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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°50 [octobre 2004 - décembre 2004]
par Immanuel Wallerstein
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Introduction aux élections présidentielles américaines


Depuis au moins un siècle, les élections présidentielles américaines ont toujours représenté des échéances politiques très importantes. Elles affectent tout un chacun, dans le monde entier. Celles de novembre 2004 font l’objet d’une attention toute particulière, et ce, pour plusieurs raisons. Tant aux États-Unis que dans le reste du monde, un plus grand nombre de personnes qu’à l’accoutumé mesurent l’importance de cet événement. Ensuite, les pronostics sont unanimes sur le caractère extrêmement « serré » de ce scrutin. Enfin, il apparaît très clairement, à chacun des deux camps, qu’il ne peut se permettre de perdre la partie.

Pour comprendre l’enjeu des élections présidentielles américaines, il convient d’en observer tout d’abord certains traits structurels qui les différencient des grandes élections dans la quasi-totalité des autres pays où se déroulent des élections dignes de ce nom. Le premier élément, c’est la nature authentiquement présidentielle du système politique des États-Unis. Autrement dit, les États-Unis n’élisent pas un parlement qui choisirait à son tour un Premier ministre. Il ne s’agit pas non plus d’un système semi-présidentiel à l’image du régime français, où la capacité à gouverner du président de la République est sévèrement limitée s’il ne contrôle pas, également, le Parlement. De plus, l’élection présidentielle américaine ne comporte qu’un seul tour (là encore, elle se différencie du système français). Des partis moins importants en nombre d’électeurs que les deux principaux ne peuvent se désister en faveur de ceux-ci, lors d’un deuxième tour (inexistant). Cette caractéristique seule explique pourquoi les États-Unis ne peuvent se soustraire à la logique du système bipartite. L’élection du président, pour un mandat dont la durée est fixée à quatre ans, est une proposition du type « tout ou rien ». Il s’ensuit qu’à moins de bâtir une large coalition pour l’emporter, le candidat est sûr de perdre. Dans un système à deux tours, en revanche, des tiers partis sont susceptibles de décider d’un scrutin, en faveur d’un parti qui, sans leur apport, ne remporterait qu’une minorité des voix et verrait donc l’élection lui échapper.

En outre, comme si ce système bipartite n’était pas suffisant, les États-Unis ont conservé une étrange relique datant du XVIIIe siècle : un Collège électoral, issu du vote des électeurs de chacun des cinquante États et constitué de grands électeurs (ou délégués) qui à leur tour éliront le président. Le nombre de ces grands électeurs, pour chaque État, est égal au nombre de ses députés à la Chambre des représentants (plus ou moins proportionnel à la population…) augmenté de deux1. La clause de sauvegarde « plus deux » permet de garantir que les États les plus petits auront un poids relatif légèrement plus important que les plus grands… Et, dès lors que la population des États est déterminée par la concentration des gens dans les villes et leurs banlieues, le système accorde un poids relatif plus important aux habitants des zones rurales et des petites villes. Une des conséquences de cet état de faits, c’est que quelqu’un peut être élu président des États-Unis avec moins de voix que son concurrent. Ce qui s’est produit déjà plusieurs fois. L’exemple le plus récent est celui de la dernière élection en l’an 2000…

Troisième élément structurel : les lois de chaque État prévoient qu’une majorité des électeurs, dans ledit État, choisit la totalité des délégués de cet État2. Ce qui signifie que les élections n’ont d’importance que dans les États où le vote est serré. Dans le cas des élections présidentielles à venir, on estime que la partie sera serrée dans dix-neuf des cinquante États au plus, et très serrée dans sept autres. Le moindre revirement des électeurs dans sept États est par conséquent susceptible de jouer un rôle déterminant dans la désignation du futur président des États-Unis d’Amérique…

Tout ceci explique pourquoi le système politique américain repose sur deux grands partis, dont chacun est en réalité une coalition de différentes tendances. Historiquement, le parti démocrate représentait la gauche du centre, et le parti républicain la droite du centre. Cette division était essentiellement le reflet de considérations économiques : droits des travailleurs, État-providence, politique fiscale. En 1936, le président Franklin Roosevelt fut qualifié par nombre de républicains de « traître à sa classe », parce que, bien qu’étant lui-même issu d’une riche famille de la haute bourgeoisie, il mit en place le New Deal et soutint les droits des ouvriers à s’organiser en syndicats. Cette séparation, sur les questions économiques, reste pertinente. Néanmoins, elle est devenue quelque peu secondaire, dans la différenciation entre les deux principaux partis, en particulier au cours des deux dernières décennies.

Le parti démocrate vient tout juste de tenir sa convention, qui s’est soldée par la désignation du candidat John Kerry. Tous les commentateurs s’accordent pour dire qu’il s’est agi d’une convention exceptionnellement consensuelle. Quasiment aucune voix discordante ne s’est fait entendre, sur aucun sujet. Ceux des délégués du parti qui avaient quelque réserve au sujet de Kerry l’ont gardée par-devers eux, mus par leur volonté farouche de chasser George W. Bush de la Maison Blanche. Le ton de cette convention a été contrôlé avec soin, afin de ne développer que des thèmes susceptibles de séduire les électeurs « indécis » dans les États clés susmentionnés, qui décideront de l’issue de l’élection.

On est fondé à se demander ce qui a bien pu amener les démocrates à afficher une telle unité. Qu’est-ce qui les rassemble ? Certes pas la politique étrangère. Tandis que la majorité des délégués et des électeurs démocrates pensent que la guerre en Irak fut une erreur tant morale que politique, ce n’est pas ce que pense Kerry, ni ses proches conseillers, et ce n’est pas non plus la position officielle du parti démocrate. De fait, Kerry a plutôt tendance à dire que la guerre a été menée maladroitement. Les États-Unis, de son point de vue, auraient dû permettre aux inspections (d’armements) de se poursuivre. Les États-Unis auraient dû travailler de manière plus rapprochée avec leurs alliés traditionnels. Et Kerry promet d’y veiller dorénavant. Ce qu’il propose, c’est de renforcer la puissance militaire des États-Unis et non leur retrait d’Irak…

Qu’est-ce qui peut bien unir les démocrates ? Pourquoi tous les militants anti-guerre s’apprêtent-ils à voter Kerry, en dépit de sa propre position sur l’Irak, qualifiée même par le Washington Post, un quotidien centriste, d’« occasion manquée » ? Sont-ce les questions d’ordre économique ? Dans ce domaine, les divergences entre les deux partis existent, indubitablement. Mais les républicains s’efforcent d’en minimiser l’importance. Et à la différence de ce qui se passait en 1936, les oppositions ne sont pas clairement tranchées. Durant les années Clinton, il n’y a eu aucune avancée majeure en matière de programmes sociaux. Disons plutôt que Clinton a mis en œuvre les prétendues « réformes du système de bienfaisance » inscrites depuis longtemps au programme des républicains…

Si les lignes de partage sont floues en matière de politique étrangère et économique, il y a un domaine, en revanche, où les frontières entre parti démocrate et parti républicain, aujourd’hui, sont tout à fait visibles. C’est le domaine social, avec ses trois composantes : multiculturalisme, libéralisme social et environnement. Dans ce dernier domaine, 95 % des démocrates sont d’un côté de la barrière, et une écrasante majorité des républicains sont de l’autre côté.

Si 90 % des Noirs et de 70 à 80 % des Latinos votent démocrate, c’est pour d’excellentes raisons. En dépit de leur frustration – très profonde – face à la défense insuffisante de leurs droits par les démocrates, ils savent très bien que les républicains s’emploient à démolir ceux qu’ils possèdent déjà – en soutenant des lois qui les privent de fait des droits électoraux, en s’opposant à la discrimination positive, en faisant tout pour mettre en vigueur des lois autorisant la seule langue anglaise, et en réduisant (voire en stoppant totalement) les flux d’immigration en provenance du monde « non-blanc ».

En matière de libéralisme social, les deux principaux sujets qui ont divisé les Américains au cours des deux dernières décennies environ – l’avortement (seul thème expliquant le fait que les femmes soient plus enclines à voter démocrate que les hommes) et les droits des homosexuels – placent, encore une fois, l’immense majorité des démocrates d’un côté et la majorité des républicains de l’autre. Un troisième problème a récemment vu le jour : celui des expérimentations sur le génome humain (auxquelles Bush et le parti républicain sont foncièrement opposés). Ces questions de libéralisme social sont liées aux revendications en matière de « libertés civiles », particulièrement menacées aujourd’hui par les politiques déployées par le procureur général Ashcroft et le Patriot Act3.

Enfin, il y a l’environnement. C’est un sujet politique inventé par les républicains au tournant du XXe siècle. Mais la plupart des républicains l’ont abandonné depuis longtemps, et l’administration Bush s’est ingéniée à démanteler toute avancée réalisée par l’administration Clinton en la matière.

Ce sont ces mêmes problèmes sociaux, et non ceux relevant de la politique étrangère ou de la politique économique, qui expliquent l’importance que prennent, aux yeux des électeurs américains, les nominations judiciaires, en particulier à la Cour Suprême et aux neufs cours d’appel. Le parti républicain s’est fermement engagé à nommer des juges hostiles à toute extension des droits du citoyen dans ces différents domaines.

Si le parti démocrate remporte les élections présidentielles, en novembre prochain, cela sera dû, dans une grande mesure, au soutien enthousiaste – sinon éperdu – des gens qui ont à cœur ces questions sociales. Sans nul doute, les démocrates espèrent séduire quelques électeurs indécis grâce à leurs positions sur certaines questions économiques, ainsi que d’autres segments de l’électorat mécontents de la politique étrangère de Bush.

Mais l’unité du parti démocrate ne se fait pas sur les considérations de politique étrangère.

Et les changements qu’une administration Kerry est susceptible d’apporter concerneraient, au cas où il serait élu, beaucoup moins la politique étrangère ou la politique économique que ce vaste domaine social.

1 – Nombre de sénateurs par État. N.D.T.
2 – Règle du scrutin majoritaire à un tour ou winner take all. N.D.T.
3 – Ensemble de mesures législatives adoptées à la suite des attentats du 11 septembre 2001, autorisant un contrôle étatique accru des faits et gestes des habitants du pays. N.D.T.
Immanuel Wallerstein

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