Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°44 [avril 2003 - mai 2003]
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Le footballeur, le chômeur et le prix Nobel
Dans les banlieues minées par le chômage, on idolâtre parfois les footballeurs. Est-ce parce que ces derniers ont enfin trouvé lexplication et la solution au chômage ? Si lon en croit la pensée économique « moderne », cest une hypothèse quil ne faut pas écarter.
Le footballeur a dit : « Je suis pour un abaissement au minimum du soutien aux chômeurs. Beaucoup den-tre eux ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations quils nont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusquau soir juste pour 100 euros de plus à la fin du mois »1. Le footballeur nest pas nimporte qui. Il sagit de Stefan Effenberg, lun des meilleurs joueurs du championnat allemand de la dernière décennie et capitaine (au moment des faits) du Bayern Munich, au salaire de 4 millions deuros par an. Pour sêtre ainsi imprudemment avancé sur le terrain glissant de lanalyse économique, le footballeur avait été vertement tancé et réprimandé. Il est resté sur la touche lors du match contre Herta Berlin2 et son entraîneur lavait invité à retourner à ses chères études en ces termes peu amènes : « Je ne peux pas partager lopinion de Stefan. En tant que joueur du Bayern, il a une responsabilité à légard de la société. Ce nétait pas très intelligent de sa part de sexprimer ainsi ». Le président du Bayern lui-même avait cru bon intervenir en ajoutant que Effenberg ferait mieux de « soccuper des choses pour lesquelles il est le plus compétent ».
On se prend à rêver dun monde où, à limage du football, la régulation sociale fonctionnerait si bien que la bêtise y serait soit fortement découragée, soit immédiatement sanctionnée, quand par extraordinaire elle aurait franchi tous les obstacles de la dissuasion que lui oppose la menace dopprobre. Mais, outre quil devient de plus en plus cavalier dériger le football en exemple pour le reste de la société et dailleurs, reste-t-il une société en dehors du football ? on pourrait sinterroger sur la justesse du traitement dont Stefan Effenberg a fait lobjet. Car, sans trahir les propos de ceux qui lont blâmé, il a tout de même été jugé irresponsable, inintelligent, et incompétent. Est-on bien sûr que ce qui est lobjet dopprobre ici ne figurerait pas avantageusement au titre des qualités que Monsieur Effenberg aurait pu faire valoir ailleurs pour un salaire, il est vrai, nettement moins attractif ? Quon en juge.
Nest-ce pas, en effet, sur la base dune telle analyse économique du chômage que lon a réorienté, en France, les politiques sociales, pour les mettre à la remorque de politiques de lemploi visant à encourager, comme on dit sobrement, « la reprise dactivité » ou, à tout le moins, visant à supprimer déventuelles « désincitations au travail » ? Ainsi : le mécanisme dit dintéressement pour les bénéficiaires du RMI qui reprennent un emploi (mécanisme qui permet de cumuler pendant un temps revenus du travail et RMI) ; les réformes de lallocation logement, de la taxe dhabitation et de limpôt sur le revenu, intervenues durant lannée 2000 et présentées comme des mesures « en faveur de la reprise dactivité [procédant] à des ajustements en vue de réduire les pics de taux marginaux effectifs dimposition »3, et surtout la création de la prime pour lemploi toutes ces mesures nont-elles pas comme unique fondement théorique « le modèle élémentaire doffre de travail » qui est la tarte à la crème de lanalyse néoclassique du marché du travail et qui est aussi celui de Monsieur Effenberg ?
Le footballeur naurait alors quune chose à regretter, qui est de navoir pas su formuler sa pensée en termes plus galants. Non seulement cela lui aurait peut-être permis déviter le scandale, mais sans doute aurait-il pu envisager dès à présent une brillante reconversion. Imaginons, par exemple, quau sujet du diagnostic, il ait plutôt cherché à faire la part des choses, en ramenant à 57% de la population des chômeurs « le non-emploi volontaire », et quil ait assorti lusage de cette catégorie dune définition rigoureuse, comme : « de manière générale, le salaire net auquel lindividu en non-emploi volontaire peut prétendre naccroît pas ses ressources de manière suffisante pour compenser les contraintes associées à un emploi ». Il naurait eu quun pas à faire de sa définition à sa conclusion : « les pertes que [les personnes à faible qualification] encourent à prendre un emploi, en quittant le filet de protection sociale, [sont] si élevées que participer au marché du travail nen [vaut] pas la peine »4. Dire cela naurait pas été différent, dans le fond, de ce quil a dit. Mais cela lui aurait certainement permis dobserver létiquette et les bonnes manières dun directeur ou dun chef de division de lINSEE. Imaginons ensuite que ce passage trop rapide des prémisses à la conclusion ait été correctement articulé avec la théorie de la décision en usage chez les économistes, que Monsieur Effenberg ne fait queffleurer. Si ce dernier avait eu la patience de nous expliquer : « Les décisions de participation au marché du travail relèvent de la même logique [de calcul]. Les individus décident de travailler en comparant les gains en emploi et hors emploi en intégrant dans leur choix la valorisation du loisir et les éventuels gains futurs consécutifs à la reprise demploi. Ce raisonnement conduit à définir un salaire seuil, dit salaire de réserve, en deçà duquel lindividu refuse de travailler. Le salaire de réserve augmente avec le revenu si le loisir est un bien normal. »5 ? Outre que cela eût été plus incompréhensible et, par là même, bien plus savant que « Beaucoup dentre eux [les chômeurs] ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations quils nont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusquau soir pour 100 euros de plus à la fin du moins », la formule lui aurait peut-être valu le titre de meilleur jeune économiste de France. Mais peut-être M. Effenberg aurait-il jugé ce titre de gloire trop académique, trop universitaire, pas assez fun. Que na-t-il tenté alors un : « Lassistance engendre la paresse. [ ] les RMIstes sont des maximisateurs de profits »6 qui prouve que tous les universitaires ne sont pas des « intello-chiants » ? Le ton éventuellement un peu trop direct, que doit sinterdire lessayiste en quête de respectabilité ? Il aurait pu se contenter, dans ce cas, dun : « Chacun sait quil existe des chômeurs par choix rationnel, cest-à-dire des individus qui, compte tenu des systèmes daide et des effets de seuil au moment du retour sur le marché du travail, préfèrent sinscrire à lANPE, quitte à exercer une activité partielle au noir »7. Une façon de sexprimer qui peut vous faire tutoyer les hautes sphères de la consultance, voire le Conseil de surveillance du « Monde ». Mais la formule pourrait être jugée un rien réactionnaire et, compte tenu de la « préférence française pour le chômage », elle peut faire rater de ce fait même la marche qui conduit au vrai pouvoir. Mieux vaut savoir, si lon situe là son ambition, commencer par une dénégation : « [ ] déterminer que les incitations pécuniaires au retour à lemploi sont, dans un certain nombre de situations, trop faibles, nimplique en rien que les sans emploi puissent être considérés comme responsables de leur situation ». Et dans un second temps seulement, même sil sagit de la phrase suivante, dénier la dénégation : « Il peut sagir, et il sagit souvent, de personnes sincèrement désireuses de prendre ou de reprendre un emploi, mais qui face à une offre donnée, comparent les bénéfices immédiats quils en retireront à ceux quils escomptent dune poursuite de la recherche dun emploi mieux rémunéré, ou qui correspond mieux à leurs attentes »8. Dans cette version social-libérale, que lon se gardera bien de pousser jusquà son terme lequel reviendrait très sérieusement à nous expliquer que ce nest pas le chômage qui contraint à la recherche demploi, mais que cest exactement le contraire on peut espérer rivaliser avec les conseillers du Prince, en loccurrence : les plus beaux esprits du Conseil danalyse économique. Mais peut-être serait-ce encore insuffisant pour narcissiser lego dun sportif quon imagine gonflé à bloc par dix années de gloire footbalistique. Pourquoi ne pas se mesurer, alors, à un prix Nobel ? Il faut avouer que si le défi ne paraît pas hors datteinte, il aurait fallu à M. Effenberg un peu plus daudace, dimagination et de persévérance pour se hisser au niveau dune théorie du chômage qui fait aujourdhui les délices de tous les étudiants en deuxième cycle de sciences économiques. Nest pas Prix Nobel qui veut ! Il lui aurait fallu, en particulier, étendre son hypothèse frondeuse, celle qui porte sur la paresse atavique des chômeurs, à lensemble des salariés. Si le chômage peut être le fruit de lindolence des chômeurs, ne peut-il pas encore plus sûrement être le produit de la paresse de lensemble des salariés ? Cest cette question que Joseph Stiglitz a dû se poser lorsquil a entrepris de rédiger, avec son collègue Karl Shapiro, un des articles scientifiques qui ont le plus contribué à sa réputation mondiale. Quadvient-il en effet lorsque lon a affaire à des salariés paresseux (éprouvant de la « désutilité pour leffort » pardon !) ? Il devient rationnel, du point de vue des entreprises, daugmenter les salaires, pour mettre les gens au travail, étant donné que cela augmente le coût dopportunité des salariés « tire-au-flanc » en cas de licenciement. Et cest cette obligation, pour chaque firme, de pratiquer une politique salariale incitative, qui augmente le coût du travail pour lensemble des entreprises et déprime en conséquence la demande de travail. En raccourci : la paresse des uns crée le chômage des autres. Cest bien ce que nous expliquent fort pédagogiquement les deux auteurs : « Pour inciter ses travailleurs à ne pas tirer au flanc, la firme essaye de payer plus que le salaire courant ; ainsi, si un travailleur est pris en train de tirer au flanc et quil est renvoyé, il paiera une amende9. Cependant, sil est profitable pour une firme daugmenter ses salaires, il sera profitable pour toutes les firmes daugmenter leurs salaires. Quand elles augmentent toutes leurs salaires, lincitation à ne pas tirer au flanc de nouveau disparaît. Mais comme toutes les firmes augmentent leurs salaires, leur demande de travail diminue, et il en résulte du chômage. Avec du chômage, même si les firmes payent les mêmes salaires, un travailleur à une incitation à ne pas tirer au flanc. Puisque sil est renvoyé, il ne trouvera pas immédiatement un autre emploi. Le taux de chômage doit être suffisamment élevé pour quil soit payant pour les travailleurs de travailler plutôt que de prendre le risque dêtre pris en train de tirer au flanc »10.
Question en forme de devinette « Carambar » : quelle est, au fond, la vraie différence entre Stefan Effenberg et un prix Nobel ? Puisquelle ne peut pas être leur inégale compétence en matière économique, elle doit résider en ce que Effenberg, lui au moins, marque des buts pour le Bayern Munich.
Les obsèques du pauvre Keynes nen finissent pas de virer au macabre. Elles processionnent, pour tout dire, depuis plus de 50 ans. Cinquante années pendant lesquelles les économistes pré-keynésiens, non contents de lui faire cortège, ont rêvé de précipiter le linceul à labîme. Maintenant que cest fait, sur quel véritable progrès peut se retourner la théorie économique du chômage ? Sur le seul, peut-être, qui lui était vraiment cher : lexpulsion de la théorie économique de lidée même quune situation de chômage puisse être qualifiée dinvolontaire. En combinant une anthropologie de gribouille (la théorie de la décision rationnelle de lagent) et un cadre institutionnel fantasmagorique (léquilibre simultané des marchés), elle est enfin parvenue à faire du chômage un résultat complètement volontaire. Et du haut de cette théorie, la voici contemplant son uvre, les politiques de lemploi, qui peuvent toutes se résumer à cette injonction révolutionnaire à ladresse des chômeurs : « il ny a pas de travail, alors cherchez-en ! ». Cinquante ans de progrès de la théorie économique
Mais on comprend bien quil fallait absolument compter sur quelque progrès. Quavait dit Keynes, en effet ? Que le niveau de lemploi dépendait du niveau de lactivité économique. Que celui-ci était sans cesse limité par les perspectives dexpansion de la demande jugée rentable par les entrepreneurs. Que ces perspectives elles-mêmes pouvaient parfois être sombres, du fait quil ny a aucune assurance quà mesure que la société senrichit, la part de la production (ou du revenu) que les agents renoncent à consommer soit compensée par une demande équivalente de biens dinvestissement. Keynes voulait simplement dire que le capitalisme était sans cesse confronté à un problème de débouché, le fait de renoncer à consommer une partie du revenu (lépargne) ne créant pas de lui-même une incitation à investir (à dépenser de largent en achat de biens dinvestissement) qui viendrait combler le manque à gagner (créé par lépargne) pour les entrepreneurs. Cétait trop simple à la vérité : lorsque je mabstiens dacheter un parapluie pour épargner 20 euros, je ne crée pas de ce fait même une incitation quelque part dans léconomie à emprunter ces 20 euros pour réaliser une dépense dinvestissement pourvoyant à une demande future. Je fais simplement perdre 20 euros au fabricant de parapluie, qui me les emprunte pour combler le trou de trésorerie que jai créé en le laissant avec un parapluie sur les bras. Ce nest pas de cette déconvenue quil tirera motif à investir pour préparer la production dun parapluie supplémentaire pour demain. Or, si lemploi que la société ne désire pas créer en vue de satisfaire sa consommation immédiate nest pas utilisé à construire des biens capitaux cet emploi nexistera tout simplement pas. Cest donc de la faiblesse chronique de linvestissement (relativement à lépargne) que viennent les malheurs des salariés. Lappétit daccumulation des capitalistes peut très bien savérer en deçà de leur désir de faire vivre une société capitaliste parce que les perspectives qui soffrent aux entrepreneurs de transformer de manière rentable en marchandises lidée que leurs concitoyens se font du bonheur peuvent faire défaut.
Ce à quoi les économistes pré-keynésiens ont répondu : « venez donc faire une petite promenade sur le marché du travail, ça vous distraira de ces idées noires ». Si les capitalistes ne sont pas à la hauteur de lidée du bonheur que se font leurs concitoyens, cest plutôt parce que les salariés sen font une idée trop prosaïque, qui consiste en ceci quils préfèrent arroser leurs bégonias en touchant le RMI plutôt que daller travailler.
Le footballeur a dit : « Je suis pour un abaissement au minimum du soutien aux chômeurs. Beaucoup den-tre eux ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations quils nont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusquau soir juste pour 100 euros de plus à la fin du mois »1. Le footballeur nest pas nimporte qui. Il sagit de Stefan Effenberg, lun des meilleurs joueurs du championnat allemand de la dernière décennie et capitaine (au moment des faits) du Bayern Munich, au salaire de 4 millions deuros par an. Pour sêtre ainsi imprudemment avancé sur le terrain glissant de lanalyse économique, le footballeur avait été vertement tancé et réprimandé. Il est resté sur la touche lors du match contre Herta Berlin2 et son entraîneur lavait invité à retourner à ses chères études en ces termes peu amènes : « Je ne peux pas partager lopinion de Stefan. En tant que joueur du Bayern, il a une responsabilité à légard de la société. Ce nétait pas très intelligent de sa part de sexprimer ainsi ». Le président du Bayern lui-même avait cru bon intervenir en ajoutant que Effenberg ferait mieux de « soccuper des choses pour lesquelles il est le plus compétent ».
On se prend à rêver dun monde où, à limage du football, la régulation sociale fonctionnerait si bien que la bêtise y serait soit fortement découragée, soit immédiatement sanctionnée, quand par extraordinaire elle aurait franchi tous les obstacles de la dissuasion que lui oppose la menace dopprobre. Mais, outre quil devient de plus en plus cavalier dériger le football en exemple pour le reste de la société et dailleurs, reste-t-il une société en dehors du football ? on pourrait sinterroger sur la justesse du traitement dont Stefan Effenberg a fait lobjet. Car, sans trahir les propos de ceux qui lont blâmé, il a tout de même été jugé irresponsable, inintelligent, et incompétent. Est-on bien sûr que ce qui est lobjet dopprobre ici ne figurerait pas avantageusement au titre des qualités que Monsieur Effenberg aurait pu faire valoir ailleurs pour un salaire, il est vrai, nettement moins attractif ? Quon en juge.
Nest-ce pas, en effet, sur la base dune telle analyse économique du chômage que lon a réorienté, en France, les politiques sociales, pour les mettre à la remorque de politiques de lemploi visant à encourager, comme on dit sobrement, « la reprise dactivité » ou, à tout le moins, visant à supprimer déventuelles « désincitations au travail » ? Ainsi : le mécanisme dit dintéressement pour les bénéficiaires du RMI qui reprennent un emploi (mécanisme qui permet de cumuler pendant un temps revenus du travail et RMI) ; les réformes de lallocation logement, de la taxe dhabitation et de limpôt sur le revenu, intervenues durant lannée 2000 et présentées comme des mesures « en faveur de la reprise dactivité [procédant] à des ajustements en vue de réduire les pics de taux marginaux effectifs dimposition »3, et surtout la création de la prime pour lemploi toutes ces mesures nont-elles pas comme unique fondement théorique « le modèle élémentaire doffre de travail » qui est la tarte à la crème de lanalyse néoclassique du marché du travail et qui est aussi celui de Monsieur Effenberg ?
Le footballeur naurait alors quune chose à regretter, qui est de navoir pas su formuler sa pensée en termes plus galants. Non seulement cela lui aurait peut-être permis déviter le scandale, mais sans doute aurait-il pu envisager dès à présent une brillante reconversion. Imaginons, par exemple, quau sujet du diagnostic, il ait plutôt cherché à faire la part des choses, en ramenant à 57% de la population des chômeurs « le non-emploi volontaire », et quil ait assorti lusage de cette catégorie dune définition rigoureuse, comme : « de manière générale, le salaire net auquel lindividu en non-emploi volontaire peut prétendre naccroît pas ses ressources de manière suffisante pour compenser les contraintes associées à un emploi ». Il naurait eu quun pas à faire de sa définition à sa conclusion : « les pertes que [les personnes à faible qualification] encourent à prendre un emploi, en quittant le filet de protection sociale, [sont] si élevées que participer au marché du travail nen [vaut] pas la peine »4. Dire cela naurait pas été différent, dans le fond, de ce quil a dit. Mais cela lui aurait certainement permis dobserver létiquette et les bonnes manières dun directeur ou dun chef de division de lINSEE. Imaginons ensuite que ce passage trop rapide des prémisses à la conclusion ait été correctement articulé avec la théorie de la décision en usage chez les économistes, que Monsieur Effenberg ne fait queffleurer. Si ce dernier avait eu la patience de nous expliquer : « Les décisions de participation au marché du travail relèvent de la même logique [de calcul]. Les individus décident de travailler en comparant les gains en emploi et hors emploi en intégrant dans leur choix la valorisation du loisir et les éventuels gains futurs consécutifs à la reprise demploi. Ce raisonnement conduit à définir un salaire seuil, dit salaire de réserve, en deçà duquel lindividu refuse de travailler. Le salaire de réserve augmente avec le revenu si le loisir est un bien normal. »5 ? Outre que cela eût été plus incompréhensible et, par là même, bien plus savant que « Beaucoup dentre eux [les chômeurs] ne veulent pas travailler. Ils vivent apparemment tellement bien des allocations quils nont aucune envie de se lever tôt le matin et de bosser jusquau soir pour 100 euros de plus à la fin du moins », la formule lui aurait peut-être valu le titre de meilleur jeune économiste de France. Mais peut-être M. Effenberg aurait-il jugé ce titre de gloire trop académique, trop universitaire, pas assez fun. Que na-t-il tenté alors un : « Lassistance engendre la paresse. [ ] les RMIstes sont des maximisateurs de profits »6 qui prouve que tous les universitaires ne sont pas des « intello-chiants » ? Le ton éventuellement un peu trop direct, que doit sinterdire lessayiste en quête de respectabilité ? Il aurait pu se contenter, dans ce cas, dun : « Chacun sait quil existe des chômeurs par choix rationnel, cest-à-dire des individus qui, compte tenu des systèmes daide et des effets de seuil au moment du retour sur le marché du travail, préfèrent sinscrire à lANPE, quitte à exercer une activité partielle au noir »7. Une façon de sexprimer qui peut vous faire tutoyer les hautes sphères de la consultance, voire le Conseil de surveillance du « Monde ». Mais la formule pourrait être jugée un rien réactionnaire et, compte tenu de la « préférence française pour le chômage », elle peut faire rater de ce fait même la marche qui conduit au vrai pouvoir. Mieux vaut savoir, si lon situe là son ambition, commencer par une dénégation : « [ ] déterminer que les incitations pécuniaires au retour à lemploi sont, dans un certain nombre de situations, trop faibles, nimplique en rien que les sans emploi puissent être considérés comme responsables de leur situation ». Et dans un second temps seulement, même sil sagit de la phrase suivante, dénier la dénégation : « Il peut sagir, et il sagit souvent, de personnes sincèrement désireuses de prendre ou de reprendre un emploi, mais qui face à une offre donnée, comparent les bénéfices immédiats quils en retireront à ceux quils escomptent dune poursuite de la recherche dun emploi mieux rémunéré, ou qui correspond mieux à leurs attentes »8. Dans cette version social-libérale, que lon se gardera bien de pousser jusquà son terme lequel reviendrait très sérieusement à nous expliquer que ce nest pas le chômage qui contraint à la recherche demploi, mais que cest exactement le contraire on peut espérer rivaliser avec les conseillers du Prince, en loccurrence : les plus beaux esprits du Conseil danalyse économique. Mais peut-être serait-ce encore insuffisant pour narcissiser lego dun sportif quon imagine gonflé à bloc par dix années de gloire footbalistique. Pourquoi ne pas se mesurer, alors, à un prix Nobel ? Il faut avouer que si le défi ne paraît pas hors datteinte, il aurait fallu à M. Effenberg un peu plus daudace, dimagination et de persévérance pour se hisser au niveau dune théorie du chômage qui fait aujourdhui les délices de tous les étudiants en deuxième cycle de sciences économiques. Nest pas Prix Nobel qui veut ! Il lui aurait fallu, en particulier, étendre son hypothèse frondeuse, celle qui porte sur la paresse atavique des chômeurs, à lensemble des salariés. Si le chômage peut être le fruit de lindolence des chômeurs, ne peut-il pas encore plus sûrement être le produit de la paresse de lensemble des salariés ? Cest cette question que Joseph Stiglitz a dû se poser lorsquil a entrepris de rédiger, avec son collègue Karl Shapiro, un des articles scientifiques qui ont le plus contribué à sa réputation mondiale. Quadvient-il en effet lorsque lon a affaire à des salariés paresseux (éprouvant de la « désutilité pour leffort » pardon !) ? Il devient rationnel, du point de vue des entreprises, daugmenter les salaires, pour mettre les gens au travail, étant donné que cela augmente le coût dopportunité des salariés « tire-au-flanc » en cas de licenciement. Et cest cette obligation, pour chaque firme, de pratiquer une politique salariale incitative, qui augmente le coût du travail pour lensemble des entreprises et déprime en conséquence la demande de travail. En raccourci : la paresse des uns crée le chômage des autres. Cest bien ce que nous expliquent fort pédagogiquement les deux auteurs : « Pour inciter ses travailleurs à ne pas tirer au flanc, la firme essaye de payer plus que le salaire courant ; ainsi, si un travailleur est pris en train de tirer au flanc et quil est renvoyé, il paiera une amende9. Cependant, sil est profitable pour une firme daugmenter ses salaires, il sera profitable pour toutes les firmes daugmenter leurs salaires. Quand elles augmentent toutes leurs salaires, lincitation à ne pas tirer au flanc de nouveau disparaît. Mais comme toutes les firmes augmentent leurs salaires, leur demande de travail diminue, et il en résulte du chômage. Avec du chômage, même si les firmes payent les mêmes salaires, un travailleur à une incitation à ne pas tirer au flanc. Puisque sil est renvoyé, il ne trouvera pas immédiatement un autre emploi. Le taux de chômage doit être suffisamment élevé pour quil soit payant pour les travailleurs de travailler plutôt que de prendre le risque dêtre pris en train de tirer au flanc »10.
Question en forme de devinette « Carambar » : quelle est, au fond, la vraie différence entre Stefan Effenberg et un prix Nobel ? Puisquelle ne peut pas être leur inégale compétence en matière économique, elle doit résider en ce que Effenberg, lui au moins, marque des buts pour le Bayern Munich.
Les obsèques du pauvre Keynes nen finissent pas de virer au macabre. Elles processionnent, pour tout dire, depuis plus de 50 ans. Cinquante années pendant lesquelles les économistes pré-keynésiens, non contents de lui faire cortège, ont rêvé de précipiter le linceul à labîme. Maintenant que cest fait, sur quel véritable progrès peut se retourner la théorie économique du chômage ? Sur le seul, peut-être, qui lui était vraiment cher : lexpulsion de la théorie économique de lidée même quune situation de chômage puisse être qualifiée dinvolontaire. En combinant une anthropologie de gribouille (la théorie de la décision rationnelle de lagent) et un cadre institutionnel fantasmagorique (léquilibre simultané des marchés), elle est enfin parvenue à faire du chômage un résultat complètement volontaire. Et du haut de cette théorie, la voici contemplant son uvre, les politiques de lemploi, qui peuvent toutes se résumer à cette injonction révolutionnaire à ladresse des chômeurs : « il ny a pas de travail, alors cherchez-en ! ». Cinquante ans de progrès de la théorie économique
Mais on comprend bien quil fallait absolument compter sur quelque progrès. Quavait dit Keynes, en effet ? Que le niveau de lemploi dépendait du niveau de lactivité économique. Que celui-ci était sans cesse limité par les perspectives dexpansion de la demande jugée rentable par les entrepreneurs. Que ces perspectives elles-mêmes pouvaient parfois être sombres, du fait quil ny a aucune assurance quà mesure que la société senrichit, la part de la production (ou du revenu) que les agents renoncent à consommer soit compensée par une demande équivalente de biens dinvestissement. Keynes voulait simplement dire que le capitalisme était sans cesse confronté à un problème de débouché, le fait de renoncer à consommer une partie du revenu (lépargne) ne créant pas de lui-même une incitation à investir (à dépenser de largent en achat de biens dinvestissement) qui viendrait combler le manque à gagner (créé par lépargne) pour les entrepreneurs. Cétait trop simple à la vérité : lorsque je mabstiens dacheter un parapluie pour épargner 20 euros, je ne crée pas de ce fait même une incitation quelque part dans léconomie à emprunter ces 20 euros pour réaliser une dépense dinvestissement pourvoyant à une demande future. Je fais simplement perdre 20 euros au fabricant de parapluie, qui me les emprunte pour combler le trou de trésorerie que jai créé en le laissant avec un parapluie sur les bras. Ce nest pas de cette déconvenue quil tirera motif à investir pour préparer la production dun parapluie supplémentaire pour demain. Or, si lemploi que la société ne désire pas créer en vue de satisfaire sa consommation immédiate nest pas utilisé à construire des biens capitaux cet emploi nexistera tout simplement pas. Cest donc de la faiblesse chronique de linvestissement (relativement à lépargne) que viennent les malheurs des salariés. Lappétit daccumulation des capitalistes peut très bien savérer en deçà de leur désir de faire vivre une société capitaliste parce que les perspectives qui soffrent aux entrepreneurs de transformer de manière rentable en marchandises lidée que leurs concitoyens se font du bonheur peuvent faire défaut.
Ce à quoi les économistes pré-keynésiens ont répondu : « venez donc faire une petite promenade sur le marché du travail, ça vous distraira de ces idées noires ». Si les capitalistes ne sont pas à la hauteur de lidée du bonheur que se font leurs concitoyens, cest plutôt parce que les salariés sen font une idée trop prosaïque, qui consiste en ceci quils préfèrent arroser leurs bégonias en touchant le RMI plutôt que daller travailler.
Economiste, auteur de Pas de pitié pour les gueux, Sur les théories économiques du chômage, Ed. Raison dagir 2000.
(1) Le Monde, 25 avril 2002.
(2) Laffaire remonte au 20 avril 2002.
(3) Jean Pisani-Ferry, Plein emploi, rapport du Conseil danalyse économique, n°30, la documentation française, 2000.
(4) Guy Laroque et Bernard Salanié, « Une décomposition du non-emploi en France », Economie et Statistique, n°331, 2000-1.
(5) Pierre Cahuc, « A quoi sert la prime pour lemploi ? », Revue Française déconomie, vol. XVI, n°3, janvier 2002.
(6) Christian Saint-Etienne, propos rapporté par Le Monde, 12 février 2000.
(7) Alain Minc, point de vue publié par Le Monde, 13 janvier 2000.
(8) Jean Pisani-Ferry, « Plein emploi », Rapport du Conseil dAnalyse économique, La documentation française, 200.
(9) Qui consiste en ce que le salarié ne pourra pas retrouver un travail si bien payé ailleurs (NDLR).
(10) C. Shapiro et J. Stiglitz, « Equilibrium Unemploy-ment as a worker Discipline Device », American Economic Review, vol. 74, 1984, p. 433-444.
(1) Le Monde, 25 avril 2002.
(2) Laffaire remonte au 20 avril 2002.
(3) Jean Pisani-Ferry, Plein emploi, rapport du Conseil danalyse économique, n°30, la documentation française, 2000.
(4) Guy Laroque et Bernard Salanié, « Une décomposition du non-emploi en France », Economie et Statistique, n°331, 2000-1.
(5) Pierre Cahuc, « A quoi sert la prime pour lemploi ? », Revue Française déconomie, vol. XVI, n°3, janvier 2002.
(6) Christian Saint-Etienne, propos rapporté par Le Monde, 12 février 2000.
(7) Alain Minc, point de vue publié par Le Monde, 13 janvier 2000.
(8) Jean Pisani-Ferry, « Plein emploi », Rapport du Conseil dAnalyse économique, La documentation française, 200.
(9) Qui consiste en ce que le salarié ne pourra pas retrouver un travail si bien payé ailleurs (NDLR).
(10) C. Shapiro et J. Stiglitz, « Equilibrium Unemploy-ment as a worker Discipline Device », American Economic Review, vol. 74, 1984, p. 433-444.