou en tragiques, les spectateurs en les voyant en crèveraient, ou de rire ou d'horreur !
Heureux dans leurs malheurs ceux qui croient à la fin prochaine du siècle, qui n'ont plus comme objectif et comme espoir que cette fin annoncée. Ça les soulage et les allège. Ça leur donne des ailes. Ça les jubile étrangement. Ils n'arrêtent pas de revenir là-dessus, de gratter cette échéance comme un coupon de loterie, comme s'il devait en sortir on ne sait quel gros lot ou quel grelot et quelle vérité nouvelle, comme s'ils allaient trouver la porte de la connaissance ultime, et de la vie éternelle dans cet anniversaire. Comme s'ils allaient pouvoir se décharger de leur fardeau. Je redoute leur déception prochaine, quand ils verront qu'il ne se passe rien.
N'en déplaise aux comités de célébration en chur un peu partout, il n'y aura pas de fin de siècle. Pas plus que dans six mois, dans dix ans rien n'aura changé. Tout sera exactement pareil qu'aujourd'hui. Ce siècle n'a pas eu de début et il n'aura jamais de fin. Il faut en prendre son parti très vite. L'apocalypse, cet espoir insensé de celles et de ceux qui voudraient bien, pour calmer leurs angoisses, que tout disparaisse avec eux quand ils disparaîtront, non cette apocalypse n'aura pas lieu ! Alors certains n'hésitent pas à la provoquer eux-mêmes, à une très petite échelle et ils convoquent leurs amis à des suicides collectifs, à leur transit ces intégristes, et ils massacrent. Tandis que des milliers licenciés en masse sont jetés vivants dans des petites apocalypses quotidiennes non inscrites au répertoire des livres sacrés.
L'an 2000, tu parles ! Les Arabes n'y arriveront que dans plusieurs siècles tandis que les Juifs, si je ne me trompe, l'ont vécu depuis des millénaires. Si bien sûr, il se produisait quelque événement naturel périodique nous montrant que cette date correspond à autre chose dans l'univers qu'à une ligne minuscule du calendrier, je serais prêt à prendre part aux réjouissances. L'émergence du monstre du Loch Ness, le passage d'une comète, le réveil des volcans d'Auvergne, la résurrection du phénix, la grande migration des petits Pygmées, la fin très certaine des certitudes, la ruine du profit, etc.ä pourraient faire des événements millénaristes très présentables, et l'occasion corollaire d'une beuverie énorme. Mais aucun signe dans l'azur, alors sur cette horloge innombrable des capitales qui décompte à rebours le temps, le saut d'une seconde décrétée dans l'ultime, ce sera comme le saut d'une puce à laquelle on a coupé toutes les pattes, devenue sourdeä Une plaisanterie digne d'un chef d'état !
Non hélas non il n'y aura pas de fin, jamais de fin ! Fin, ce rêve insensé. Enfin la fin ? Des clous ! Ça va continuer ainsi jusqu'on ne sait pas où ni comment, tellement ça vient de si loin et toujours dans la peur ! Il y en a bien eu à toutes les époques qui ont essayé de dire à leurs semblables qu'il fallait ces immensités, ces néants les regarder paisiblement sans se casser la tête, à vivre peinards comme les oiseaux du ciel ! Jésus entre autres le fameux duplicateur des poissons qui, prenant Socrate à témoin, essaie encore et désespérément de se débarrasser de cette croix qu'on lui a collée sur le dos pour toujours : quel supplice !
J'ai avec moi, avec mon chat gris sur l'épaule, mes petites figures tutélaires : Akénaton-Néfertiti, Maximilien-Eléonore, Giordano Bruno qui n'arrête pas de trinquer avec Omar Kayyam, tous les deux allongés sur le sable sous les étoiles, et un peu à l'écart Marx le velu qui joue aux échecs tout seul, en méditant. Makhno qui arrive à cheval du fond des steppes, qui s'arrête d'un coup et qui plonge en lui-même, tout habillé. Et d'autres, et tant d'autresä qui s'accrochent à mes cheveux !
Mais voilà à eux-seuls hélas, ils ne sont pas arrivés à rassurer les hommes, ni les femmes pourtant plus sages que les hommes, pas arrivés à leur apprendre la sérénité face à l'immensité, à leur enseigner l'autonomie de leur être, à leur arracher enfin la peur du ventre ! Et pourtant ils ont essayé et consacré leur vie à ça. Tout a raté mais on a survécu jusqu'ici. Et voilà que ça devient de plus en plus difficile de tenir bon encore un peu dans l'avenir.
la nuit, c'est vrai, est si épaisse qu'on pourrait prendre chacun un stylo entre les dents et une bougie à la main, et en prévision de cet an 2000 qui vient, faire le point tous ensemble à l'aide des mauvaises cartes et des livres usés qui nous restent des temps anciens, sous les photos épinglées de nos amis prisonniers politiques. Leur souvenir tient dans la même main nos erreurs du passé pour lesquelles ils paient seuls avec leur liberté, et nos utopies immortelles. Et chacun avec sa colère, eux enfermés aussi bien que nous à l'air libre.
Au temps où je m'adonnais aux drogues dures, comme la barbe fraîche de maïs, redoutable délire, je me souviens que c'était en sifflant sans discontinuer en direction du fil électrique au-dessus de ma tête, que je maintenais l'ampoule éclairée. Eh bien voyez-vous ici-même et ailleurs un peu partout c'est ce que nous faisons encore quelques uns quelques unes, nombreuses et nombreux, toutes et tous, quand nous fumons froidement les barbes de maïs du temps qui passe. En ce moment, nous sifflons pour entretenir la petite lueur sans laquelle on se perdrait tous dans les tièdes sables mouvants de la consensualité. Non ce n'est pas une illusion ! Ça marche ! Mais beaucoup, modestes héros, n'en savent rien. Ils sifflent avec nous !
Oh ce n'est pas pour leurs seuls beaux yeux à mes compatriotes que je siffle ainsi, que nous sifflons beaucoup ici ailleurs en direction des ampoules de la conscience presque survoltées par nos souffles ! C'est aussi parce que nous savons que s'il y en avait de trop qui glissaient et qui se laissaient glisser par la noire et très contagieuse gélatine insidieuse, nous sombrerions toutes et tous dans le monde des morts-vivants, entre la vie et son double très obscur et très noir la mort, dans ces espaces inconnus indéfinis où, dit-on, erreraient les âmes et les esprits perdus, de ce coma d'où on ne revient qu'à grand-peine.
Nous sommes en chair et en os et en temps réel les bouées et les canots de sauvetage de l'espèce, les petits parkings ombragés, les grands escaliers pour descendre dans les caves du moment-même, le hic et nunc qui fait si peur, et là nous allongeant dans la vélocité de la lumière, nous écartons les murs et nous nous attablons, et pour fêter déjà notre victoire au grand prix du futur incontestable, il serait temps je crois de faire péter le champagne et de s'en asperger tout le monde comme des champions du volant mais attention.
Nous ne sommes pas engagés, sinon dans l'épreuve, oh que non ! Mais au contraire de toutes nos forces, de toutes nos mémoires, de tous nos rythmes humains, de tous nos désirs, de toutes nos faims, nous essayons de nous dégager, oui de nous dégager des chaînes, des menottes et des cabriolets, des bracelets, de toutes les entraves, des colliers et des laisses, des tiques et des tics, des fers et des carcans, des mauvais plis, des habitudes grises, des réflexes conditionnés, des idées reçues en bonne et due forme, des clichés surgelés, des dogmes et de la boue originelle, et de la merde en quantité. Ah oui nous dégager pour vivre simplement.
Alors on est là à se piocher dans l'être, à se tripatouiller le dedans comme le momo l'a montré, à se décortiquer tout vifs, à se sortir les tripes à l'air, à se gratter les plaies partout et à crier, et surtout à faire les cons plus que ce qu'il faudrait, car hélas ils ont fait de nous tous des monstres à visages humains, ces salops, et c'est tout juste sur le point de quitter qu'on se rend compte de ce qui nous arrive, comme cet embroché de la colonie pénitentiaire lardé de signes qui lui saignent le sens. Au moment où il comprend tout, il expire.
Ah oui alors, nous essayons de nous dégager vite vite de leur accolade multiple à nos aïeux qui nous étreignent du fond de nos gènes et sans gêne, de nous en laver de meurs attouchements, comme passer sous la douche avant de plonger dans la piscine des amours délices et orgues, dans la piscine des improvisations pour explorer d'abord et puis expectorer les continents de l'intérieur de l'homme dont on se doute pas de leurs immensités, de leurs richesses infinies qui restent trop souvent en friche, de leurs innombrables pépites et surtout de tout ce temps gagné à ne plus apprendre par cur et bétonner.
Nous sommes comme des gorilles de zoo au fond de leur cage. Parfois un visiteur découvre qu'il y a une sorte de lueur quasi-humaine au fond de leur regard à ces gorilles-là que nous sommes. Ce visiteur alors hésite à en parler, ça se voit dans ses yeux par les nôtres très perspicaces, car il craint d'être considéré soit comme un gorille lui-même et ce qu'il peut en coûter soit comme un dénonciateur de la pratique carcérale et il sait aussi ce que ça coûte. Nous les gorilles nous avons des amis chez les humains. Quelques uns seulement. Les autres sont trop malheureux. On le sait puisqu'on les voit passer un jour ou l'autre. Et on se dit qu'on a cette chance inouïe d'appartenir à une toute autre espèce car eux.
L'un qui a entassé des trésors, de l'or, de l'argent, des bijoux, des actions, des tableaux, des statues, qui a tout enfermé et tout barricadé dans des coffres derrière des murs et des grilles, qui trimballe avec lui tout un trousseau de clefs et tout un calepin de codes, passe à petits pas en compagnie de mon fils atteint par le Sida, ce virus qui fait tomber toutes les barrières et toutes les défenses, qui ouvre la porte en nous à toutes les maladies.
Un autre homme aussi riche que le premier pousse sa fille de vingt ans dans une voiture d'handicapé. Elle a le regard vide. Car sa cervelle est en train de se transformer en une sorte d'éponge pleine de trous. Comment pouvait-il savoir cet homme-là que tout cet argent qu'il faisait à la pelle en vendant des farines de viande pour nourrir des herbivores ne protégerait pas son enfant de tout, comme il croyait ? Quand la vache, qui transforme l'herbe en viande, est alimentée de viande, toutes ses fonctions intérieures ne servent plus à rien, se mettent à tourner à vide, et comme dans un accélérateur de particules ça donne naissance à un prion dévoreur de cervelle. La vache perd tout équilibre et devient folle. Et l'humain qui en mange de cette vache il absorbe le prion qui va dévorer la cervelle. Comment ce père-là pouvait-il le savoir ?
Un troisième, c'est son propre père qu'il pousse, son père dévoré par un feu intérieur qui lui dessèche le poumon. Lui, il a fait fortune avec l'amiante, matériau exceptionnel utilisé pour se protéger du feu et de ses chaleurs. Mais malheur à celles et à ceux qui en absorbent les microscopiques poussières. Elles se fixent sur la plèvre et y produisent des cancers foudroyants. Pourquoi a-t-il fallu que son propre père pourtant surprotégé et bien à l'abri des besoins et de tous les troubles sociaux, aille en respirer lui aussi et dieu sait où ? Terrible tragédie. Il pousse déjà un cadavre. Mais que pouvait-il faire contre le destin qui s'achar-ne sur qui il veut, peut-il se dire ? Comment pouvait-on se passer de ce produit miraculeux ?
Et celui-là le grand patron d'une grande industrie du nucléaire, il passe avec son petit-fils qui n'a plus un cheveu sur le crâne et le visage déformé, rongé par les radiations amassées il ne sait pas où sur une plage peut-être où leur petit voilier avait dû se poser avec ses petits camarades un jour de mauvais temps ? Comment savoir ? Et puis il faut bien prendre l'énergie quelque part !
Tous les quatre avec leur proche en très mauvais état, et même tout près de la mort, ils se retrouvent une fois par semaine à la buvette du zoo. Ils se disent en sirotant des eaux minérales et se répètent pour se redonner du courage, car ils sont des grands philanthropes : que si c'était à refaire, eh bien qu'ils recommenceraient, qu'on n'arrête pas le progrès humain, qu'on ne fait pas des omelettes sans casser des ufs, qu'il faut faire des sacrifices, qu'ils acceptent ce qui arrive au nom de la solidarité de l'espèces en pleine évolution, et ainsi pendant plus d'une heure et puis ce club étonnant qui se sépareä
Et le gorille dans sa cage, en les regardant s'éloigner pleure sur nous. A toutes celles et à tous ceux qui passent, plus malheureux les uns que les autres, il voudrait bien leur chanter sa chanson, la chanson que sa maman lui chantait dans la liberté et qu'il se répète à présent, sa chanson de captivité. Elle dit quelque chose comme ceci : tu es beau tu es belle, tu es plus beau tu es plus belle que ce que tu crois je t'assure, et on t'aime oui on t'aime et on a confiance en toi. Tu as peur qu'on ne t'aime pas, tu ne sais plus que tu es beau, tu ne sais plus que tu es belle, et tu as peur qu'on ne t'aime pas. Ne fais pas le grand méchant. Je te le dis : personne ne te veut de mal. Ça va aller, ça va aller, allons. Ouvre les fenêtres du monde, ouvre ta porte et rejoins-nous.
Moi je te dis : et pourtant c'est vrai tu es beau, et pourtant c'est vrai tu es belle. J'espère qu'il n'est pas trop tard. Quand tu sauras les vraies forces en toi, quelle douceur ! Et ainsi à perte de souffle l'animal, il continue sa mélopée. Et du plus loin il se dit en les regardant : ils sourient au fond des ufs, ils sourient au fond de la colombe qui va naître, et ils ne le savent pas. Oh les malheureux hommes si étroitement enfermés dans leur angoisse, et dans leur peur quand ils se voient là en face de l'univers et aussi en face des autres, et surtout en face d'eux-mêmes. Moi gorille que puis-je faire ? Si je tends les bras à travers les barreaux de la cage, ils me font peur ! Que faire ?
André Benedetto