Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
Imprimer l'article© Passant n°45-46 [juin 2003 - septembre 2003]
Réhabiliter la normalité ?
Au vulgum pecus, un certain Romantisme opposait la figure du poète maudit. Et dexalter la mélancolie tenue pour la forme élective de la lucidité et la ressource ultime de la puissance créatrice. Avec le Surréalisme, cest la folie qui supplante la mélancolie par le foisonnement des formes de pensée quelle fait surgir et par son impertinence imprescriptible vis-à-vis du conformisme et de la raison. Nombre de psychiatres (comme Bonnafé) et de psychanalystes (comme Guattari), et pas seulement de philosophes (comme Foucault), ont emboîté le pas à cette critique plus ou moins systématisée de la normalité et se sont efforcés de révéler le génie de la folie quelle renvoie pour les uns à la psychose, pour les autres à la perversion cependant que la névrose, suspecte de trop de compromissions avec la normalité, sattirait plutôt la condescendance.
La normalité passe encore aujourdhui pour une figure plate identifiée au conformisme, voire pour la forme emblématique du crétinisme social ou, de façon plus savante, pour le synonyme de laliénation.
Critique de lintériorisation
Ce regard sur la normalité semble difficilement dissociable dune conception étiologique accordant à la normalisation une quasi toute-puissance. En amont de la normalité, il y a le déterminisme social des conduites et, entre les deux, lintériorisation, invoquée par la plupart des sociologues comme allant de soi. Lintériorisation de la domination, en vérité, a bon dos ! Car à partir de la clinique, rien ne paraît plus difficile que lintériorisation dune contrainte venant de lextérieur. La subjectivité se fait dabord connaître au clinicien comme une réserve inépuisable de résistances, aussi bien volontaires quinconscientes, au réel. La simplicité, voire le simplisme de la notion dintériorisation, est peut-être liée à un défaut méthodologique et théorique qui consiste à vouloir rendre compte dun face à face direct entre le sujet faible par sa solitude et la société forte par son nombre et ses institutions. Face à face qui se donne pour un rapport foncièrement inégal. Mieux vaudrait, pour investiguer ce rapport de forces, létudier dans les situations concrètes où se joue la mise à lépreuve de la subjectivité par la domination. Beaucoup de situations peuvent être sollicitées par le chercheur en sciences sociales, mais elles nont pas toutes le même pouvoir de révélation. Pour des raisons qui ne peuvent pas être explicitées ici, le rapport au travail est considéré par un certain nombre de chercheurs comme la situation clef. Le rapport au travail est un opérateur dintelligibilité unique pour comprendre comment se forment et se transforment les rapports sociaux de domination dune part, les rapports entre hommes et femmes dautre part, les rapports entre santé et maladie enfin. Le travail, en effet, génère de plus en plus de pathologies, en particulier mentales, dans la période récente. Mais il est aussi un médiateur irremplaçable de la santé : beaucoup de nos semblables doivent leur santé mentale à leur rapport avec le travail. Il nest quà se pencher sur la morbidité psychopathologique de ceux qui en sont privés pour sen convaincre. Si le travail passe pour un malheur socialement généré, il y a pire encore : le chômage. Cest tout lintérêt du travail pour notre discussion. Pathologie, aliénation, normalité, intériorisation ou réappropriation, tous ces concepts peuvent, grâce à lépreuve du travail, êtres testés, cliniquement.
On nous dit que « lhomme souffrant est peut-être plus sain que lhomme en bonne santé ». Il ny a pas de place ici pour un « peut-être », tout simplement parce que la santé nexiste pas. La plupart des hommes et des femmes sont porteurs de plusieurs pathologies chroniques : dents pourries, yeux bigleux, eczéma ou urticaire, hypertension artérielle ou arthrose, migraines ou insomnies, dépendances alcoolo-tabagiques et autres, ou obésité avec hyperlipidémie, etc. Même les champions sportifs sont transformés en cornues à médicaments.
La santé nest pas un cadeau de la nature, cest un idéal. Elle indique, au mieux, un
but, elle sert dorientation aux conduites hygiéno-diététiques. Dans cette perspective, la normalité apparaît comme un compromis entre les maladies physiques et mentales, lorsquun individu parvient à maintenir, malgré ces dernières et entre leurs poussées évolutives, un équilibre plus ou moins bien compensé.
Une fois la problématique de lintériorisation retournée en son contraire, la normalité apparaît comme foncièrement énigmatique. Elle nest assurément rien de moins quune conquête : un compromis, moins décoratif que la santé, certes, mais un compromis acceptable et vivable tout de même. Encore convient-t-il dy insister, il sagit toujours dun résultat précaire qui est constam-ment à reconquérir jusquà ce quà la fin, on perde la partie : ne devons-nous pas tous trépasser ?
La question se déplace : comment font la plupart de nos semblables pour ne pas basculer dans la maladie mentale, voire somatique, malgré les contraintes qui sexercent sur la subjectivité et risquent de la faire voler en éclats ?
Déterminisme, enfance et subjectivité
Remettre en cause lintériorisation ne consiste pas à récuser le déterminisme social des conduites, mais à mettre en doute que son pouvoir procède dun passage direct de lextérieur vers lintérieur. Prenons pour exemple les contraintes liées au genre. Le genre commence par une assignation, si lon admet cette notion proposée par ceux qui ont inventé le concept de genre (Money repris ensuite par Stoller). Assignation faite à lenfant par les adultes avec la déclaration du prénom et de létat civil. Or, en dépit de cette assignation, certains sujets ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné : les transsexuels. Cest quentre lassignation de genre et lidentité de genre sintercale tout le travail psychique propre à chaque enfant qui consiste à interpréter ou à traduire si lon reprend la conception de Laplanche ce message adressé par les adultes à lenfant. Soit ! On ma assigné le genre mâle. Mais que veut dire : être un homme ? Entre les manuvres exercées sur lenfant par le socius (les proches), par lécole, dès les premières classes et par les rapports sociaux de travail, dun côté, et ce quen fera chaque sujet, de lautre, il y a toute lépaisseur des efforts déployés pour penser cette assignation et lui trouver sa version personnelle. Et lon sait que ces efforts peuvent laisser derrière eux une souffrance se prolongeant tout au long de la vie par une difficulté à se forger une identité sexuelle stable. A lintériorisation passive et imparable des contraintes objectives, mieux vaut substituer lanalyse des vicissitudes de la pensée qui cherche le chemin de lappropriation.
Il y a aussi, outre le déterminisme social, le déterminisme biologique des conduites. Quand bien même lêtre humain serait un animal dénaturé et il lest assurément cette dénaturation, elle aussi, est une source ininterrompue de difficultés. Car la dénaturation nest pas le résultat dun processus passivement subi. Comment saffranchir des contraintes de lauto-conservation, des instincts et de la dictature des fonctions physiologiques sur le comportement ? Cest en ces termes que se pose la question de la dénaturation : comme une conquête, une fois de plus. Et cette dernière passe par des opérations complexes dont les principales étapes se jouent une fois encore dans la première enfance. Chaque enfant les franchit à sa façon, en fonction du maniement de son corps par les adultes, dune part et de son propre talent à lui pour se le réapproprier, dautre part. Dans le meilleur des cas, lenfant parvient au long de ce processus à se construire un deuxième corps, obtenu par dérivation, ou subversion, du premier corps (le corps physiologique) : ce deuxième corps, celui quon habite, celui qui éprouve les affects et les sentiments à commencer par la souffrance celui qui est engagé dans le rapport à lautre pour mettre en scène ce qui séprouve en soi et le rendre intelligible à autrui, ce deuxième corps qui sera en fin de compte au rendez-vous du corps à corps de lamour, on lui donne le nom de corps érogène. Mais, on laura compris, tout le monde ne sort pas de cette aventure de façon égale et certains dentre nous ne peuvent pas éprouver de plaisir, parce que ce corps est sorti amputé, atrophique, de lenfance. Ce seront soit des maladroits chroniques dans les gestes de la vie quotidienne aussi bien que dans le travail, soit des sujets souffrant dune difficulté itérative à éprouver affectivement et à sentir la vie en soi, voire des sujets frappés dimpuissance ou de frigidité sexuelle.
Enfin, outre le déterminisme social et le déterminisme biologique des conduites, il y a le déterminisme « familial », cest-à-dire ce qui est le plus directement en rapport avec linconscient sexuel des adultes : ce qui, du monde sexuel des adultes, donne naissance à linconscient sexuel refoulé de lenfant, cest-à-dire sa sexualité infantile dune part, sa fidélité aux attentes de ses parents à son égard dautre part, qui confine souvent à une capture altérant durablement lautonomie subjective de lenfant. Cet inconscient est à son tour à lorigine dun déterminisme avec lequel il nest pas toujours facile de composer dans tous les actes de la vie ordinaire. En témoignent les actes manqués et les symptômes psychopathologiques.
Deux conséquences peuvent être tirées de cette description sommaire :
- La subjectivité, pour advenir et perdurer, doit composer avec ces trois types de détermination qui tendent constamment à lécarteler et à la morceler, avec, au bout, le risque de la maladie mentale. Se construire une identité pour ne pas devenir fou et demeurer dans la normalité nest pas une sinécure. Et cela passe, nolens, volens, par la contrainte à penser, à expérimenter et à choisir. Le résultat nest pas la conséquence dune simple intériorisation. A chacun de chercher et de trouver sa voie vers la normalité.
- Tous ces déterminismes convergent dabord sur un enfant, cest-à-dire quavant dêtre un adulte, il a fallu être un enfant, ce quignorent superbement tant la théorie sociale que la théorie de laction. Et cet enfant est bel et bien, à travers ses multiples transformations, toujours vivant dans ladulte, et cest avec lui que tout déterminisme social ou politique doit compter. Cet enfant nest pas toujours et constamment imaginatif et impertinent. Il est parfois enclin à la soumission, il peut aussi être fragile, de sorte que les rapports sociaux de domination ont vite fait de le renvoyer à ses impasses et de le pousser vers la décompensation psychopathologique. La normalité de ladulte se compose à partir du génie, mais aussi de la faiblesse de lenfant qui perdure en lui. Cest-à-dire dun mixte complexe de rétivité et de consentement à « lintériorisation ».
Subjectivité et domination
dans le monde des adultes
Identité de genre, corps érogène et inconscient, toute cette construction de lenfance devra un jour être mise à lépreuve de la rencontre avec la domination. Dans le monde des adultes, cette rencontre passe toujours, à un moment ou à un autre, par le travail. Dabord par la recherche dun emploi, ensuite par laffrontement aux rapports sociaux dans le travail lui-même. Penser seul est incontestablement ce quil y a de plus difficile, voire dimpossible. Cest le fait des héros. Pour les êtres ordinaires, il faut en passer par la confrontation de sa pensée à la pensée des autres. Le travail, à supposer que soit résolu le problème de lemploi sinon, la partie devient très difficile à jouer est une occasion unique de mettre sa propre capacité de penser à lépreuve : non seulement à lépreuve du réel du monde réussir à produire quelque chose en dépit des résistances quopposent la matérialité du monde objectif dune part, la domination sociale, dautre part, les pièges tendus par son propre inconscient, enfin mais aussi à lépreuve de la pensée, de lopinion, voire du jugement des autres.
Si le travail peut générer le pire laliénation de la capacité de penser, comme dans le travail répétitif sous contrainte de temps il peut aussi être une chance magnifique : celle de se confronter à soi dabord, de rencontrer autrui qui se bat aussi avec le réel, ensuite.
La lutte pour la normalité accède ici à un degré supérieur. Car travailler ce nest pas, en règle, une activité strictement solipsiste. On travaille pour quelquun : pour un chef, pour ses subordonnés, pour des clients ou des usagers. De surcroît, travailler exige de saccorder avec les autres. La prescription du « travailler ensemble », cest la coordination. Mais elle ne fonctionne pas si lon sen tient à exécuter strictement les consignes. Il faut réajuster ces dernières collectivement ; ainsi passe-t-on de la coordination à la coopération. Ladite coopération ne va pas de soi. Elle passe par la négociation collective des façons de travailler. Surgissent inévitablement des litiges et des conflits. La coopération repose sur la résolution de ces derniers, ce qui suppose dexprimer et de défendre son point de vue mais aussi découter et dentendre celui des autres. Dans le meilleur des cas, on parvient ainsi à forger des accords, puis des accords normatifs, et enfin des règles de travail, voire des règles de métier. Travailler implique donc une activité déontique. La normalité, puisque cest elle que nous cherchons à cerner, suppose dans le travail dapporter sa contribution à lactivité normative. On peut facilement montrer que ces accords ne sont jamais uniquement fondés sur des arguments techniques et quils
engagent la dimension du vivre ensemble. Apporter ma contribution à lactivité déontique, ce nest pas seulement chercher à faire passer les normes qui me conviennent à moi pour négocier mon rapport subjectif au travail, avec tout ce quil véhicule de mon histoire, de ma vie et de mon enfance. Cest aussi participer à la formation dun milieu propice à lajustement du rapport subjectif au travail, des autres. Sinon il ne faut pas espérer de compromis rationnel. De sorte que tout ce qui est mobilisé par cette activité déontique vise dun même coup ma propre lutte pour la normalité et celle des autres. Cest dans ce creuset aussi que se forgent la reconnaissance par les pairs et la solidarité. Toute cette dimension du travail exige un intense effort. Les règles ne sont pas données de lextérieur. Elles se construisent. Et si ces efforts échouent, labsence de règles génère le chacun pour soi, hautement délétère pour la santé mentale. Insister sur ces processus complexes, cest une fois encore montrer toute la difficulté de la lutte pour la normalité qui, en fin de compte, passe par la recherche dune entente entre le singulier et le collectif.
Normalité et politique
Difficile et risquée, certes, cette conquête dans le travail des conditions propices à la construction de la normalité est pourtant dune importance capitale au regard de la santé mentale. La construction de lidentité qui constitue larmature de la santé mentale se déploie, en effet, dans deux mondes : le monde intime et le monde social. Laccom-plissement de soi dans le champ érotique passe principalement par lamour. Laccom-plissement de soi dans le monde social passe principalement par le travail. Or nombreux sont ceux qui sortent meurtris de leur enfance, avec une identité incertaine. Le travail est pour eux une deuxième chance : obtenir, en retour de la contribution quils apportent à la société, une rétribution symbolique majeure : la reconnaissance, grâce à laquelle la souffrance peut être transformée en plaisir ; celui de laccroissement de lidentité. Beaucoup dhommes et de femmes souffrent dune vie amoureuse peu satisfaisante. Le travail est alors, souvent, le médiateur irremplaçable de la lutte contre la dépression et la maladie mentale. Il se pourrait quen fin de compte le rapport au travail soit plus efficient que lamour pour construire sa santé. Et ceci en dépit des obstacles que le travail oppose à la subjectivité, y compris la domination. Nest-ce pas grâce au travail que les femmes sémancipent de la domination des hommes ?
La normalité est une conquête. Elle passe à la fois par la mobilisation des talents personnels et par une contribution au renouvellement du vivre ensemble. Cest pourquoi il est juste de considérer que ceux et celles qui parviennent à demeurer dans la normalité en dépit des obstacles quils rencontrent ont tout de même du mérite.
Certes, la normalité ne saurait pour autant être érigée en idéal ou en modèle. Ce nest pas une raison suffisante pour cultiver le mépris à légard de la normalité. Car ce serait renvoyer ceux que font vaciller la souffrance au travail ou ce que daucuns en particulier Emmanuel Renault décrivent sous le nom de « souffrance sociale », à une impasse communicationnelle, cest-à-dire à une solitude qui les pousse encore davantage dans la voie de laliénation.
De fait, les conditions du vivre ensemble dans le travail sont menacées par les nouvelles formes dorganisation du travail, de gestion et de management. La peur de la précarisation et ses effets délétères, aussi bien que les nouvelles pathologies qui affectent une part de ceux qui bénéficient dun emploi stable, en sont les conséquences.
Si lon accepte de prendre au sérieux ce quimplique une réflexion sur la normalité, alors on devra admettre que penser politiquement notre devenir dans les sociétés comme la nôtre devrait prendre pour un de ses axes essentiels laction visant à réenchanter le travail. Et lon devrait se méfier de tous ces prophètes qui nous promettent le bonheur lorsquon se sera débarrassé de la valeur associée au travail quand ils ne nous annoncent pas la fin prochaine du travail.
Le travail, cest vrai, peut générer laliénation. Mais il peut aussi être le médiateur, insubstituable, de lémancipation. Cela dépend de notre capacité à penser le rapport entre subjectivité et travail et à en assumer les implications politiques. Lorganisation du travail est un problème majeur parce que cest delle que dépend, dans la vie ordinaire, la possibilité darticuler subjectivité singulière et rapports sociaux de domination et démancipation. A faire limpasse sur ce problème, la pensée politique se coupe de la vie ordinaire des hommes, des femmes et des enfants, au risque de perdre son rapport avec le réel.
La normalité passe encore aujourdhui pour une figure plate identifiée au conformisme, voire pour la forme emblématique du crétinisme social ou, de façon plus savante, pour le synonyme de laliénation.
Critique de lintériorisation
Ce regard sur la normalité semble difficilement dissociable dune conception étiologique accordant à la normalisation une quasi toute-puissance. En amont de la normalité, il y a le déterminisme social des conduites et, entre les deux, lintériorisation, invoquée par la plupart des sociologues comme allant de soi. Lintériorisation de la domination, en vérité, a bon dos ! Car à partir de la clinique, rien ne paraît plus difficile que lintériorisation dune contrainte venant de lextérieur. La subjectivité se fait dabord connaître au clinicien comme une réserve inépuisable de résistances, aussi bien volontaires quinconscientes, au réel. La simplicité, voire le simplisme de la notion dintériorisation, est peut-être liée à un défaut méthodologique et théorique qui consiste à vouloir rendre compte dun face à face direct entre le sujet faible par sa solitude et la société forte par son nombre et ses institutions. Face à face qui se donne pour un rapport foncièrement inégal. Mieux vaudrait, pour investiguer ce rapport de forces, létudier dans les situations concrètes où se joue la mise à lépreuve de la subjectivité par la domination. Beaucoup de situations peuvent être sollicitées par le chercheur en sciences sociales, mais elles nont pas toutes le même pouvoir de révélation. Pour des raisons qui ne peuvent pas être explicitées ici, le rapport au travail est considéré par un certain nombre de chercheurs comme la situation clef. Le rapport au travail est un opérateur dintelligibilité unique pour comprendre comment se forment et se transforment les rapports sociaux de domination dune part, les rapports entre hommes et femmes dautre part, les rapports entre santé et maladie enfin. Le travail, en effet, génère de plus en plus de pathologies, en particulier mentales, dans la période récente. Mais il est aussi un médiateur irremplaçable de la santé : beaucoup de nos semblables doivent leur santé mentale à leur rapport avec le travail. Il nest quà se pencher sur la morbidité psychopathologique de ceux qui en sont privés pour sen convaincre. Si le travail passe pour un malheur socialement généré, il y a pire encore : le chômage. Cest tout lintérêt du travail pour notre discussion. Pathologie, aliénation, normalité, intériorisation ou réappropriation, tous ces concepts peuvent, grâce à lépreuve du travail, êtres testés, cliniquement.
On nous dit que « lhomme souffrant est peut-être plus sain que lhomme en bonne santé ». Il ny a pas de place ici pour un « peut-être », tout simplement parce que la santé nexiste pas. La plupart des hommes et des femmes sont porteurs de plusieurs pathologies chroniques : dents pourries, yeux bigleux, eczéma ou urticaire, hypertension artérielle ou arthrose, migraines ou insomnies, dépendances alcoolo-tabagiques et autres, ou obésité avec hyperlipidémie, etc. Même les champions sportifs sont transformés en cornues à médicaments.
La santé nest pas un cadeau de la nature, cest un idéal. Elle indique, au mieux, un
but, elle sert dorientation aux conduites hygiéno-diététiques. Dans cette perspective, la normalité apparaît comme un compromis entre les maladies physiques et mentales, lorsquun individu parvient à maintenir, malgré ces dernières et entre leurs poussées évolutives, un équilibre plus ou moins bien compensé.
Une fois la problématique de lintériorisation retournée en son contraire, la normalité apparaît comme foncièrement énigmatique. Elle nest assurément rien de moins quune conquête : un compromis, moins décoratif que la santé, certes, mais un compromis acceptable et vivable tout de même. Encore convient-t-il dy insister, il sagit toujours dun résultat précaire qui est constam-ment à reconquérir jusquà ce quà la fin, on perde la partie : ne devons-nous pas tous trépasser ?
La question se déplace : comment font la plupart de nos semblables pour ne pas basculer dans la maladie mentale, voire somatique, malgré les contraintes qui sexercent sur la subjectivité et risquent de la faire voler en éclats ?
Déterminisme, enfance et subjectivité
Remettre en cause lintériorisation ne consiste pas à récuser le déterminisme social des conduites, mais à mettre en doute que son pouvoir procède dun passage direct de lextérieur vers lintérieur. Prenons pour exemple les contraintes liées au genre. Le genre commence par une assignation, si lon admet cette notion proposée par ceux qui ont inventé le concept de genre (Money repris ensuite par Stoller). Assignation faite à lenfant par les adultes avec la déclaration du prénom et de létat civil. Or, en dépit de cette assignation, certains sujets ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné : les transsexuels. Cest quentre lassignation de genre et lidentité de genre sintercale tout le travail psychique propre à chaque enfant qui consiste à interpréter ou à traduire si lon reprend la conception de Laplanche ce message adressé par les adultes à lenfant. Soit ! On ma assigné le genre mâle. Mais que veut dire : être un homme ? Entre les manuvres exercées sur lenfant par le socius (les proches), par lécole, dès les premières classes et par les rapports sociaux de travail, dun côté, et ce quen fera chaque sujet, de lautre, il y a toute lépaisseur des efforts déployés pour penser cette assignation et lui trouver sa version personnelle. Et lon sait que ces efforts peuvent laisser derrière eux une souffrance se prolongeant tout au long de la vie par une difficulté à se forger une identité sexuelle stable. A lintériorisation passive et imparable des contraintes objectives, mieux vaut substituer lanalyse des vicissitudes de la pensée qui cherche le chemin de lappropriation.
Il y a aussi, outre le déterminisme social, le déterminisme biologique des conduites. Quand bien même lêtre humain serait un animal dénaturé et il lest assurément cette dénaturation, elle aussi, est une source ininterrompue de difficultés. Car la dénaturation nest pas le résultat dun processus passivement subi. Comment saffranchir des contraintes de lauto-conservation, des instincts et de la dictature des fonctions physiologiques sur le comportement ? Cest en ces termes que se pose la question de la dénaturation : comme une conquête, une fois de plus. Et cette dernière passe par des opérations complexes dont les principales étapes se jouent une fois encore dans la première enfance. Chaque enfant les franchit à sa façon, en fonction du maniement de son corps par les adultes, dune part et de son propre talent à lui pour se le réapproprier, dautre part. Dans le meilleur des cas, lenfant parvient au long de ce processus à se construire un deuxième corps, obtenu par dérivation, ou subversion, du premier corps (le corps physiologique) : ce deuxième corps, celui quon habite, celui qui éprouve les affects et les sentiments à commencer par la souffrance celui qui est engagé dans le rapport à lautre pour mettre en scène ce qui séprouve en soi et le rendre intelligible à autrui, ce deuxième corps qui sera en fin de compte au rendez-vous du corps à corps de lamour, on lui donne le nom de corps érogène. Mais, on laura compris, tout le monde ne sort pas de cette aventure de façon égale et certains dentre nous ne peuvent pas éprouver de plaisir, parce que ce corps est sorti amputé, atrophique, de lenfance. Ce seront soit des maladroits chroniques dans les gestes de la vie quotidienne aussi bien que dans le travail, soit des sujets souffrant dune difficulté itérative à éprouver affectivement et à sentir la vie en soi, voire des sujets frappés dimpuissance ou de frigidité sexuelle.
Enfin, outre le déterminisme social et le déterminisme biologique des conduites, il y a le déterminisme « familial », cest-à-dire ce qui est le plus directement en rapport avec linconscient sexuel des adultes : ce qui, du monde sexuel des adultes, donne naissance à linconscient sexuel refoulé de lenfant, cest-à-dire sa sexualité infantile dune part, sa fidélité aux attentes de ses parents à son égard dautre part, qui confine souvent à une capture altérant durablement lautonomie subjective de lenfant. Cet inconscient est à son tour à lorigine dun déterminisme avec lequel il nest pas toujours facile de composer dans tous les actes de la vie ordinaire. En témoignent les actes manqués et les symptômes psychopathologiques.
Deux conséquences peuvent être tirées de cette description sommaire :
- La subjectivité, pour advenir et perdurer, doit composer avec ces trois types de détermination qui tendent constamment à lécarteler et à la morceler, avec, au bout, le risque de la maladie mentale. Se construire une identité pour ne pas devenir fou et demeurer dans la normalité nest pas une sinécure. Et cela passe, nolens, volens, par la contrainte à penser, à expérimenter et à choisir. Le résultat nest pas la conséquence dune simple intériorisation. A chacun de chercher et de trouver sa voie vers la normalité.
- Tous ces déterminismes convergent dabord sur un enfant, cest-à-dire quavant dêtre un adulte, il a fallu être un enfant, ce quignorent superbement tant la théorie sociale que la théorie de laction. Et cet enfant est bel et bien, à travers ses multiples transformations, toujours vivant dans ladulte, et cest avec lui que tout déterminisme social ou politique doit compter. Cet enfant nest pas toujours et constamment imaginatif et impertinent. Il est parfois enclin à la soumission, il peut aussi être fragile, de sorte que les rapports sociaux de domination ont vite fait de le renvoyer à ses impasses et de le pousser vers la décompensation psychopathologique. La normalité de ladulte se compose à partir du génie, mais aussi de la faiblesse de lenfant qui perdure en lui. Cest-à-dire dun mixte complexe de rétivité et de consentement à « lintériorisation ».
Subjectivité et domination
dans le monde des adultes
Identité de genre, corps érogène et inconscient, toute cette construction de lenfance devra un jour être mise à lépreuve de la rencontre avec la domination. Dans le monde des adultes, cette rencontre passe toujours, à un moment ou à un autre, par le travail. Dabord par la recherche dun emploi, ensuite par laffrontement aux rapports sociaux dans le travail lui-même. Penser seul est incontestablement ce quil y a de plus difficile, voire dimpossible. Cest le fait des héros. Pour les êtres ordinaires, il faut en passer par la confrontation de sa pensée à la pensée des autres. Le travail, à supposer que soit résolu le problème de lemploi sinon, la partie devient très difficile à jouer est une occasion unique de mettre sa propre capacité de penser à lépreuve : non seulement à lépreuve du réel du monde réussir à produire quelque chose en dépit des résistances quopposent la matérialité du monde objectif dune part, la domination sociale, dautre part, les pièges tendus par son propre inconscient, enfin mais aussi à lépreuve de la pensée, de lopinion, voire du jugement des autres.
Si le travail peut générer le pire laliénation de la capacité de penser, comme dans le travail répétitif sous contrainte de temps il peut aussi être une chance magnifique : celle de se confronter à soi dabord, de rencontrer autrui qui se bat aussi avec le réel, ensuite.
La lutte pour la normalité accède ici à un degré supérieur. Car travailler ce nest pas, en règle, une activité strictement solipsiste. On travaille pour quelquun : pour un chef, pour ses subordonnés, pour des clients ou des usagers. De surcroît, travailler exige de saccorder avec les autres. La prescription du « travailler ensemble », cest la coordination. Mais elle ne fonctionne pas si lon sen tient à exécuter strictement les consignes. Il faut réajuster ces dernières collectivement ; ainsi passe-t-on de la coordination à la coopération. Ladite coopération ne va pas de soi. Elle passe par la négociation collective des façons de travailler. Surgissent inévitablement des litiges et des conflits. La coopération repose sur la résolution de ces derniers, ce qui suppose dexprimer et de défendre son point de vue mais aussi découter et dentendre celui des autres. Dans le meilleur des cas, on parvient ainsi à forger des accords, puis des accords normatifs, et enfin des règles de travail, voire des règles de métier. Travailler implique donc une activité déontique. La normalité, puisque cest elle que nous cherchons à cerner, suppose dans le travail dapporter sa contribution à lactivité normative. On peut facilement montrer que ces accords ne sont jamais uniquement fondés sur des arguments techniques et quils
engagent la dimension du vivre ensemble. Apporter ma contribution à lactivité déontique, ce nest pas seulement chercher à faire passer les normes qui me conviennent à moi pour négocier mon rapport subjectif au travail, avec tout ce quil véhicule de mon histoire, de ma vie et de mon enfance. Cest aussi participer à la formation dun milieu propice à lajustement du rapport subjectif au travail, des autres. Sinon il ne faut pas espérer de compromis rationnel. De sorte que tout ce qui est mobilisé par cette activité déontique vise dun même coup ma propre lutte pour la normalité et celle des autres. Cest dans ce creuset aussi que se forgent la reconnaissance par les pairs et la solidarité. Toute cette dimension du travail exige un intense effort. Les règles ne sont pas données de lextérieur. Elles se construisent. Et si ces efforts échouent, labsence de règles génère le chacun pour soi, hautement délétère pour la santé mentale. Insister sur ces processus complexes, cest une fois encore montrer toute la difficulté de la lutte pour la normalité qui, en fin de compte, passe par la recherche dune entente entre le singulier et le collectif.
Normalité et politique
Difficile et risquée, certes, cette conquête dans le travail des conditions propices à la construction de la normalité est pourtant dune importance capitale au regard de la santé mentale. La construction de lidentité qui constitue larmature de la santé mentale se déploie, en effet, dans deux mondes : le monde intime et le monde social. Laccom-plissement de soi dans le champ érotique passe principalement par lamour. Laccom-plissement de soi dans le monde social passe principalement par le travail. Or nombreux sont ceux qui sortent meurtris de leur enfance, avec une identité incertaine. Le travail est pour eux une deuxième chance : obtenir, en retour de la contribution quils apportent à la société, une rétribution symbolique majeure : la reconnaissance, grâce à laquelle la souffrance peut être transformée en plaisir ; celui de laccroissement de lidentité. Beaucoup dhommes et de femmes souffrent dune vie amoureuse peu satisfaisante. Le travail est alors, souvent, le médiateur irremplaçable de la lutte contre la dépression et la maladie mentale. Il se pourrait quen fin de compte le rapport au travail soit plus efficient que lamour pour construire sa santé. Et ceci en dépit des obstacles que le travail oppose à la subjectivité, y compris la domination. Nest-ce pas grâce au travail que les femmes sémancipent de la domination des hommes ?
La normalité est une conquête. Elle passe à la fois par la mobilisation des talents personnels et par une contribution au renouvellement du vivre ensemble. Cest pourquoi il est juste de considérer que ceux et celles qui parviennent à demeurer dans la normalité en dépit des obstacles quils rencontrent ont tout de même du mérite.
Certes, la normalité ne saurait pour autant être érigée en idéal ou en modèle. Ce nest pas une raison suffisante pour cultiver le mépris à légard de la normalité. Car ce serait renvoyer ceux que font vaciller la souffrance au travail ou ce que daucuns en particulier Emmanuel Renault décrivent sous le nom de « souffrance sociale », à une impasse communicationnelle, cest-à-dire à une solitude qui les pousse encore davantage dans la voie de laliénation.
De fait, les conditions du vivre ensemble dans le travail sont menacées par les nouvelles formes dorganisation du travail, de gestion et de management. La peur de la précarisation et ses effets délétères, aussi bien que les nouvelles pathologies qui affectent une part de ceux qui bénéficient dun emploi stable, en sont les conséquences.
Si lon accepte de prendre au sérieux ce quimplique une réflexion sur la normalité, alors on devra admettre que penser politiquement notre devenir dans les sociétés comme la nôtre devrait prendre pour un de ses axes essentiels laction visant à réenchanter le travail. Et lon devrait se méfier de tous ces prophètes qui nous promettent le bonheur lorsquon se sera débarrassé de la valeur associée au travail quand ils ne nous annoncent pas la fin prochaine du travail.
Le travail, cest vrai, peut générer laliénation. Mais il peut aussi être le médiateur, insubstituable, de lémancipation. Cela dépend de notre capacité à penser le rapport entre subjectivité et travail et à en assumer les implications politiques. Lorganisation du travail est un problème majeur parce que cest delle que dépend, dans la vie ordinaire, la possibilité darticuler subjectivité singulière et rapports sociaux de domination et démancipation. A faire limpasse sur ce problème, la pensée politique se coupe de la vie ordinaire des hommes, des femmes et des enfants, au risque de perdre son rapport avec le réel.
Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de laction. Il est notamment lauteur de Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Seuil, Le Facteur humain, PUF et Le corps, d'abord, Payot.