Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
par Frédéric Neyrat
Imprimer l'articlePourquoi ils ont toutes les raisons de se révolter
Retour sur les mobilisations étudiantes
« Luc Ferry, commentant cette journée de manifestations sur LCI, a souligné quil navait jamais cru vraiment à cette mobilisation parce quil me semble que les étudiants grévistes sont partis sur un mauvais dossier. Ils plaident contre lharmonisation des diplômes européens qui est une formidable chance y compris pour eux, a souligné le ministre de lEducation nationale.
Le dossier (des grévistes) étant mauvais et la réforme étant totalement bonne( ),
jétais convaincu que la raison lemporterait, a-t-il ajouté. »
Site internet de LCI, 28 novembre 2003.
Le dossier (des grévistes) étant mauvais et la réforme étant totalement bonne( ),
jétais convaincu que la raison lemporterait, a-t-il ajouté. »
Site internet de LCI, 28 novembre 2003.
écidément les étudiants sont butés et ingrats : telle est en
substance la réaction de Luc Ferry et du lobby des présidents modernisateurs, face à la montée des grèves dans les universités, contre les réformes, et spécialement contre celle du LMD.
Ainsi, ces étudiants au nom desquels on dit inlassablement faire les réformes (pour accroître leur réussite, pour faciliter leur insertion professionnelle, pour leur permettre de voyager dans toute lEurope), et qualors volontiers on flagorne, nont pas compris la générosité de ces intentions. Au lieu de louer les hérauts de la modernisation universitaire, ils tentent de freiner leur progression, tentative dautant plus vaine que la réforme, puisquelle est aussi européenne, ne pourra quadvenir.
Cette façon de présenter ainsi lalternative, lacceptation de la réforme ou le chaos universitaire, lieu commun constamment utilisé, quelle que soit la réforme, dit bien dans quelles conditions sest engagée la concertation. Et cest déjà ce volet, de la méthode, qui peut amener tout étudiant, têtu donc critique, à sinterroger sur les intentions de ceux qui disant vouloir faire leur bien, sautorisent à parler en leur nom.
Il y a un peu moins de dix ans, à lappui dune volonté réformatrice, on organisait des « Etats Généraux » (Bayrou) : lopération était étroitement contrôlée, mais au moins, témoignait-elle dun souci minimal des formes. Désormais, le « diagnostic partagé » sétablit dautant plus facilement, et dautant plus rapidement, que lon reste entre soi, entre modernisateurs, ceux du ministère dun côté, ceux des universités de lautre, tous déjà convertis à la réforme et à ses multiples bienfaits. Aucun débat véritable na été organisé avec lensemble de la communauté universitaire sur les objectifs et la logique du LMD (comme dailleurs, en son temps, sur le rapport Attali, qui en était la préfiguration). Et que dire de cette concertation, autour de lavant-projet de loi sur lautonomie, au mois de mai, à linitiative du ministre, au mois de septembre, sur la pression des présidents duniversité, si ce nest quelle a été express et intestine ?
Les étudiants (mais aussi les personnels), peuvent dès lors être légitimement dubitatifs sur la conception de la démocratie de ces modernisateurs qui donnent la priorité au renforcement du « gouvernement » des universités, cest-à-dire à un nouveau développement du « présidentialisme », vidant les conseils élus de leurs dernières prérogatives.
Les étudiants (et les personnels) ne peuvent que douter des intentions réelles dun Ministre et dun gouvernement, qui pour rassurer (ce qui semble vouloir dire pour eux « calmer le jobard »), tiennent des propos contradictoires dun jour sur lautre.
Le LMD ou lEurope
pour les « héritiers »
Ingrats, à légard de « leurs » modernisateurs, les étudiants seraient donc aussi butés, concentrant leurs attaques sur le « LMD », dont ils ne comprendraient pas le sens, criant au renard marchand, là où la réforme viserait seulement à consolider le service public.
Centrer la critique sur le « LMD » est pourtant particulièrement cohérent : réforme des études, réforme aussi des conditions dhabilitation, cest elle qui aura le plus de répercussions sur le quotidien des étudiants. Et les autres réformes, celle de lautonomie, celle des statuts de personnels, lui sont en réalité liées.
Le LMD viserait à faciliter la mobilité européenne, et internationale, des étudiants, leur permettant denrichir leur CV (le « supplément au diplôme » prévu par les arrêtés). Qui ne souscrirait au principe, à cette possibilité ouverte de pérégriner dans lEurope universitaire, multipliant les échanges ? Mais le retour à la réalité simpose rapidement pour la majorité des étudiants, et notamment ceux qui travaillent pour payer leurs études (entre 1/3 et la moitié dentre eux selon les sources). Rien de plus na été prévu pour financer cette mobilité que le programme européen Erasmus, soit une aide dérisoire de 100 euros par mois, la bourse, rappelle lagence européenne Socrates/
Leonardo nétant pas destinée à couvrir tous les frais (était-il besoin de le préciser ?). Dès lors, non financée, la mobilité européenne ne peut que creuser les inégalités sociales face à lenseignement supérieur et ce à deux niveaux : partiront à létranger les étudiants bien nés, la bourse Erasmus tenant alors lieu dargent de poche ; et ces mêmes étudiants héritiers bénéficieront de la valorisation différentielle de leur diplôme que permet ce détour par létranger.
Au nom de la nécessité dorganiser la mobilité dune minorité détudiants et sous ce rapport, la référence à luniversité médiévale est fondée , on restructure totalement ce qui est désormais symboliquement appelé « offre de formation » (expression qui connote, on en conviendra, le monde marchand). Certes, les cursus existants nont pas toujours toute la cohérence nécessaire ; et derrière lunité apparente des intitulés de diplômes, des inégalités majeures subsistent. Mais la réforme du LMD accentue un peu plus ces travers-là, car cette réforme, au-delà de ses justifications pédagogiques apparentes, est avant tout une réforme économique.
La pluridisciplinarité du pauvre.
Une réforme économique en ce quelle vise à re-concentrer la carte de formations au niveau national. Si les anciens diplômes sont appelés sans doute à subsister quelque temps (comme la dit Ferry, « tant que je serai ministre » ce qui est loin, on en conviendra, dêtre une garantie de pérennité), le LMD est une vaste remise en cause des habilitations. Toutes les universités sont bien loin dêtre assurées dobtenir les Masters et les Doctorats quelles demandent : les circulaires de la Direction des enseignements supérieurs, modèle de circonlocutions administratives, desquelles semblent ressortir cette déjà vieille idée (le rapport Attali) des pôles dexcellence, montre que toutes les universités et toutes les disciplines ne seront pas traitées de la même façon. Les petites disciplines et les petites universités, pour espérer obtenir les précieuses habilitations, sont enjointes à tous les regroupements (avec les universités proches, préfigurant la fusion des établissements envisagée dans le cadre de lavant-projet de loi de modernisation), à toutes les mutualisations. Cest la pluridisciplinarité du pauvre, par mise en commun des moyens dont on dispose localement, indépendamment de la cohérence intellectuelle et disciplinaire de lattelage
En dautres termes, pour beaucoup détudiants, ceux de ces petites (et tout est relatif en ce domaine) universités, notamment dans les disciplines de lettres et sciences humaines (et cest la raison aussi de leur plus forte mobilisation), lhorizon sera borné au niveau « L », à moins de se déplacer dans une autre université, ce que ne feront pas beaucoup des étudiants aujourdhui inscrits en maîtrise, compte tenu du coût et dautres obstacles, sociaux et culturels, à la mobilité. On observera que ces modernisateurs qui, dans les années 80, pour dautres raisons (un mixte daménagement du territoire et de considérations politicardes locales), multipliaient les délocalisations universitaires (au nom de ce que tous les étudiants ne pouvaient se déplacer jusquà la capitale régionale, en général lieu dimplantation de luniversité) font aujourdhui fi de ces difficultés, comme des difficultés encore accrues, de déplacement au niveau européen. La restriction de loffre de formation est une mesure clairement sélectionniste : faute davoir pu mettre en place ce barrage à lentrée de luniversité, ils essaient de le reconstituer au niveau du « M ».
Le LMD ou le financement
de lenseignement supérieur
par les usagers
Mais la réforme du LMD est aussi une réforme économique en ce quelle vise à réduire le coût des formations, en en appelant parallèlement au financement par lusager (ici létudiant et sa famille). Le « L » sera très fortement pluridisciplinaire, mais une fois de plus au mauvais sens du terme : un ensemble de « briques » (cest le terme utilisé par ces mauvais architectes du système éducatif pour désigner les unités denseignement) que les étudiants seront appelés à butiner dans les différentes universités, mais aussi en dehors (la validation des études et la validation des acquis permettant alors de den reconnaître léquivalence) au gré de son « parcours ». Flatterie maladroite de lego étudiant (on nétudie plus mais on construit son parcours) destinée à faire oublier que les contenus se délitent. Car le cadrage (les « parcours types ») est particulièrement lâche : même la norme de lheure denseignement saute, au profit des « ECTS », crédits européens censés permettre léquivalence des unités denseignement sur la base du travail que létudiant doit y consacrer. Le président de Lyon 2 explique ainsi la méthode de définition des nouveaux diplômes : « nous navons volontairement pas indiqué les horaires ni les fourchettes, puisque le système de crédits ne se définit pas par le nombre dheures de cours mais le travail fourni par les étudiants »11. On pourra en dautres termes réduire le nombre des heures denseignement sans remettre en cause la maquette ; et la tentation sera grande pour les gestionnaires du ministère et des universités Dautant quest posée léquivalence entre les enseignements « en présentiel » et les enseignements « internétisés » ou « cd-romisés ». De nombreuses universités ont déjà mis en place des expériences de campus numériques, proposant aux nouveaux étudiants les mêmes diplômes quen présentiel, mais cette fois à un quasi prix de marché (autour de 1500 euros au minimum), et non plus dispensés contre le versement de droits dinscription simples (environ 150 euros). Dans le cadre du LMD, lexpérience a toutes les chances de devenir la norme. Les heures denseignement, dispensées dans le cadre de la « formule à 150 euros » seront réduites : on proposera en sus aux étudiants des prestations individualisées, dûment tarifées ; luniversité restera bonne mère, accordant largement sa reconnaissance, tant aux étudiants qui seront restés dans le service public (mais marchand), pour les suppléments, quà ceux qui auront opté pour le privé. Tout se passera donc comme dans les autres secteurs où la marchandisation de la prestation et labandon du tarif de service public précèdent une éventuelle, et non indispensable par rapport à ce projet, privatisation. Les étudiants, butés et ingrats, ont peut-être encore la mémoire du ventre et se souviennent de laugmentation substantielle du tarif du ticket de CROUS intervenue au début des années 80 sous couvert d« individualisation » de la prestation : le prix du ticket navait pas bougé, mais ne donnait plus droit quau plat central dans les cafétérias « modernisées » Ce qui est en train de se passer avec le LMD est, analogiquement, du même ordre.
Les craintes des étudiants face à cette harmonisation européenne des diplômes quest le LMD seront encore renforcées sils partent pérégriner via internet sur les sites des institutions internationales, et notamment sur celui de la Commission européenne ou de lOCDE. Ils sapercevront alors que le « LMD » sinscrit dans une perspective plus large, celle de léducation et de la formation tout au long de la vie, guère réjouissante au-delà de lintitulé qui peut faussement faire penser au projet de Condorcet22. Ils découvriront que dans « la société de la connaissance » qui souvre, léducation continuée tout au long de la vie est une exigence, une éducation (ou une formation, la synonymie étant symbolique) conçue de façon très instrumentale, essentiellement comme transmission de compétences, en vue de développer « une professionnalisation durable » acquise, pas uniquement dans le système formel (lécole, luniversité) mais également dans le cadre dapprentissages non formels ou informels (via internet en particulier, naturellement à la charge de celui qui manipule la souris). Une éducation conçue, lorsquelle est de « niveau tertiaire » (lenseignement supérieur et lenseignement professionnel réunis) comme un investissement en capital humain (cela marque clairement linspiration libérale de ces idées) et qui, comme telle, doit être financée en partie par lusager, lEtat ne pouvant de toute façon pas « tout faire ». Le récent accord interprofessionnel du 21 septembre sur « la formation tout au long de la vie professionnelle », qui passera très prochainement dans la loi, institutionnalise la formation continue hors temps de travail et officialise le co-investissement ; le LMD va faire de même pour cette autre composante de lenseignement tertiaire quest lenseignement supérieur. On le voit, les étudiants ont encore bien des raisons de se mobiliser
(1) Séminaire de lagence de modernisation des universités et des établissements « La mise en place du LMD dans les universités françaises », 2 juillet 2003, document reprographié, opus cité p. 23
(2) Cf. Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur léducation et la formation tout au long de la vie, document reprographié (30 octobre 2000) ou OCDE, Lapprentissage tout au long de la vie : aspects économiques et financiers, OECD, 2001.
(2) Cf. Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur léducation et la formation tout au long de la vie, document reprographié (30 octobre 2000) ou OCDE, Lapprentissage tout au long de la vie : aspects économiques et financiers, OECD, 2001.