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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°42 [septembre 2002 - octobre 2002]
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Faire le hérisson


Le plus souvent, il ne se passe rien, mais il s’est bien passé quelque chose ! Lors des présidentielles par exemple, puisqu’on avait peur ; on voyait des partis bien établis s’effondrer, on annonçait bruyamment la repolitisation des esprits et même on espérait un vrai renouveau. Mais ce qui eut lieu fut le simple retour à la normale : vague bleue, abstention et survie du parti de la gauche comme il sied. La réalité était tellement hideuse, à ce qu’il nous semblait, qu’elle faisait attendre quelque chose. Et puis rien, ou plutôt, cette réalité fut plongée dans un doux brouillard, rendue invisible, suspendue dans les fausses rhétoriques qu’il serait trop long d’énumérer. Ce qu’il s’est passé, finalement, peut-être est-ce qu’il ne se passait rien là où l’on croyait que quelque chose se passait, que toutes ces manifestations trop visibles, par exemple, ne célébraient pas de nouvelles révoltes mais tout simplement un enterrement en grandes pompes. Un premier mai où la gauche d’un coup basculait dans le passé ! De cette prophétie hasardeuse, on ne conclura rien, il suffit de la présenter.



Plus la réalité est déplaisante, plus les discours l’enjolivent, et à l’orée de l’été, saison propice, cette règle simple

se présentait ainsi. Accompagnement sonore : au centre, un personnage, Raffarin, ronronne en biais sur une musique de plage (par exemple : « Le twist des fossoyeurs » ; d’autres, à part, disent d’un ton posé : « Le destin du parti de la gauche comme il sied est de la digérer toute, la gauche, des gentils centristes aux méchants mouvementistes, car ce parti possède une nouvelle et puissante plate-forme idéologique : le socialisme de production1 qui se substitue au socialisme de redistribution », discours prononcé en boucle, accompagné de quelques grognements (au bout d’un certain temps)2 et de ce sous-titrage, projeté sur écran, au fond et en petits caractères : « Il ne sera plus question de redistribuer les richesses aux exclus et aux modestes (par l’impôt, par les services publics, etc.) mais d’intéresser les salariés à la production (par des primes au mérite, par des fonds de pensions, par l’actionnariat salarial, etc.) », ou encore : « Au fond peu importe, puisque tôt ou tard nous retrouverons le pouvoir » ; au même moment, à droite, d’autres hissent des banderoles où l’on propose notamment d’incarcérer les mineurs dès 13 ans, d’instituer juges de proximité des personnels sans qualification, d’exclure de la loi d’amnistie les délits liés aux activités syndicales, de baisser les impôts pénalisant les plus riches, de rogner le droit d’asile, de déplacer les fonds publics de l’école à l’armée, et subitement, les banderoles se transforment en lois. Dans le décor : quelques prostituées Tchéchènes se font interpeller par un policier d’origine polonaise pendant que la scène est éclairée par des flash ball.



Il n’est pas étonnant, à la vue d’un tel spectacle, que certains frissonnent dans l’assistance, saisis par ces nostalgiques pensées : « Ah, qu’en comparaison, il était doux le temps passé ! Ah le temps de cette gauche plurielle qui savait rester sourde aux aspirations d’en bas ! Au moins pouvait-on espérer qu’elle finirait par entendre, et la direction de notre activité s’en trouvait toute tracée : faire tout notre possible pour qu’il soit tenu compte des cris de tous ceux qui, n’ayant pas même été conviés, sont restés hors du théâtre. Faire entrer de force, au mégaphone, la voix des salariés et des chômeurs, des anti et sans ». De ce glorieux passé résultait néanmoins que l’on assistait en silence aux choses suivantes : ayant perdu ses griffes, puis son souffle, jusqu’à ses yeux pour voir et puis l’ouie, la gauche pour finir se métamorphosait en un champ de friches !

Rideau.



En ce triste spectacle, tout se transformait lentement en la pire des caricatures, pour autant, on n’en voyait mieux ni la fin ni la sortie. Afin donc que les pauvres spectateurs apprennent à détourner les yeux (puisqu’il n’est plus permis de seulement attendre que tout change), afin qu’ils se préservent du dégoût qui immanquablement vient, lorsqu’en colère, on se prend à caricaturer de méchantes caricatures3, il fau-drait sans doute prescrire d’exigeantes gymnastiques. Nous en appellerons ici à l’imagination des lecteurs et pour commencer, notre contribution se limitera à cet exercice un peu trop avancé peut-être : une métamorphose qui nous ferait hérissons, petits pour exploiter les issues, armés pour lutter contre des géants et dotés d’une infinie patience. Faire le hérisson en attendant, patiemment, obstinément, que les mouvements des anti, des sans et de leurs amis, nous procurent pour finir une politique large et forte, assez solide pour constituer autour d’elle un bloc.



Les hérissons vont par les champs, les jardins petits ou grands, les chemins et les talus, mais pour l’instant ils n’occupent pas même une seule ville. Pourtant, ils piquent lorsqu’on les chasse et ils savent également se faire entendre lorsqu’ils bougent dans le vacarme de milles feuilles, herbes, brindilles et pétales. Les hérissons mordent aussi et leurs dents peuvent briser les plus durs des obstacles, même s’ils répugnent à forcer le trait, parce qu’ils sont ronds et pointus. Il est vrai que les hérissons rampent au sol, néanmoins, ils ne représentent pas seulement ceux que l’on nomme depuis peu les « gens d’en bas » (en confondant le bas et le petit : petits commerçants, petits patrons, petits propriétaires, petits actionnaires, etc.). Tout autant, ils en représentent d’autres, non pas seulement les gens (les foules anonymes) mais aussi les vies ordinaires (les masses invisibles), non pas seulement ceux d’en bas mais aussi ceux d’à côté, et bien sûr, ceux du bas côté, car ceux-là aussi et surtout sont en bas. Faire le hérisson n’est pas seulement attendre des jours meilleurs, c’est aussi sillonner en long et en large l’espace social en gardant toujours un œil pour la politique, l’autre pour tous ceux qui, à côté et dans le bas-côté, désespèrent de la politique.

(1) C’est la grande trouvaille de Dominique Strauss-Kahn qui, dans un livre intitulé en toute modestie La flamme et la cendre (Grasset, janv. 2002) veut nous faire croire qu’il renoue avec le socialisme des origines, celui des utopies de la première moitié du XIXe siècle. Strauss-Kahn en socialiste utopique ! On aurait pu croire que la manœuvre était trop grossière pour prendre, qu’elle était simplement destinée à amuser la galerie lors des élections. Et non, au début de l’été, on apprenait que la direction du PS comptait en faire l’un des principaux arguments de son prochain congrès.

(2) Il aura fallu la rentrée politique, c’est-à-dire la préparation des universités d’été, pour que les communistes s’opposent nettement au projet de constituer un grand parti de gauche sur le modèle de l’UMP (Paul L’espa-gnol, « Parti unique ? C’est non ! », in L’Humanité, 20/08/2002). Ils furent suivis par Noël Mamère, dans un point de vue intéressant (« Retrouver la société », in Le Monde, 22/08/2002) qui semblait toujours croire en l’avenir de l’initiative Toute la gauche (voir le site : www.toutelagauche.org/) ; on souhaite que ses espoirs soient fondés, mais on doute. Parmi les dernières initiatives, celle de diverses association qui parie sur une refondation à partir d’un réseau extérieur aux différentes organisations de la gauche de la gauche (C. Monnot, « Des militants cherchent à créer une alternative à gauche », in Le Monde, 24/09/2002).

(3) L’auteur de la Chronique du Père Duchêne me prie de vous informer ici que pour se préserver d’une nausée de cette espèce, il met un terme à son activité littéraire habituelle. Le Passant Ordinaire aura donc hébergé la prose d’un Père Duchêne de janvier 2000 à juin 2002, temps où la gauche plurielle régnait en France sur un nouveau siècle. Les gouvernements de gauche, ainsi que les épisodes révolutionnaires, s’exposent à voir fleurir un type de littérature simple et violente que la droite et le centre ne méritent certainement pas. L’auteur de cette chronique me demande également de vous informer d’un regret et d’un espoir. Regret qu’aucune Mère Duchêne ne l’ai secondé alors qu’elles furent plusieurs entre 1790 et 1793, en 1871, etc. Espoir que d’autres pourront renouveler les styles des Mère et Père Duchêne, ici même au Passant Ordinaire, dans les mois ou les années qui
viennent.

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