Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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entretien de David Grossman par Tom Lee
Imprimer l'articleRepenser les relations israélo-palestiniennes
Le Passant : Pourriez-vous brosser un rapide état des lieux de la situation dans laquelle se trouve votre pays et des rapports quIsraël entretient avec la Palestine ?
David Grossman : Cest tout dabord une situation de paralysie et de désespoir. Les deux camps sont aujourdhui dans une situation similaire à celle dun divorce sordide où chacun cherche à nuire à lautre, même au prix de sa propre destruction. La situation est paradoxale au sens où la solution est déjà connue. Chaque camp sait exactement en quoi elle consiste, chacun connaît les limites et les concessions que peut accorder lautre, et pourtant tous deux savèrent totalement incapables de faire les démarches nécessaires pour parvenir à cette solution. Si nous disposions aujourdhui, de part et dautre, de dirigeants courageux, je suis sûr quune majorité de gens des deux côtés soutiendrait des solutions politiques courageuses, voire généreuses. Mais le problème, cest que les personnes qui dictent aujourdhui dans chaque camp la politique à suivre sont les extrêmistes, et les plus modérées se trouvent prises en otages par ces extrémistes. Le 12 octobre, jai participé à une réunion dintellectuels et dhommes politiques israéliens et palestiniens à lissue de laquelle nous avons conclu un nouveau projet daccord de paix, la Déclaration de Genève (ou accord Beilin-Abed Rabbo, ndlr). Aussitôt cette initiative a fait lobjet dattaques de la part, dun côté, de membres du Hamas et des organisations islamistes, de lautre, du premier ministre israélien et de la droite. Cest pourquoi, je le crains, nous devons nous attendre à de nouveaux bains de sang, à de nouvelles phases de désespoir jusquà ce que nous réunissions suffisamment de forces chacun de notre côté pour faire le nécessaire afin de vivre en paix et de faire en sorte que chacune des deux sociétés vive enfin sa vie, la vie quelle mérite de vivre.
Dans un tel contexte, comment penser un retour de la gauche, des forces progressistes en Israël ? Comment leur renouveau est-il possible, pensable, et sur quels projets politiques peuvent et doivent-elles sappuyer pour arriver à cette solution politique que vous appelez de vos vux ?
Pour commencer, il ne reste pas grand chose de la gauche israélienne aujourdhui, car même si la majorité des Israéliens a soutenu les accords dOslo, à partir du moment où les Palestiniens ont eu recours aux attentats suicides, la plupart de mes concitoyens se sont mis à désespérer dune paix possible. Vous savez, une majorité dIsraéliens pense quen juillet 2000, à Camp David, le premier ministre Ehud Barak a fait aux Palestiniens des offres extrêmement généreuses. Ce qui nest pas faux : jusqualors aucun premier ministre israélien navait fait de telles promesses. Le problème, cest que ce nétait pas suffisant du point de vue palestinien. Si le président Arafat avait été plus clairvoyant sur le plan politique, au lieu dinciter aussitôt les territoires occupés à se lancer dans la deuxième Intifada, je suis persuadé quaujourdhui les Palestiniens seraient en possession de lEtat souverain et indépendant qui leur revient. Au début de la nouvelle Intifada, lorsquil y a eu ces actes terribles commis à lencontre des Israéliens, en particulier au moment du lynchage de deux soldats juifs à Ramallah, soudain la population israélienne, y compris les individus les plus modérés, ceux qui soutenaient le processus de paix, sest rendu compte que quand bien même Israël rendrait les territoires occupés, il aurait à faire face, malgré tout, à une haine profondément ancrée chez certains Arabes envers les Israéliens. Les gens ont commencé à penser que peut-être le retrait des territoires occupés ne mettrait pas un terme au conflit entre nous et les Arabes. Je ne crois pas, néanmoins, que lon puisse en rester là. Israël peut encore faire beaucoup de choses pour améliorer les relations entre Israéliens et Palestiniens, entre Israël et le monde arabe. Il y a des positions nuancées à lintérieur du monde arabe, y compris pour ce qui est de lattitude à adopter à légard dIsraël. Mais bien entendu, il est très difficile de défendre ces idées de paix, de concessions envers
les Palestiniens lorsque la vie de tous les jours est placée sous le signe de la terreur. Quand les gens ont peur, ils nont pas lénergie de tendre une main généreuse à
leur ennemi.
Pour en revenir à la stratégie politique que doit adopter la gauche israélienne, elle nest pas seulement politique, mais également sociale. En effet, Israël fait face à une crise sociale profonde, qui provient en grande partie des problèmes de sécurité actuels. Mais la gauche reste, aux yeux de la plupart des Israéliens, intimement liée aux débats internes à la société israélienne. Et cest la responsabilité de la gauche aujourdhui de commencer aussi à examiner les relations israélo-israëliennes et de ne pas sen tenir uniquement au conflit israélo-palestinien.
Vous voulez dire que la gauche serait aujourdhui tenue responsable de cette crise économique et sociale ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire comment elle réagit face aux attentats ?
Non la gauche nest pas tenue pour responsable, mais on lui reproche, à juste titre, me semble-t-il, de ne pas tenir compte de ces problèmes internes.
Pour ce qui est des attentats, jy ai fait allusion indirectement tout à lheure. Il y a une sorte daccord tacite général au sein de la population concernant le droit dIsraël à se défendre. Ce nest pas une affaire de point de vue politique, car les attentats suicides ont quelque chose de si cruel, de si inhumain que quelle que soit votre position sur léchiquier politique, à droite ou à gauche, cest leur dimension destructrice qui simpose à vous. Dailleurs, ils sont tout autant destructeurs pour le peuple palestinien. Toute société, comme la société palestinienne, qui idéalise ou glorifie des jeunes kamikazes en paye forcément le prix : elle se corrompt de lintérieur à partir du moment où elle se met à idéaliser ce type daction comme moyen de parvenir à ses fins. Certes, Israël a le droit de combattre le terrorisme, mais sil le combat uniquement par le recours à la force contre les terroristes, uniquement par lanéantissement de la société palestinienne, alors Israël ne peut quéchouer dans sa lutte. Cela ne peut quengendrer de nouvelles frustrations, du désespoir et de la terreur au sein de la population palestinienne.
La réflexion sociale que vous portez a-t-elle une chance dêtre reprise par la gauche israélienne ?
Oui, mais mon sentiment personnel, cest que nous devons dabord chercher à résoudre le problème essentiel, à savoir le conflit israëlo-palestinien, qui est la source de tous les autres problèmes daujourdhui. Lorsque cela sera fait, il sera alors temps pour nous de commencer à tourner nos regards vers lintérieur et de sattaquer à ce qui ne va pas. Et ce ne sont pas les problèmes qui manquent ! La paix est vitale pour Israël, car il y a tellement de problèmes qui ne sont pas traités à cause de linsécurité chronique dans laquelle nous vivons. On peut dire dans un sens quIsraël ne vit pas la vie quil pourrait vivre, il ne fait que survivre dune catastrophe à lautre. Mais ce nest pas suffisant. La vie ne peut se réduire à une simple survie.
Ny a-t-il pas un paradoxe à vouloir dabord attendre la paix pour pouvoir ensuite soccuper des problèmes sociaux et politiques auxquels est confronté Israël ? Comment peut-on arriver à une résolution du conflit si la société israélienne elle-même nest pas suffisamment stable sur ces plans ?
Cest une bonne question. Le problème daprès moi, cest que la gauche ou ce quil en reste, sest démenée pour trouver des moyens de résoudre les problèmes politiques. Nous continuons dailleurs à le faire. Le Déclaration de Genève en est la preuve. Nous aimerions que ce pacte puisse agir comme une onde de choc se propageant à tous les niveaux : dans chacun des deux pays, on verrait des gens qui soccuperaient de politique, dautres qui sattacheraient aux problèmes sociaux et économiques. Je crois sincèrement que le plus gros du travail a déjà été entamé sur le plan politique ; je suis persuadé que nous allons en voir les fruits, disons dans une dizaine dannées. Pour le reste, cest-à-dire le fait de sensibiliser davantage les individus aux problèmes sociaux, aux différences à lintérieur de la société israélienne, déduquer politiquement les divers éléments qui la composent, on peut seulement commencer à sy atteler, mais il faudra attendre encore des années avant dobtenir des résultats concrets. Il ny a toutefois aucune raison de sen affliger, mais peut-être que cela prendra encore une génération, celle de nos enfants, par exemple.
Pour revenir sur lurgence de cette paix, pourriez-vous nous présenter plus en détail le nouveau plan que vous venez de négocier avec les Palestiniens à Genève ?
Cet accord est unique au sens où il diffère radicalement de toutes les propositions faites précédemment. Tout dabord, cest le plus détaillé, au sens où il aborde précisément tous les points qui avaient été laissés de côté lors des précédentes négociations. Cest la première fois que les deux camps saccordent pour penser que cette proposition mettra un terme à tout ce qui oppose les deux peuples. Dans cet accord, nous acceptons le principe dune solution de deux Etats-nations indépendants qui se reconnaîtront mutuellement, dune évacuation massive des colonies, dune division de Jerusalem en deux parties, lune arabe à Jérusalem-Est, lautre juive à Jérusalem-Ouest. Les Palestiniens contrôleront le Mont du Temple ce qui est en soi une chose très difficile à accepter pour nous les juifs dIsraël en échange de quoi ils renonceront à lidée du droit au retour des réfugiés. De ce point de vue, cest vraiment un accord historique. Cest sans doute pourquoi les extrémistes des deux côtés se montrent aussi nerveux. Jamais jusqualors, les deux peuples navaient eu suffisamment de courage pour dire ouvertement, publiquement, quils sont prêts à faire ces concessions importantes et coûteuses afin de changer leur destiné, au lieu den être simplement les victimes.
Vous êtes une des personnalités israéliennes qui ont participé à lélaboration des négociations de Genève, comment votre engagement politique en tant quhomme de lettres est-il perçu en Israël ?
En Israël aujourdhui, tous les sujets qui ont trait à la politique sont controversés. Je défends certaines idées que la moitié des Israéliens naiment pas ou quils considèrent comme dangereuses pour le pays. Je crois pourtant quil y a suffisamment dIsraéliens qui se rendent compte que ce que je décris dans mes livres est le seul moyen de sortir du piège dans lequel nous sommes pris. Les opinions que jai exprimées aujourdhui sont très marginales et impopulaires en Israël, comme vous pouvez limaginer. Mais cela ne veut pas dire quelles soient mauvaises.
Tout livre un peu sérieux comporte une dimension politique. Les bons livres disent toujours quelque chose de la situation politique mais également économique, psychologique ou historique du pays de leur auteur. Lécrivain peut contribuer doublement au débat politique : premièrement, de par sa sensibilité aux mots, sa capacité à nommer les choses de manière précise. Lorsque les hommes politiques se mettent à « recycler » le langage afin de manipuler les citoyens, les écrivains sont là pour attirer lattention des gens sur ce genre de supercherie ; deuxièmement, les écrivains, par nature, voient chaque situation de points de vue différents. Si je devais écrire une histoire à partir de cet entretien, je lécrirais de votre point de vue, du mien, de celui des gens qui nous entourent Je vous imaginerais chez vous en train découter lenregistrement tel que votre chien ou votre chat vous perçoit. Lorsquon aborde des questions politiques, on sait bien quil ny a pas une histoire unique, une seule justice, une seule souffrance. Il y a tout un tas déléments inbriqués quil faut prendre en compte tous ensemble pour rappeler à nos concitoyens de ne pas se figer dans une seule histoire, leur rappeler quil existe des versions parallèles de cette histoire et que de lautre côté cest là le plus important il peut y avoir lennemi mais cet ennemi est également constitué de personnes, de personnes qui rêvent, qui ont peur, qui souffrent. Il y a tellement de choses chez lautre qui nous ressemblent et il est si facile de loublier et denfermer lautre dans un stéréotype, den faire un monstre, une entité abstraite. Mais pour le moment, les Israéliens napprécient guère cette figure de lécrivain éveilleur de consciences, probablement parce que la plupart des écrivains sont à gauche et lopinion populaire majoritairement à droite. Ils considèrent les écrivains comme des collaborateurs qui ont pactisé avec lennemi. Moi je dirais que mon travail peut sans doute profiter aux Palestiniens, mais cest surtout à nous les Israéliens quil peut faire du bien. Je voudrais également ajouter que je ne suis pas sûr que les écrivains comprennent mieux la politique que les menuisiers, les professeurs ou les conducteurs de taxi. En revanche, ils ont cette sensibilité au langage, cette flexibilité de point de vue et la conscience que lautre est toujours plus compliqué que ce que nous en percevons. Et puis vous savez, dans la tradition juive, les écrivains ont toujours joué un rôle important, que ce soit en politique ou dans la vie quotidienne. Lors du premier congrès sioniste à Bâle en 1897, sur les dix participants, six étaient écrivains. Par conséquent, je suis convaincu que nous avons un rôle à jouer. Nous ne verrons pas forcément le fruit immédiat de nos efforts. Parvenir à la paix prendra un long moment. Mais après tout cela nest pas très éloigné de ce que vivent les auteurs comme moi qui écrivent de longs romans. Nous sommes habitués à la frustration, au travail laborieux, à des réécritures incessantes avant darriver à un état satisfaisant du texte. Cest à ce titre que nous pouvons contribuer au processus de paix.
David Grossman : Cest tout dabord une situation de paralysie et de désespoir. Les deux camps sont aujourdhui dans une situation similaire à celle dun divorce sordide où chacun cherche à nuire à lautre, même au prix de sa propre destruction. La situation est paradoxale au sens où la solution est déjà connue. Chaque camp sait exactement en quoi elle consiste, chacun connaît les limites et les concessions que peut accorder lautre, et pourtant tous deux savèrent totalement incapables de faire les démarches nécessaires pour parvenir à cette solution. Si nous disposions aujourdhui, de part et dautre, de dirigeants courageux, je suis sûr quune majorité de gens des deux côtés soutiendrait des solutions politiques courageuses, voire généreuses. Mais le problème, cest que les personnes qui dictent aujourdhui dans chaque camp la politique à suivre sont les extrêmistes, et les plus modérées se trouvent prises en otages par ces extrémistes. Le 12 octobre, jai participé à une réunion dintellectuels et dhommes politiques israéliens et palestiniens à lissue de laquelle nous avons conclu un nouveau projet daccord de paix, la Déclaration de Genève (ou accord Beilin-Abed Rabbo, ndlr). Aussitôt cette initiative a fait lobjet dattaques de la part, dun côté, de membres du Hamas et des organisations islamistes, de lautre, du premier ministre israélien et de la droite. Cest pourquoi, je le crains, nous devons nous attendre à de nouveaux bains de sang, à de nouvelles phases de désespoir jusquà ce que nous réunissions suffisamment de forces chacun de notre côté pour faire le nécessaire afin de vivre en paix et de faire en sorte que chacune des deux sociétés vive enfin sa vie, la vie quelle mérite de vivre.
Dans un tel contexte, comment penser un retour de la gauche, des forces progressistes en Israël ? Comment leur renouveau est-il possible, pensable, et sur quels projets politiques peuvent et doivent-elles sappuyer pour arriver à cette solution politique que vous appelez de vos vux ?
Pour commencer, il ne reste pas grand chose de la gauche israélienne aujourdhui, car même si la majorité des Israéliens a soutenu les accords dOslo, à partir du moment où les Palestiniens ont eu recours aux attentats suicides, la plupart de mes concitoyens se sont mis à désespérer dune paix possible. Vous savez, une majorité dIsraéliens pense quen juillet 2000, à Camp David, le premier ministre Ehud Barak a fait aux Palestiniens des offres extrêmement généreuses. Ce qui nest pas faux : jusqualors aucun premier ministre israélien navait fait de telles promesses. Le problème, cest que ce nétait pas suffisant du point de vue palestinien. Si le président Arafat avait été plus clairvoyant sur le plan politique, au lieu dinciter aussitôt les territoires occupés à se lancer dans la deuxième Intifada, je suis persuadé quaujourdhui les Palestiniens seraient en possession de lEtat souverain et indépendant qui leur revient. Au début de la nouvelle Intifada, lorsquil y a eu ces actes terribles commis à lencontre des Israéliens, en particulier au moment du lynchage de deux soldats juifs à Ramallah, soudain la population israélienne, y compris les individus les plus modérés, ceux qui soutenaient le processus de paix, sest rendu compte que quand bien même Israël rendrait les territoires occupés, il aurait à faire face, malgré tout, à une haine profondément ancrée chez certains Arabes envers les Israéliens. Les gens ont commencé à penser que peut-être le retrait des territoires occupés ne mettrait pas un terme au conflit entre nous et les Arabes. Je ne crois pas, néanmoins, que lon puisse en rester là. Israël peut encore faire beaucoup de choses pour améliorer les relations entre Israéliens et Palestiniens, entre Israël et le monde arabe. Il y a des positions nuancées à lintérieur du monde arabe, y compris pour ce qui est de lattitude à adopter à légard dIsraël. Mais bien entendu, il est très difficile de défendre ces idées de paix, de concessions envers
les Palestiniens lorsque la vie de tous les jours est placée sous le signe de la terreur. Quand les gens ont peur, ils nont pas lénergie de tendre une main généreuse à
leur ennemi.
Pour en revenir à la stratégie politique que doit adopter la gauche israélienne, elle nest pas seulement politique, mais également sociale. En effet, Israël fait face à une crise sociale profonde, qui provient en grande partie des problèmes de sécurité actuels. Mais la gauche reste, aux yeux de la plupart des Israéliens, intimement liée aux débats internes à la société israélienne. Et cest la responsabilité de la gauche aujourdhui de commencer aussi à examiner les relations israélo-israëliennes et de ne pas sen tenir uniquement au conflit israélo-palestinien.
Vous voulez dire que la gauche serait aujourdhui tenue responsable de cette crise économique et sociale ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire comment elle réagit face aux attentats ?
Non la gauche nest pas tenue pour responsable, mais on lui reproche, à juste titre, me semble-t-il, de ne pas tenir compte de ces problèmes internes.
Pour ce qui est des attentats, jy ai fait allusion indirectement tout à lheure. Il y a une sorte daccord tacite général au sein de la population concernant le droit dIsraël à se défendre. Ce nest pas une affaire de point de vue politique, car les attentats suicides ont quelque chose de si cruel, de si inhumain que quelle que soit votre position sur léchiquier politique, à droite ou à gauche, cest leur dimension destructrice qui simpose à vous. Dailleurs, ils sont tout autant destructeurs pour le peuple palestinien. Toute société, comme la société palestinienne, qui idéalise ou glorifie des jeunes kamikazes en paye forcément le prix : elle se corrompt de lintérieur à partir du moment où elle se met à idéaliser ce type daction comme moyen de parvenir à ses fins. Certes, Israël a le droit de combattre le terrorisme, mais sil le combat uniquement par le recours à la force contre les terroristes, uniquement par lanéantissement de la société palestinienne, alors Israël ne peut quéchouer dans sa lutte. Cela ne peut quengendrer de nouvelles frustrations, du désespoir et de la terreur au sein de la population palestinienne.
La réflexion sociale que vous portez a-t-elle une chance dêtre reprise par la gauche israélienne ?
Oui, mais mon sentiment personnel, cest que nous devons dabord chercher à résoudre le problème essentiel, à savoir le conflit israëlo-palestinien, qui est la source de tous les autres problèmes daujourdhui. Lorsque cela sera fait, il sera alors temps pour nous de commencer à tourner nos regards vers lintérieur et de sattaquer à ce qui ne va pas. Et ce ne sont pas les problèmes qui manquent ! La paix est vitale pour Israël, car il y a tellement de problèmes qui ne sont pas traités à cause de linsécurité chronique dans laquelle nous vivons. On peut dire dans un sens quIsraël ne vit pas la vie quil pourrait vivre, il ne fait que survivre dune catastrophe à lautre. Mais ce nest pas suffisant. La vie ne peut se réduire à une simple survie.
Ny a-t-il pas un paradoxe à vouloir dabord attendre la paix pour pouvoir ensuite soccuper des problèmes sociaux et politiques auxquels est confronté Israël ? Comment peut-on arriver à une résolution du conflit si la société israélienne elle-même nest pas suffisamment stable sur ces plans ?
Cest une bonne question. Le problème daprès moi, cest que la gauche ou ce quil en reste, sest démenée pour trouver des moyens de résoudre les problèmes politiques. Nous continuons dailleurs à le faire. Le Déclaration de Genève en est la preuve. Nous aimerions que ce pacte puisse agir comme une onde de choc se propageant à tous les niveaux : dans chacun des deux pays, on verrait des gens qui soccuperaient de politique, dautres qui sattacheraient aux problèmes sociaux et économiques. Je crois sincèrement que le plus gros du travail a déjà été entamé sur le plan politique ; je suis persuadé que nous allons en voir les fruits, disons dans une dizaine dannées. Pour le reste, cest-à-dire le fait de sensibiliser davantage les individus aux problèmes sociaux, aux différences à lintérieur de la société israélienne, déduquer politiquement les divers éléments qui la composent, on peut seulement commencer à sy atteler, mais il faudra attendre encore des années avant dobtenir des résultats concrets. Il ny a toutefois aucune raison de sen affliger, mais peut-être que cela prendra encore une génération, celle de nos enfants, par exemple.
Pour revenir sur lurgence de cette paix, pourriez-vous nous présenter plus en détail le nouveau plan que vous venez de négocier avec les Palestiniens à Genève ?
Cet accord est unique au sens où il diffère radicalement de toutes les propositions faites précédemment. Tout dabord, cest le plus détaillé, au sens où il aborde précisément tous les points qui avaient été laissés de côté lors des précédentes négociations. Cest la première fois que les deux camps saccordent pour penser que cette proposition mettra un terme à tout ce qui oppose les deux peuples. Dans cet accord, nous acceptons le principe dune solution de deux Etats-nations indépendants qui se reconnaîtront mutuellement, dune évacuation massive des colonies, dune division de Jerusalem en deux parties, lune arabe à Jérusalem-Est, lautre juive à Jérusalem-Ouest. Les Palestiniens contrôleront le Mont du Temple ce qui est en soi une chose très difficile à accepter pour nous les juifs dIsraël en échange de quoi ils renonceront à lidée du droit au retour des réfugiés. De ce point de vue, cest vraiment un accord historique. Cest sans doute pourquoi les extrémistes des deux côtés se montrent aussi nerveux. Jamais jusqualors, les deux peuples navaient eu suffisamment de courage pour dire ouvertement, publiquement, quils sont prêts à faire ces concessions importantes et coûteuses afin de changer leur destiné, au lieu den être simplement les victimes.
Vous êtes une des personnalités israéliennes qui ont participé à lélaboration des négociations de Genève, comment votre engagement politique en tant quhomme de lettres est-il perçu en Israël ?
En Israël aujourdhui, tous les sujets qui ont trait à la politique sont controversés. Je défends certaines idées que la moitié des Israéliens naiment pas ou quils considèrent comme dangereuses pour le pays. Je crois pourtant quil y a suffisamment dIsraéliens qui se rendent compte que ce que je décris dans mes livres est le seul moyen de sortir du piège dans lequel nous sommes pris. Les opinions que jai exprimées aujourdhui sont très marginales et impopulaires en Israël, comme vous pouvez limaginer. Mais cela ne veut pas dire quelles soient mauvaises.
Tout livre un peu sérieux comporte une dimension politique. Les bons livres disent toujours quelque chose de la situation politique mais également économique, psychologique ou historique du pays de leur auteur. Lécrivain peut contribuer doublement au débat politique : premièrement, de par sa sensibilité aux mots, sa capacité à nommer les choses de manière précise. Lorsque les hommes politiques se mettent à « recycler » le langage afin de manipuler les citoyens, les écrivains sont là pour attirer lattention des gens sur ce genre de supercherie ; deuxièmement, les écrivains, par nature, voient chaque situation de points de vue différents. Si je devais écrire une histoire à partir de cet entretien, je lécrirais de votre point de vue, du mien, de celui des gens qui nous entourent Je vous imaginerais chez vous en train découter lenregistrement tel que votre chien ou votre chat vous perçoit. Lorsquon aborde des questions politiques, on sait bien quil ny a pas une histoire unique, une seule justice, une seule souffrance. Il y a tout un tas déléments inbriqués quil faut prendre en compte tous ensemble pour rappeler à nos concitoyens de ne pas se figer dans une seule histoire, leur rappeler quil existe des versions parallèles de cette histoire et que de lautre côté cest là le plus important il peut y avoir lennemi mais cet ennemi est également constitué de personnes, de personnes qui rêvent, qui ont peur, qui souffrent. Il y a tellement de choses chez lautre qui nous ressemblent et il est si facile de loublier et denfermer lautre dans un stéréotype, den faire un monstre, une entité abstraite. Mais pour le moment, les Israéliens napprécient guère cette figure de lécrivain éveilleur de consciences, probablement parce que la plupart des écrivains sont à gauche et lopinion populaire majoritairement à droite. Ils considèrent les écrivains comme des collaborateurs qui ont pactisé avec lennemi. Moi je dirais que mon travail peut sans doute profiter aux Palestiniens, mais cest surtout à nous les Israéliens quil peut faire du bien. Je voudrais également ajouter que je ne suis pas sûr que les écrivains comprennent mieux la politique que les menuisiers, les professeurs ou les conducteurs de taxi. En revanche, ils ont cette sensibilité au langage, cette flexibilité de point de vue et la conscience que lautre est toujours plus compliqué que ce que nous en percevons. Et puis vous savez, dans la tradition juive, les écrivains ont toujours joué un rôle important, que ce soit en politique ou dans la vie quotidienne. Lors du premier congrès sioniste à Bâle en 1897, sur les dix participants, six étaient écrivains. Par conséquent, je suis convaincu que nous avons un rôle à jouer. Nous ne verrons pas forcément le fruit immédiat de nos efforts. Parvenir à la paix prendra un long moment. Mais après tout cela nest pas très éloigné de ce que vivent les auteurs comme moi qui écrivent de longs romans. Nous sommes habitués à la frustration, au travail laborieux, à des réécritures incessantes avant darriver à un état satisfaisant du texte. Cest à ce titre que nous pouvons contribuer au processus de paix.