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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°18 [février 1998 - mars 1998]
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Le syndrome de Bordeaux


On pouvait déjà deviner les premières lueurs de l'aube, là-bas vers la Garonne. Moment magique où la vie semble partout l'emporter sur la mort. Moment de rémission où les agonisants se surprennent à faire des projets, oubliant pour un instant les souffrances de la nuit avant de replonger dans l'horreur insoutenable du dernier calvaire. Ultime pirouette de la camarde feignant d'aller voir ailleurs pour mieux revenir vous prendre avec sa gueule de chatte sournoise qui ne se décide pas à donner le coup de griffe fatal.



Je ramenai un peu la couverture sur mes épaules pour prolonger cet état de demi-sommeil. Bientôt viendrait l'érection matinale où les corps abandonnés se livrent au rituel virtuel de l'amour paradoxal comme pour accueillir dard-dard les premiers photons de l'univers. Sentiment de puissance, désir d'être ou simple réveil biologique rythmé par la stupide horloge interne du temps ? Peu importe. Ce qui est pris n'est plus à prendre.



Froide et blanche la lumière du jour commençait à s'insinuer entre les poutres éclatées de ce qui avait été une toiture. Dehors, la brume rappelait d'autres matins. Ceux où l'on se réveille pour le seul bonheur de la regarder dormir encore, avant de revêtir l'uniforme blafard de l'homme de la rue. Ces matins, où depuis l'arrêt de bus, on se retourne encore, fixant sa fenêtre comme pour se perdre une dernière fois dans ses yeux. Avec cette douleur sourde que l'on sent monter dans le ventre et dans la gorge. Brûlure de l'absence avec qui il va falloir composer pendant l'éternité d'une journée... Depuis quand était-elle partie ?



Le froid glaçait mes cuisses. Je me recroquevillais davantage contractant mes muscles jusqu'à la crampe tel un foetus crispé. Collée contre la crosse à force de s'y blottir, ma main droite, elle, était moite. Maintenant le jour approchait, à pas de loup. Ne plus bouger. Attendre encore. Retarder le moment du lever comme pour prolonger ces minutes où rien n'est encore commencé. Se lover doucement autour de cette arme ramassée il y a quelques jours sous la Halle détruite du marché des Capu. Là où le sang de boeuf des boucheries de la rue Elie Gentrac s'écoulait jadis vers midi en ruisseaux carmins jusque dans les caniveaux de la rue Jules Guesde.



A la recherche d'un peu de fraîcheur, mes doigts remontaient lentement sur le métal glacé du canon. Soulagement éphémère, la sueur perla à nouveau au creux de ma main. Je la ramenai alors vers le chargeur, glissant voluptueusement sur sa forme arrondie avant d'aller titiller la gâchette pour y insinuer mon index.



Un doux sentiment de sécurité m'envahit alors. Oubliant les morsures du froid et les impératifs du réveil, je m'y abandonnait tout entier. Comme quand, tout enfant, je feignais de ne pas entendre les appels de mon père pour jouir sans fin des minutes volées à l'ordre naturel des choses scolaires.



Un réflexe de sucion s'empara de moi. J'aurai voulu téter cette arme comme un biberon, la caresser comme un nounours. C'est alors qu'ils sont revenus. Ils reviennent tout le temps. Ils sont là. J'entends leurs cris, leurs rires. Je les revois endormis, paisibles. Elle, suçant son pouce en gémissant doucement, esquissant un sourire béat comme lorsque je venais remonter les draps que systématiquement elle rejetait des deux pieds. Geste rituel, complice.



Et lui, enfoui entre oreiller et couvertures, d'où il ne laissait dépasser que quelques cheveux blonds. Sursautant au moindre bruit, terrorisé par le noir comme nous tous désormais. Où est-il? Où sont-ils ?



Seuls me restent leurs regards au retour du bloc opératoire. Le corps encore engourdis par l'anesthésie, ils n'avaient que leurs yeux pour parler. Mais chacun dans la pièce savait ce qu'ils voulaient dire et qui tenait en seul mot : "pourquoi ?"



Une question à laquelle aucun adulte ne pouvait, aujourd'hui encore apporter de réponse. Les journaux, quand il y en avait, préféraient comme toujours, s'en tenir aux titres chocs et aux formules toutes faites : "l'implosion occidentale" ou "le syndrome de Bordeaux". Pourquoi pas "la bordélisation" ? Comme si cette putain de ville avait inventé ça. Tout avait pourtant commencé ici. Ca je pouvais l'affirmer. Et pour cause...







C'était en décembre, quelques jours avant le fameux Noël 1998. J'avais en main la disquette contenant un article passionnant sur la nouvelle usine d'Edouard Dubignon, le jeune magnat de la pâte à papier. J'étais plutôt content de mon titre : "Du kiosque aux toilettes". Il faut dire qu'à 29 ans Dubignon avait réussi à se constituer un petit empire en rachetant pour le franc symbolique une foultitude d'usines produisant papier journal, papiers d'emballages industriels et papiers toilettes.



Mon papier à moi ne sortait pas des conventions. Aseptisé à souhait pour complaire à "Europe Entreprises", fleuron de la presse économique, dont Dubignon était d'ailleurs récemment devenu propriétaire. Ma dernière rencontre avec lui remontait au petit cocktail mondain organisé au siège parisien du journal suite à son rachat. Après quelques verres de Sauternes, on m'avait présenté Dubignon et pour détendre l'atmosphère j'avais lancé : "Au moins ici on est sûr de ne jamais manquer de papier!". Satisfait de ce bon mot BCBG je m'étais un peu laissé emporter en rajoutant "Le seul problème c'est qu'il ne faut pas se tromper de modèle." Et si le léger froid qui avait suivi était encore de moi, il avait bien failli congeler ma carrière.



Mon article devait impérativement arriver le lendemain au journal sous peine d'être impitoyablement rejeté et avec lui les 6000 balles de mon royal salaire. Il me restait un quart d'heure pour arriver à la poste de Saint-Projet quand, de la place de la Victoire j'enfilais la rue Sainte-Catherine. Sourd aux sirènes maltées émanants des bars environnants je fonçais plein nord dans la rue piétonne encombrée jusqu'à la gueule des chalands venus remplir leur hotte de Noël.



Impossible de marcher droit dans cette foule disparate. Vieilles décrépites poussant leur panier à roulettes, chiards déboulant à la rencontre des chômeurs déguisés en Père-Noël, boutonneux en goguette agités de soubresauts imprévisibles ou absorbées dans la déglutition de sandwiches bariolés, sans compter les chiens-chiens accrochés à la laisse élastique de leurs mémères fardées façon pouffiasse des beaux quartiers... Tous semblaient s'être ligués pour retarder mon avancée vers le préposé des postes dont dépendait le passage au vert de mon compte en banque.



Bousculades, chocs, accélérations, brusques freinages, je me sentais dans la peau d'une Formule Un coincée au milieu d'un périph' aux heures de pointes. Mes trépignements intérieurs commençaient à se manifester à l'extérieur. Rien que ma façon d'expédier un "pardon!" péremptoire chaque fois que je bousculais quelqu'un signifiait "casse toi connard". Autant dire que j'étais un tantinet énervé. Normal pour quelqu'un qui, même d'humeur badine, se sent pousser l'âme d'un sérial killer après seulement deux minutes passées au sein d'un groupe de plus de dix personnes.



D'ailleurs je n'étais pas le seul. La rue toute entière exhalait la tension. Un père de famille alterqua un jeune échevelé qui avait, par inadvertance, marché sur ses gosses : "Pouvez pas regarder où vous aller?" ce qui lui valu immédiatement un "ta gueule pépé, gare tes moufflets!". Plus loin une vieille, le regard haineux, tirait avec rage son cabac coincé entre deux passants comme si elle avait décidé de leur labourer les jambes avec ses poireaux.



Arrivé au croisement du Cours Victor-Hugo, il me restait cinq minutes pour toucher la terre promise. Pour m'encourager, je me promis une bière au Café des Arts pour le retour. Cela me calma un peu.



Merde, le piéton était au rouge. Et les quatre voies de la rue vomissaient des files ininterrompues de voitures empoisonnant l'atmosphère glaciale du crépuscule. Rapidement la tension repris le dessus. J'avais déjà l'impression d'attendre depuis des heures et le bonhomme ne semblait pas décidé à changer de couleur. Les bagnoles, elles, campant sans vergogne sur le passage clouté qui tout à l'heure nous appartiendrait de droit, semblaient nous jeter des regards méprisants.



Nous étions près d'une centaine de ce côté de la rue. Autant de l'autre. Pour tromper l'angoisse de l'attente chacun fixait le trottoir d'en face comme un coureur de 100m la ligne d'arrivée. C'était pas gagné. Il allait falloir franchir le rideau de voitures puis la forêt des piétons d'en face sans lambiner car le petit homme vert n'allait s'éterniser. Phénomène de distorsion du temps bien connu de tous les spécialistes des incursions extra-terrestres.



Derrière on poussait, chacun voulant se trouver en pôle position. Ca jouait des coudes. Promiscuité, nervosité. Tout à coup, le feu des voitures passa à l'orange. La foule s'arrêta de respirer dans l'attente du signal libérateur. Mais les bagnoles n'avaient toujours pas dégagé quand leur feu passa au rouge entraînant avec lui le premier flot de piétons anticipant le départ.



Un gamin zigzagua entre les voitures. Un coup de klaxon jaillit. Il répondit d'un magistral doigt d'honneur. A droite un automobiliste fit rugir son moteur au passage d'un sexagénaire plutôt bien conservé qui répliqua par un coup de poing sur le capot. Furax le chauffeur bondit hors de son véhicule. Il n'eut pas le temps de finir son mouvement qu'un groupe de jeunes lui claqua la portière à la gueule. C'est alors que les premiers coups furent échangés.



Tout cela se passa si rapidement que je n'avais pas eu le temps de m'apercevoir que le piéton était passé au vert. Doublé à droite et à gauche la foule s'engouffra entre les voitures. Cris, klaxons, injures fusèrent de toutes parts. Quelques passants, excédés de la présence des véhicules sur le territoire qui leur était légalement concédé pour quelques secondes, décidèrent sans se concerter d'en prendre possession en entamant la traversée en marchant sur les capots des bagnoles. A un mètre du sol ils ressemblaient à des échassiers à la démarche rageuse et incertaine.



Médusé j'en oubliais mon courrier. Mais le plus fort était à venir. Quand le flot de piétons venus de mon trottoir rencontra celui d'en face. Coincés entre les voitures, poussés par leurs suivants, les premières lignes de chaque camps furent jetées les unes contre les autres dans un choc assez rude. Quelques mots suffirent à mettre le feu aux poudres. Là aussi, les bousculades devinrent échauffourées puis affrontements violents. Comme réunis dans une fraternité de hasard chaque groupe faisait front. Telles deux équipes de rugby unies quand le match dégénère, le flot descendant la rue Sainte-Catherine entrepris de défoncer les ennemis d'en face. Et réciproquement.



C'est alors qu'une voiture démarra en faisant hurler ses pneus fauchant au passage trois personnes. Rapidement bloqué dans cet embouteillage majuscule, le conducteur fut sorti manu militari du véhicule, jeté à terre et bastonné à mort sous le regard effaré de sa femme figée sur le siège passager.



Déjà quelques uns s'étaient rués vers la terrasse du Café des Arts saisissant tables et chaises pour en faire qui des projectiles qui des boucliers.



Sur le macadam un mec hurlait. C'était l'un de ceux que la bagnole avait renversés. Ses yeux fous allaient de la meute en furie à sa jambe droite dont une partie du fémur faisait un angle de quatre-vingt-dix degrés avec le reste tandis qu'un geyser rouge lui éclatait au visage à intervalles réguliers.



La rue n'était plus que fuites en tous sens. Des chauffeurs abandonnaient leurs véhicules tentant d'échapper aux furieux des deux bords qui les poursuivaient à coup de chaises. Deux enfants appelaient leur père sans doute pris au coeur de la mêlée. Cela suffit à me sortir de cet état de torpeur qui m'envahit chaque fois que je suis confronté à la violence crue. J'attrapais les deux gamins et les emmenait au premier étage du Café des Arts où une foule abasourdie s'était déjà réfugiée.



De là chacun contemplait le spectacle dans un silence de mort. Des voitures commençaient à brûler. Les bagarres étaient devenues plus sporadiques, des groupes improvisés de chaque camps tentaient ici et là de coincer quelques solitaires. Des blessés jonchaient le sol, certains ne bougeaient plus comme des îles pétrifiés émergeant de mares écarlates.



Je ne sais combien de temps dura la bataille. Sans doute jusqu'à l'arrivée de la police, sirènes hurlantes. Suivie à quelques minutes de deux cars de CRS, casqués bottés et boucliérisés. Puis se fut le ballet des ambulances précédant de beaucoup celui des journalistes.



Au fait, mon papier était toujours là, dans ma poche. Il ne partirait plus. En rentrant chez moi, je le jetais dans une bouche d'égoût. Il y avait désormais au moins une chose à sa place...







Pendant quelques temps, cet "incident" fit la une des médias. Psychologues, médecins, sociologues et autres gourous, revêtus de l'uniforme gris anthracite du Monsieur Je-sais-tout cathodique défilaient sur les plateaux de télévision pour expliquer les causes de ce passage à l'acte. Surpopulation, paranoïa collective, claustrophobie urbaine, grégarisme, tribalisme, angoisse face à l'avenir, stress, pollution, valeurs, misère sexuelle, cerveau reptilien, adrénaline, leurs mots s'entrechoquaient. Vides.



Les politiques ne furent pas les derniers à égrener le chapelet des remèdes-maison sur une fond de plus-jamais-ça : manque d'effectif de police, immigration, baisse du pouvoir d'achat, recul des religions, montée des intégrismes, individualisme exacerbé, chômage, faillite de l'architecture, violence télévisuelle... Chacun phagocytait l'événement, cherchait des bouc-émissaires faciles.



Puis, peu à peu, le calme revint. Bordeaux retrouvait son visage habituel, avec juste encore un petit peu plus de flics.



On allait enfin pouvoir fêter Noël quand un second affrontement éclata, au croisement du Cours Alsace-Lorraine cette fois. Même scénario mais un bilan encore plus lourd : 9 morts, 35 blessés. Cette fois, les CRS étaient arrivés plus tôt...



A leur décharge, il faut dire que la situation était délicate. Habitués à une adversaire facilement identifiable, ils étaient ici dans un sérieux embarras. Certes, au début ils avaient bien tenté de s'interposer entre les deux côtés de la rue qui, une fois encore, se bastonnaient sans raison apparente. Mais rapidement, ils avaient été pris à parti par les deux camps qui, ayant déjà tâté le goût du sang, ne cherchaient plus qu'à en découdre. Nos braves CRS s'étaient alors divisés en deux groupes chargeant chacun l'une des factions rivales.



A la fin de la bagarre, ils s'étaient tellement pris au jeu que des heurts éclatèrent entre CRS des deux équipes. Mais la presse préféra passer sous silence ce phénomène qu'elle n'arrivait pas à expliquer.



Exaspéré, le Gouvernement décida d'agir. Des couloirs matérialisés permettant le passage séparé des flux de piétons furent installés aux croisements les plus fréquentés de Bordeaux. Des voies piétonnes en site propre en quelque sorte. Ca, même les écolos n'y avaient pas pensé.



Mais c'était compter sans la récupération politique. Sous prétexte de rétablir un ordre que la police était incapable de prendre à son compte, des ligues d'autodéfense parrainées par les nervis de l'extrême droite prirent position dans la ville. Abandonnant la casquette Tricard pour une tenue chasse-pêche relooké OAS, les beaufs sortaient à l'air libre cracher leurs frustrations sur des foules terrorisées.



Face à eux, un front républicain tenta de s'interposer mais il fut rapidement balayé des trottoirs par les groupuscules paramilitaires largement renforcés par des policiers déserteurs.



Alors ce fut l'engrenage et la multiplication des affrontements. Maintenant armées, des bandes tenaient les rues où plus personne n'osait s'aventurer sans être accompagné de quelques miliciens de son bord, de son quartier, de sa rue.



On parla de faire intervenir l'armée. Mais c'était trop tard. Des explosions de violences similaires éclataient déjà dans la plupart des villes françaises.



Coupée du monde, Bordeaux s'asphyxiait, se paralysait, s'enfonçait peu à peu dans la folie. Chaque quartier était livré à lui-même et aux bandes qui y criaient, pillaient, violaient et tuaient le plus fort. Armes, drogue, nourriture ou médicaments, rien ne circulait plus désormais sans le contrôle de potentats locaux, nouvelle caste de seigneurs du marché noir.



Seul, le quartier Saint-Michel tenta de résister au naufrage. La Commune Libre qui y fut proclamée fin janvier s'était donné pour mission d'accueillir et protéger les populations civiles qui n'avaient pu fuir la ville à temps. Troupeau errant rejeté de quartier en quartier, ils étaient des milliers, pris dans la nasse bordelaise. Sans famille pour les recevoir, sans véhicule ou sans argent pour franchir les barrages des milices, ils avaient perdu tout espoir de quitter un jour cet enfer.



Point de ralliement de cette masse informe, Saint-Michel s'érigea en zone interdite aux groupes armés. Mal lui en pris. Comme si l'existence même d'un dernier îlot d'humanité constituait une provocation, le quartier fut alors l'objet des incursions de tous les fêlés de la ville : meurtres, ratonnades, bombes, incendie émaillèrent toutes les nuits de février. Il fallu s'y résoudre : la milice Saint-Michel fut créée. Amalgame étonnant d'étudiants gauchos, de commerçants tendance tiroir-caisse, d'immigrés de tous poils et de tous ces anonymes refusant tout simplement de laisser le champ libre à l'horreur.



Certes, elle comptait bien, elle aussi, quelques desperados de la gâchette mais globalement elle a, jusqu'à présent, fait son travail avec ce qu'on pourrait appeler une certaine éthique.



Drôle d'expression dans la bouche de quelqu'un qui a toujours refusé de porter les armes et se retrouve aujourd'hui couché avec une kalachnikov pour toute compagnie.



Pour un peu, je finirais presque par me laisser happer dans cette spirale morbide et suicidaire. Comme ce jour où traversant le quartier espagnol, notre patrouille rencontra un vieillard, béret rivé sur le crâne, qui, silencieux et altier, nous salua en levant le poing. Un frisson inconnu m'envahit alors. Lointains souvenirs des Brigades Internationales, des soldats de l'an II... Non ! Surtout ne pas se laisser piéger comme les autres par les images éculés d'un siècle de barbaries. Se dire que ce bon vieillard serait certainement devenu la pire des crapules staliniennes, s'il avait gagné. Ne jamais ressentir de fierté avec une arme à la main. Jamais. Regarder ailleurs, vers ces fenêtres d'où des ordures sans visage canardent les enfants jouant sur la dalle désertée des Capu...







Maintenant les premiers rayons du soleil de mai pointent à travers les sacs de terre empilés devant le trou béant qui nous sert de fenêtre. A côté j'entends la voix de Kristian et Hassan qui préparent un café.



Drôle de section que la notre. Lors d'une longue nuit de veille, nous nous sommes baptisés commando "Albert Camus". Alors que les canons de Souge tonnaient et que leurs obus défonçaient le clocher de Saint Michel, Hassan l'Etranger ne cessait de répéter "Peut-on être un saint sans Dieu" tandis que je relisais les premières pages de "L'Homme Révolté". Kristian lui, se contentait de nous rappeler le Prix Nobel. Histoire de montrer qu'il n'était pas pour rien, lui Suédois, dans la carrière de l'auteur de la Peste.



Sacré parcours ce Kristian. Vingt-sept ans, un mètre quatre vint-dix, à peine plus de 60 kilos et des lunettes épaisses comme des oeilletons de porte qui lui donnaient une allure de taupe ne retrouvant plus sa galerie. Et pour compléter le tout, maladroit comme une chèvre. Incapable de passer une porte sans se cogner. Etudiant en psychologie, il avait pourtant déjà parcouru la plupart des mers du monde en s'embauchant sur des cargos. C'est comme ça qu'il avait débarqué à Bordeaux pour y passer Noël. Installé dans un petit hôtel du Cours de la Marne, il s'était, comme par inadvertance, retrouvé au coeur de l'armée dépenaillée de Saint-Michel. Il n'a jamais dit pourquoi mais je suis sûr qu'il a trouvé là, une chaleur interlope qui fait défaut à ses brumes nordiques. "Les gens du Nord, laï, laï..."



Hassan c'est autre chose. Marocain, étudiant en électronique à la fac de Bordeaux, il nous a rejoint avec réticence. "Tu sais ce que je risque quand je rentre au Maroc" disait-il. Mais quand il a compris ce qu'il risquait ici, il n'a plus hésité. Taciturne, il peut passer des heures à remuer une cuillère dans une tasse de café réchauffé. Au début, il faisait sa prière quatre fois par jour. Depuis qu'il a vu tant de ses copains se faire flinguer sous ses yeux, il se contente de relire le Coran de temps en temps, persuadé qu'Allah s'est tiré avec la caisse.



Voilà, c'est avec ces bizarres soldats que Saint-Michel tente de tenir face à des évènements qui la dépassent. Dans six mois l'an 2000, belle fin de siècle camarade !







Et pourtant, est-ce que tout n'était pas prévisible ?



Ca avait démarré entre J'accuse et le Café du Croissant et peu à peu la haine avait envahit des champs de plus en plus étroits : les nations, les peuples, les ethnies, les villes et aujourd'hui les quartiers. Guerres mondiales, Holocauste, purification ethnique, les hommes n'avaient, en fait, jamais cessé de se jeter les uns contre les autres. Pour qui ? Pour Quoi? Des idéologies ? Mortes. Alors, des intérêts peut-être, tout simplement.



En leur nom, c'était toujours la faute à ceux d'en face. De l'autre côté du fleuve, de la montagne et maintenant de la rue.



Peu à peu les différences, fussent-elles minimes, s'étaient faites prétextes. Kigali, Sarajevo... Même nos stades, s'étaient muées en arènes où des poussées de testostérone saupoudrées de slogans débiles précipitaient des individus de plus en plus "normaux" dans la haine de l'autre, simplement parce qu'il n'était pas venu de la même ville ou assis sur la même travée.



Oui, on aurait dû la voir venir cette fin de siècle où, accroché à Internet chacun tentait de régler les problèmes du monde alors que sa rue devenait une impasse.



Après tout, c'était peut-être ça la solution à la crise. L'aboutissement d'un système. Le ménage par le vide. Chômage, exclusion, élimination. Va savoir...







En bas, un gamin monté sur un minivélo se planque derrière un tas de gravats. Je ne vois que son dos. Il doit avoir dans les douze ans. D'un sac, il sort une petite cuillère et un briquet. Je n'arrive pas à distinguer ses gestes mais je les devine. Au bout de quelques instants, il se fait une garrot sommaire et s'enfile une seringue dans le bras gauche. Après voir rangé son petit matériel, il replonge la main dans son sac pour en ressortir une poignée de cerises qu'il avale goulûment avant de repartir.



Il les a sûrement chapardées dans les jardins abandonnés de la rue de Bègles, au nez et à la barbe des staliniens bruns qui contrôlent ce côté de la ville. Une chanson trotte dans ma tête.



Sale temps pour les fruits rouges...


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