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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Geneviève Azam
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La séparation féminin masculin et l’imaginaire d’une expansion illimitée


Les représentations du féminin et du masculin dans la tradition occidentale oscillent entre une conception faisant une large part à la pluralité, à la part possible de l’un dans l’autre, voire à l’androgyne et au travesti, et une conception fondée sur une démarcation nette entre le masculin et le féminin.

Nous voudrions montrer comment la construction et la rationalisation d’une séparation naturalisée du masculin et du féminin, à partir du XIXe siècle, s’accordent avec la fiction de la séparation de la sphère économique par rapport à la sphère sociale et politique, et avec la domination de cette part de l’activité humaine.





Autonomisation de l’économique et séparation du masculin et du féminin



Avec l’avènement de la modernité, et surtout au XIXe siècle en Europe, s’impose la représentation scientifique d’une coupure nécessaire et naturelle, d’une ligne droite, séparant le féminin et le masculin : « […] comme le montre Yvonne Knibiehler, les anatomistes du début du XIXe siècle (Virey notamment), prolongeant le discours des moralistes, tentent de trouver dans le corps de la femme la justification du statut social qu’ils lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre l’intérieur et l’extérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et l’activité »1.

Selon Michel Foucault, le féminin et le masculin sont alors représentés comme radicalement et naturellement séparés : c’est l’idéal classique de la ligne nette, cherchant à rompre définitivement avec les bizarreries baroques du mélange et des lignes courbes : « La technologie du sexe va, pour l’essentiel, s’ordonner à partir de ce moment-là à l’institution médicale, à l’exigence de normalité […] »2.

Cette « technologie du sexe », cette rationalisation, échappe à l’institution ecclésiastique attachée à la distinction entre les sexes : « Par l’intermédiaire de la pédagogie, de la médecine et de l’économie, elle (la technologie du sexe) faisait du sexe non seulement une affaire laïque, mais une affaire d’Etat ; mieux, une affaire où le corps social tout entier, et presque chacun de ses individus, était appelé à se mettre en surveillance »3.

La crainte des perversions, des pratiques contre-nature et de la dégénérescence qui résulteraient d’une insuffisante séparation des sexes, fut particulièrement exprimée par la médicalisation de la sexualité féminine et la construction d’une science du sexe.

Déjà les révolutionnaires de 1789 en France exprimaient la peur de la confusion des sexes et du chaos qui en résulteraient : « Gardons-nous d’intervertir l’ordre de la nature », déclare le président de l’Assemblée Législative, le 6 mars 1792, aux femmes pétitionnaires, venues demander le droit de s’organiser en Garde nationale. Le même argument était déjà donné pour justifier la fermeture des Clubs de femmes4 : la femme est et doit rester « la divinité du sanctuaire domestique ».

Cet éloignement des sexes, particulièrement marqué dans l’Angleterre victorienne, constitue la source de l’inspiration de Virginia Woolf dans son roman Orlando, personnage qui est d’abord homme, puis femme. Elle y exprime la nostalgie du mélange et de la pluralité : « Ainsi de façon insensible et furtive, sans que rien ne marquât le jour ou l’heure de l’altération, le tempérament de l’Angleterre changea, et personne ne s’en aperçut [...]. Les deux sexes, de plus en plus, s’éloignèrent l’un de l’autre »5.



Cette séparation se réalise dans le contexte de la mise en place d’une société de Marché. Karl Polanyi utilise la notion

de « désencastrement »6 pour signifier comment, dans cette société, qui s’épanouit au XIXe siècle avec le développement capitaliste et l’idéologie libérale, l’économie se représente comme autonomisée vis-à-vis de la sphère sociale et politique et comme auto-référentielle. C’est la base de l’avènement de l’utopie du marché autorégulateur et de la tentative d’imposition du Marché comme loi économique naturelle et comme principe politique de fonctionnement des sociétés.

Pour advenir, cette utopie a supposé la coupure entre économie domestique et économie productive. Comme le montre Max Weber, cette disjonction s’effectue déjà à partir de XVIe siècle, par la rationalisation des comptes et l’émergence du « compte-capital ». Dès lors en effet, que l’activité économique ne concerne plus seulement la satisfaction des besoins, qu’elle est orientée vers la réalisation d’un profit, vers des chances de gains à travers l’échange, elle devient une profession, qui s’exerce de manière continue et rationnelle. S’accomplit alors la séparation entre « le ménage, l’atelier et le comptoir »7, entre vie privée et profession. La communauté domestique est affaiblie, sous l’effet d’une exigence croissante de calculabilité et de prévisibilité. Le droit rationnel organise la séparation juridique et comptable entre la maison et l’exploitation.

Cette coupure entre activités de production dans l’entreprise et activités d’entretien et de reproduction dans la communauté domestique constitue la première étape de la construction de l’activité économique comme activité séparée. Elle trouve un soubassement dans la représentation du masculin et du féminin : les hommes, déjà voués traditionnellement à la chose publique, se trouvent de fait destinés au champ séparé de la production, les femmes, elles, restent destinées au privé, à la reproduction, au domestique. À l’antique division politique privé/public, s’adjoint et se superpose la division production/reproduction.

Ce qu’apporte le XIXe siècle à ces anciennes divisions, c’est leur rationalisation : « À travers l’économie politique de la population se forme toute une grille d’observations sur le sexe. Naît l’analyse des conduites sexuelles, de leurs déterminations et de leurs effets, à la limite du biologique et de l’économique. Apparaissent aussi ces campagnes qui systématiquement […] essaient de faire du comportement sexuel des couples, une conduite économique et politique concertée »8.

Selon cette conception de la séparation des sexes, l’univers du domestique et du privé est pensé comme hermétique par rapport au domaine public et au champ de la production.





Le refoulement de la limite et de la mesure dans le privé



Pour se déployer totalement, l’épopée économique naissante qui promet la société d’abondance comme horizon pour l’Humanité, repose en même temps sur l’affirmation de la rareté des ressources disponibles face à des besoins considérés comme naturellement illimités.

La production se donne alors pour mission civilisatrice de repousser toujours plus loin les limites de l’Humanité, limites qui deviennent de simples barrières à franchir, grâce à une sophistication toujours plus grande des moyens de production et d’échange. Cette épopée suppose donc l’abolition de la limite fondatrice d’un monde commun, et l’adoration d’un monde fondé sur de simples conventions. Les résistances sont alors analysées comme des obstacles au « changement » ou à la « modernisation ». C’est le monde du déracinement, de l’idolâtrie du bien-être converti en bien-avoir, de la soumission de la nature, dans lequel écrivait Paul Valéry, l’homme moderne « manque perpétuellement de tout ce qui n’existe pas »9.

En revanche, le monde de la reproduction, auquel sont assignées les femmes, est représenté comme lieu de la nécessité, de la soumission à la nature, de la mesure et de l’équilibre. C’est l’univers du privé, de l’entretien de la vie, du cercle, de l’enracinement et de la limite. C’est le lieu de la limite à la marchandisation de la vie.

La construction d’une ligne nette de démarcation entre masculin et féminin, entre production et reproduction, supprime les barrières à l’expansion illimitée, en refoulant la limite et l’enracinement dans le privé, en les « privant » de toute leur dimension politique.





La séparation entre production et reproduction, masculin et féminin est une fiction



La place des femmes est en fait beaucoup plus complexe, comme le révèle l’exemple même de la Grèce classique où, pourtant, les femmes sont exclues a priori du Politique et du religieux, et où prend corps, avec la construction de la Cité, la séparation entre le privé et le public.

Dans les faits, si, en Grèce et particulièrement à Athènes, les femmes sont effectivement exclues du sacrifice sanglant qui fonde le politique et la communauté des citoyens dans son accord avec les dieux, elles sont conviées aux grandes fêtes religieuses et assistent aux sacrifices publics. Pendant les Thesmophories, célébrées en hommage à la déesse Déméter, une fois par an, le peuple des femmes, épouses de citoyens, occupe l’espace politique. Ce renversement de l’ordre politique, mis en scène par Aristophane dans Lysistrata, ne donne pas pour autant aux femmes le statut de citoyennes, mais témoigne de liens plus complexes entre la sphère privée et la sphère publique que les représentations généralement admises : « Citoyens, nous allons traiter devant vous des questions qui intéressent la Cité »10, proclame le chœur des femmes.

De même, à l’intérieur de la maisonnée, de l’oïkos, les rituels autour du mariage en font bien plus qu’une affaire privée : le mariage est une institution fondamentale de la Cité.

Pour ces raisons et bien d’autres encore, la séparation radicale du privé et du public, relève davantage de la fiction, que de la réalité : « Il n’existe pas, en Grèce classique, de sphère du privé séparée et opposée à celle du public »11.

Plus précisément, la coupure entre la sphère privée et la sphère publique ne signifie pas l’assignation stricte des femmes à la sphère privée.

Mais la fiction de cette relégation est une fiction effectuante, qui travaille l’imaginaire dans le sens de l’exclusion politique des femmes, confinées au privé. Les trois religions monothéistes, certes avec des nuances, ont conforté cette simplification en projetant une image de la femme pécheresse, tentatrice, porteuse de désordre social, dès lors qu’elle échappe à son assignation au foyer.

De même, dans les sociétés démocratiques modernes, cette séparation est également une fiction. Il n’existe pas en effet de coupure véritable et naturelle entre l’espace domestique et l’espace public, et, partout, sous des formes diverses, les femmes sont conviées non seulement à la reproduction dans la maisonnée, mais également à la production de marchandises et à l’entretien du lien social. Les activités dites domestiques, et y compris la reproduction au sens strict avec les techniques de reproduction artificielle, sont de plus en plus soumises aux lois du marché et de la valorisation capitaliste : de manière indifférenciée, la société devient « un auxiliaire du marché » selon l’expression de Karl Polanyi. Les femmes sont même souvent considérées comme pièce maîtresse dans les stratégies de développement menées actuellement par la Banque Mondiale.

Dans ces sociétés, le principe traditionnel d’exclusion du politique pour les femmes est contradictoire avec l’affirmation de l’égalité des droits civiques. Portée par les luttes féministes pour la reconnaissance de l’égalité des droits, l’émancipation politique des femmes est le fruit de cette contradiction.

Mais la reconnaissance de l’égalité des droits ne suffit pas à fonder un espace politique. Elle s’accorde également avec la tendance à « l’égalisation des conditions », largement imaginaire, dont parlait A. de Tocqueville pour les sociétés ayant rompu avec le principe hiérarchique et fondées

sur des principes démocratiques. Cette tendance est constitutive de la représentation d’une société qui fonde sa régulation sur les principes du Marché. Elle suppose

en effet la constitution d’une offre et

d’une demande de marchandises, massives, toujours renouvelées et formulées par des individus équivalents, interchangeables et anonymes, quel que soit leur sexe. C’est la figure du consommateur neutre et souverain de la pensée économique standard.

Alors, bien sûr, les représentations et les rôles traditionnels des hommes et des femmes nourrissent des incitations diversifiées à la consommation, avec comme représentation dominante la femme-ménagère qui remplit son panier où bien la femme-objet. Mais aujourd’hui, les hommes sont tout autant instrumentalisés que les femmes. Avec l’affirmation du Marché comme principe unique de régulation économique et sociale, la société tout entière passe sous la loi économique et sous le règne de la marchandise. Même si des inégalités perdurent ou se renforcent entre hommes et femmes, le tout-marché tend à indifférencier les sexes.

De même, la loi du Marché contribue à l’effacement de la frontière entre privé et public. Hannah Arendt12 s’inquiétait des conséquences du primat accordé à l’économique dans les sociétés modernes, car il assure, disait-elle, le triomphe du social et la défaite du politique, le social étant finalement, comme le formule F. Colin13, à la suite d’Hannah Arendt, « la sphère d’extension du privé, l’extrapolation de la maisonnée ».

Cette privatisation du politique et sa défaite peuvent se lire aujourd’hui avec l’irruption de valeurs domestiques au sein même de l’espace public. Ces valeurs ont préalablement pénétré le monde de l’entreprise comme le montrent Eva Chiapello et Luc Boltanski14 à travers leur étude des nouvelles formes de management. Ce sont les valeurs de « proximité », de confiance et de face à face, d’authenticité. Et pourtant, ces valeurs, caractéristiques du domaine domestique, ne peuvent fonder un espace public qui transcende les intérêts particuliers. Rien d’étonnant alors qu’elles nourrissent la recherche d’efficience économique, la déconstruction de l’État social, la destruction de l’espace public.

À cela s’ajoute que les affaires publiques sont devenues affaires privées de clans : l’espace politique est dominé par l’imaginaire marchand et il s’est volontairement asservi aux intérêts économiques.



La rationalisation de la coupure entre masculin et féminin au XIXe siècle a contribué à réduire la pluralité et la complexité des êtres et de leurs conduites. La tendance actuelle à l’indifférenciation des sexes, au mélange fusionnel public-privé, loin de restaurer cette pluralité, dissout les individus et tend à les réduire à des atomes d’une société tout entière soumise au règne de

la marchandise. La marchandisation du domestique et la privatisation de l’espace public abolissent toute possibilité de construction collective de limites à la marchandisation de la vie.

1 – Pierre Bourdieu, La Domination masculine, p. 29, Essais, Paris, Seuil, 1998.
2 – Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 155, Paris, Gallimard, 1976.
3 – Michel Foucault, op.cit.
4 – Dominique Godineau, « Filles de la liberté et citoyennes révolutionnaires », in Histoire des femmes, XIXe siècle, sous la dir. de G. Duby et M.Perrot, Paris, Plon, 1991.
5 – Virginia Woolf, Orlando, p. 246-247, Stock, 1974.
6 – Karl Polanyi, La Grande transformation, NRF, Paris, Gallimard, 1983.
7 – Max Weber, Économie et société, tome 1, Paris, Plon, 1964.
8 – Michel Foucault, La Volonté de savoir, p. 37, Paris, Gallimard, 1976.
9 – Cité in Franco Cassano, La Pensée méridienne, p. 38, Paris, Éditions de l’Aube, 1998.
10 – Aristophane, Lysistrata, Théâtre Complet II, p. 137, GF. Flammarion, 1966.
11 – Louise Bruit Zaidman, « Les Filles de Pandore, Femmes et rituels dans les cités », in Histoire des femmes, l’Antiquité, ss. la direction de G. Duby et Michèle Perrot, p. 386,
Paris, Plon, 199O.
12 – Hannah Arendt, La Condition de l’Homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
13 – Françoise Colin, Du public et du privé, Cahiers du Grif, Printemps, 1986.
14 – Eva Chiapello, Luc Boltanski, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 2002.
Geneviève Azam

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