Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Hélène Mohone
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À Armand Gatti et son ami, Muichkine.
Je demande le texte. Je le demande tous les jours. Je dis au texte de venir à moi pour me donner à écrire et à résister. Je demande le texte à écrire au jour le jour et dans sa durée.
Si le texte vient, je tiens debout. Je tiens debout à la lecture. Au nettoyage quotidien du corps. A la nourriture qui simpose à heures presque animales, quand elle se fait sentir. Au sexe naturel qui respire tard le soir ou dans laprès-midi. Je tiens debout après le drame. Je tiens debout avec le texte qui en dit long toujours malgré lépuisement. Je tiens debout face à la grotte où les ombres sagitent encore. Je me maintiens droite parce quautrement mort immédiate. Je me maintiens droite après le coup, après les ordres, après les camps, derrière les barbelés.
Je fais partie du charnier. Je suis lévadée, je suis la victime.
Jai sauté le fossé, je me suis perdue dans les marais, jai trouvé des jouets abandonnés près de la hutte, jai explosé en plein vol, jai quitté ma famille, jai brûlé mes papiers pour éviter la prison, jai téléphoné très vite pour dire que je laime avant de mourir, jai pensé à fermer le gaz, jai cru que je partais en vacances, jai étouffé les cris de mon bébé pour ne pas que les soldats nous trouvent, jai été violée par ceux que je connaissais le mieux, jai été assassinée, à 16 ans, sur une route de campagne, jai été frappée par celui que jaimais le plus, mon enfant est mort écrasé par un chauffard ivre de vin, le voisin ma égorgée pendant mon sommeil, jai poussé des cris dans un désert sans cesse renouvelé, jai parlé à mes amis, jai tenu mon sac pour ce long voyage, jai glacé ma vie en me taisant, jai recouvert les portraits pour moins de tristesse, jai regardé mon corps sans vitesse, ni énergie, jai parlé tout bas pour réunir les ombres, jai mis mon manteau rouge, un mouchoir gris dans ma poche, jai doublé le coin de la rue, jai respiré profondément, jai glissé sur une plaque de verglas, jai acheté des pommes, un coup de machette ma décapitée, jai tenu le bébé de Nathalie, tout rose et fripé, jai pleuré sans savoir pourquoi, jai parlé sous la torture, je me suis immolée par le feu, jai tué ma famille et je me suis suicidée dun coup de fusil dans la bouche, jai cousu un drapeau pour la manifestation de lundi, jai pris froid au petit matin, jai piqué du pain parce que javais faim, jai pris de la dope pour ne plus rien voir, jai bu un cauchemar dalcool, jai tenu le brancard dun vieux, mourant sous sa couverture, jai bien ri aussi, je me suis teint les cheveux, jai montré mon cul pour quon maime, jai trouvé des hommes pour y croire, jai pensé à ceux jamais rencontrés, à ceux abandonnés, à la glace, au feu, à leau, au bois, jai pensé au mot.
Jai dit le mot. Jai su que le mot disait des choses pour tous et pour moi. Jai su que le silence entre les mots disait aussi. Jai su que le mot, si petit soit-il, disait très fort. Jai écrit le mot pour ne pas oublier. Je lai écrit et je lai dit. Jai dit le mot et il a dit quelque chose à dautres. Jai écrit le mot pour quil rejoigne les autres mots, dits par dautres. Jai aimé le mot dit et sa force aussi. Je lai trouvé pur et calme, et très sale aussi. Jai trouvé que le mot dit parlait à lintérieur de soi comme une prière, comme un chant, comme un serment, comme un engagement. Jai pensé quil ne fallait pas dire à tort et à travers. Jai pensé que la parole dite avait un sens et la parole écrite une âme. Jai pensé que dire était à nous seuls, humains. Jai pensé que cétait bien. Jai pensé que les mots servaient de paillasson à beaucoup, darme aussi, vitriol et miel. Jai su que certains mots sont mensongers mais que dautres portent lhomme près de son essence. Jai su quil fallait parler, quil fallait que je parle, quil fallait ne pas se taire pour ne pas mourir et pour ne pas que les autres meurent, même ceux morts déjà, enfouis, engloutis, disparus, sans visage, sans corps, sans identité. Jai su que les nommer les ferait revivre. Jai su que la mémoire était à ce prix, dans ce geste humain.
Jai appelé le mot par son nom. Il a dit quil était là, en son entier, un et indivisible. Il a dit quil y avait un début et une fin. Il a dit que ça aussi on pouvait le nommer. Il a dit que dans le mot il y avait la foi en autre chose, nettoyé, lavé à grandes eaux, purifié des silences meurtriers. Jai écouté ce qui se disait à ce moment là. Jai su que ma présence était à ce prix. Pour vivre il fallait que je dise. Pour quitter la mort, il fallait que je parle. Jai pensé avoir assez attendu mon tour. Jai pensé quil fallait bien commencer par quelque chose. Jai pris mon courage dans mes mains ouvertes et jai dit :
a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p, q, r, s, t, u, v, w, x, y ,z.