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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°48 [avril 2004 - juin 2004]
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Ubu Premier Ministre

UPM : toute ressemblance avec un sigle de parti politique bien connu est pure coïncidence.
Si Alfred Jarry était encore parmi nous, peut-être intitulerait-il sa célèbre pièce : « Ubu Premier Ministre ». On croyait n’avoir pas à revenir sur la question de la suppression d’un jour congé décidée pour éviter à l’avenir un nouveau coup de chaleur frappant les personnes âgées. On pensait que le ridicule de la mesure eût suffi à l’enterrer.2 On se trompait.



Errare humanum est, perseverare diabolicum



La force de l’erreur est de s’appuyer sur une vérité. Si l’on veut disposer de plus de richesses matérielles, il faut les produire et donc, à conditions techniques constantes, travailler davantage. Ubu P.M. a raison : seul le travail crée de la valeur économique supplémentaire que l’on peut ensuite distribuer. A part ça, Ubu P.M. « parle faux ».

Pour que les vieux, malades et handicapés puissent bénéficier de plus de soins, il faut affecter des capacités de travail à la production des biens et services dont ils ont besoin : des producteurs d’équipements et de médicaments, des médecins supplémentaires, des infirmiers et infirmières, toutes sortes de soignants, aide-soignants et autres accompagnateurs. La seule contrainte est que ces personnels soient préparés et disponibles. Le chômage est tel qu’on ne devrait pas trop avoir de difficultés à en trouver si des numerus clausus ne faisaient pas obstacle à leur formation et leur embauche.

Or, Ubu P.M. a décidé de faire travailler en priorité les Français qui ont déjà un emploi. Les faire travailler pour produire quoi ? Du soin ? Nenni : des voitures supplémentaires, de l’Airbus, des services bancaires, du transport par camion, des journaux publicitaires, des emballages en plastique, des hamburgers McDo, des téléphones portables 3e génération, et aussi un jour de classe et de distribution de courrier de plus pour les maîtres et pour les postiers, bref, toutes choses qui vont donner, on n’en doute pas, un peu plus à boire aux mourants de soif lors de la prochaine canicule ou une soupe chaude aux SDF qui grelottent l’hiver.

Ubu P.M. est un sage : il a omis de dire à la télé que tout ça ne servait à rien et il a martelé que ça permettait de dégager des ressources financières nouvelles pour, à la fin du compte, augmenter les personnels dont on a un besoin urgent et donc secourir les malheureux et faire preuve de solidarité à leur égard. Et il a raison. A une condition : que la production issue d’un jour de travail supplémentaire qui ne peut servir aux malheureux soit vendue aux heureux afin qu’on puisse en utiliser la recette ou au moins une partie de celle-ci. Pour que cette production soit vendue, il faut qu’il y ait des acheteurs. Or, la journée supplémentaire de travail ne sera pas payée aux travailleurs qui, on vient de le voir, font partie des heureux, trop heureux de travailler pour rien. Résultat : on estime qu’une journée de travail permet de produire théoriquement 0,45% de PIB en plus3 ; si l’on table sur la seule activité marchande, cet accroissement est ramené à 0,3%, soit environ 4,5 milliards d’euros par an ; mais tout cela reste à l’état de marchandises stockées et les ressources financières à l’état de virtualité si rien n’est vendu.4 Le comble du ridicule est atteint en voulant faire travailler un jour de plus les fonctionnaires dont la production, par définition, n’est pas vendue et dont on ne peut tirer évidemment aucune ressource financière supplémentaire, sauf à diminuer leur salaire mais au risque de renforcer une réaction en chaîne négative pour le reste de l’activité économique. En somme, Ubu P.M. ressuscite la corvée moyenâgeuse et invente donc, avec le salaire nul, le taux d’exploitation absolu, infini, de la force de travail.

La science d’Ubu P.M. s’arrête là : il ne comprend pas que la théorie libérale qui affirme que toute offre crée sa propre demande est fausse5. Ubu P.M. persiste en instaurant une cotisation sociale nouvelle dont devront s’acquitter les entreprises. Cette cotisation représentera 0,3% de leur masse salariale, soit environ 0,15% du PIB, c’est-à-dire 2,25 milliards d’euros par an. Si les entreprises vendaient le surcroît de production obtenu sans verser un euro de salaire, la moitié du gain de productivité

du travail serait une aubaine pour elles. Comme les entreprises risquent de n’avoir aucune recette supplémentaire à cause de la mévente, elles seront obligées soit d’amputer leurs profits, soit d’augmenter les prix et de rogner ainsi le pouvoir d’achat salarial, soit de baisser leurs coûts en licenciant. Le premier cas est peu probable car le Baron tapi dans l’ombre veille au grain. Le second aboutirait à un peu plus d’inflation qui dévaloriserait les recettes obtenues pour aider les malheureux, mais il est peu probable car les entreprises françaises craindraient une concurrence étrangère accrue dans une période où la récession menace ; s’il se produisait tout de même, la contraction de la demande dégénèrerait en récession certaine. Le troisième cas est le plus probable : à la suite de la réorganisation du travail visant à baisser les coûts, le chômage augmentera, et, au total, la journée de travail supplémentaire effectuée avec moins de travailleurs se soldera par une stagnation de la production. Ubu P.M. se retrouvera comme Perrette ayant cassé son pot de lait. Certes, la productivité du travail augmentera, mais avec un volume de travail réduit. C’est l’inverse de la RTT. L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a calculé que travailler un jour de plus risquait d’occasionner une perte de 30 000 emplois6. En effet, la décision d’Ubu P.M. équivaut à augmenter la durée du travail dans une période où le chômage connaît une recrudescence.



L’enfer du travail est pavé des bonnes intentions du capital



Ubu P.M. promet de réhabiliter le travail, vante les mérites de la « valeur travail » et fustige toute idée de travailler moins.7 A-t-il l’intention de redonner aux travailleurs une dignité mise à mal par 25 ans de précarité, de chômage et de politiques d’austérité ? La spécialité d’Ubu P.M. est de nommer une chose par son contraire. L’antiphrase est : réhabiliter le travail par la paupérisation du travailleur.8 Il s’est mis dans la tête d’obliger les chômeurs à accepter n’importe quel travail précaire et les salariés ayant un emploi à courber l’échine devant la précarisation de celui-ci.

La création d’un revenu minimum d’activité fait partie d’un plan mûri de longue date : réduire par tous les moyens le coût salarial. Pour cela, le père d’Ubu P.M. et Ubu P.M. lui-même ont accru progressivement les allègements de cotisations sociales (environ 19 milliards d’euros par an actuellement), ils ont inventé la prime pour l’emploi, sorte d’impôt négatif, maigre compensation des baisses d’impôts pour les riches, et ils mijotent un dispositif diabolique baptisé RMA qui mettra les chômeurs à disposition des employeurs pour environ 3 euros de l’heure, le reste du salaire de misère étant à la charge de la collectivité.

L’histoire se répète. Déjà au XIXe siècle, les aïeux d’Ubu P.M. qui siégeaient au Comité des forges refusaient que les enfants et les femmes travaillent moins de 12 ou 14 heures par jour. En 1936, ils s’étranglaient à l’idée d’accorder deux semaines de congés payés aux salariés qui n’avaient encore jamais vu la mer. Aujourd’hui, Ubu P.M. siffle tout le monde pour aller au travail, sauf les 10% de chômeurs nécessaires pour faire tenir tranquilles les 90% autres. Pourquoi toute la lignée d’Ubu P.M. est-elle à ce point hostile à la RTT à mesure que progresse la productivité du travail ?

Réduire le temps de travail proportionnellement à la progression de la productivité, sans que parallèlement ne baissent les salaires, oblige les entreprises qui veulent voir la part de leurs profits maintenue à intensifier le travail ou bien à embaucher. La loi des 35 heures leur a donné la possibilité de tirer parti de la première solution par une plus grande flexibilité exigée du travail. Mais elle a aussi permis de créer environ 350 000 emplois entre 1999 et 2002.

Fort bien conseillé par les experts de la baronnie, Ubu P.M. a compris que les salariés gagnaient sur tous les tableaux quand on diminuait le temps de travail sans intensifier le temps restant travaillé et sans baisser les salaires : plus de temps libre, moins de chômage et meilleur partage des revenus. Il s’attache donc à éliminer, sous les applaudissements de la cour, les derniers restes de la loi des 35 heures : le recours possible aux heures supplémentaires est passé de 130 heures à 180 par an ; les petites et moyennes entreprises auxquelles la loi avait accordé un délai pour passer aux 35 heures n’y passeront pas, écartant environ 7 millions de salariés du champ d’application de la loi. Et, pour couronner le tout, Ubu P.M. enclenche le mouvement inverse : l’ATT (augmentation du temps de travail), c’est-à-dire – et ce n’est qu’un début – un jour de plus par an.

Observons combien Ubu P.M. a le sens des mots. La rhétorique ubuéenne indique :

« Les entreprises auront le choix entre supprimer un jour férié ou un jour de RTT ». Quel est le sens caché de l’expression « supprimer un jour de RTT » ? Tout simplement ceci : la loi des 35 heures est si mal acceptée par la bourgeoisie qu’Ubu P.M. fait comme si la norme n’avait pas changé, comme si la durée légale de travail était restée à 39 heures par semaine et que chaque fois que les salariés débauchent plus tôt ou ne viennent pas travailler le mercredi ou le vendredi après-midi, ils « prennent leur RTT », telle une prime occasionnelle. L’effet pervers de cette rhétorique est que même un grand nombre de salariés ont intégré ce langage, dénaturant ainsi la portée de l’abaissement de la durée légale du travail. Dire « supprimer un jour de RTT » est habile car la mesure semble n’être que la suppression d’une prime indue, le retour à une norme autant intouchable qu’implacable : où irions-nous si nous nous mettions à envisager la possibilité de travailler moins pour produire moins de saletés et pour prendre le temps de penser aux aberrations d’Ubu P.M. et de construire un monde sans Ubu ?9



Un monde sans Ubu ne sera pas le paradis mais il deviendra respirable



Contre les arguties cyniques et grotesques d’Ubu P.M., la raison commande :

- de supprimer tous les jours fériés en semaine liés à la religion, en l’occurrence, en France, liés à la seule religion catholique : lundi de Pâques, Ascension, lundi de Pentecôte, 15 août, Toussaint, Noël ;10

- de remplacer ces jours par une semaine supplémentaire de congés payés ;

- d’inscrire dans la Constitution française et dans la future Constitution européenne le principe de la réduction du temps de travail parallèle à la hausse de la productivité du travail comme un droit fondamental de la personne humaine sans lequel le droit à l’emploi est impossible à satisfaire et sans lequel jamais aucun terme ne sera mis à la fuite en avant de la croissance économique perpétuelle.

A suivre…

(1) Ce texte fut écrit en décembre 2003, mais il est hélas toujours d’actualité. Dans la suite ininterrompue de démolitions sociales menées main dans la main par le Medef et le gouvernement Raffarin, il faut ajouter la remise en cause du droit de travail préconisée par le rapport Virville et la perte des allocations chômage pour 265 000 chômeurs depuis
le 1er janvier 2004. Voir http://harribey.u-bordeaux4.fr/
travaux/travail/travail-mal.pdf
(2)Voir B. Larsabal, « La pierre philosophale », Le Passant Ordinaire, n° 47, octobre-novembre 2003.
(3) Parce que 1 jour de plus sur 220 déjà ouvrés dans l’année = 0,45%.
(4) Même l’économiste T. Piketty, réputé de gauche bien qu’il ait soutenu la réforme Fillon des retraites, se trompe en supposant que la production supplémentaire sera vendue [« Jour férié : la double peine », Libération, 10 novembre 2003].
(5) C’est ce que les libéraux appellent la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say qui est à peu près à l’économie ce qu’est à l’astro-physique la croyance que le soleil tourne autour de la terre. (Voir J.-M. Harribey, La démence sénile du capital, Fragments d’économie critique, Bègles, Ed. du Passant, 2e édition, 2004).
(6) X. Timbeau, « Impact de la suppression d’un jour férié », Lettre de l’OFCE, Observations et diagnostics économiques, n°244, 24 octobre 2003. L’OFCE est un organisme officiel, guère subversif, politiquement correct, avec juste ce qu’il faut d’indépendance d’esprit pour être crédible et respectable. En 1999, son président s’opposait à la RTT des 35 heures…
(7) Alain Madelin a déclaré le 7 novembre 2003 sur France Inter : « D’accord pour travailler un jour de plus pour soi, mais pas pour l’Etat. » Il ne sait pas que personne ne travaille pour l’Etat puisque celui-ci redistribue toutes les cartes qu’il ramasse. Madelin tricheur jusque dans le poker menteur. Mais peut-être ne sait-il pas lire. Quand on dit que l’Etat ne redistribue pas assez, en voilà une preuve…
(8) Ubu P.M. peut partir tranquille, il aura des successeurs. Un rapport présenté par le député UMP Gilles Carrez propose de « Réhabiliter la valeur travail plutôt que l’impôt » en… amnistiant les capitaux qui sont allés s’abriter dans les paradis fiscaux s’ils reviennent [Le Monde, 2 décembre 2003]. Il fallait le trouver !
(9) La dynastie d’Ubu P.M. étend son règne aussi en Allemagne où l’on apprend que le patronat estime que la journée normale de travail est de 43 à 45 heures, voire 48 heures par semaine [Le Monde, 18 décembre 2003].
(10) En ces temps de renforcement des communautarismes, la proposition de la Commission Stasi d’instituer deux jours fériés dans l’Education nationale pour célébrer l’Aïd-el-Kébir et Yom Kippour est totalement contraire à la laïcité déjà bien ébranlée. La laïcité implique de renoncer à organiser le calendrier légal autour des fêtes religieuses, quelles qu’elles soient, et de laisser la liberté à chacun grâce à des jours de congé supplémentaires.

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