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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
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Donner et partager du sens


Le Passant : En pensant à votre parcours, aux époques différentes que vous avez traversées en vous engageant, quel est pour vous le discours de fond que transmet la société actuelle ?

Francis Jeanson : Je crois que notre société est désormais incapable de transmettre, de tenir un discours de fond. Notre société est défaite. Elle est, si l’on peut dire, désocialisée et donc non socialisante. Ce que nous appelons l’individualisme, c’est le fait que des individus ont cru se libérer en devenant des individus mais en oubliant de devenir des personnes. La réalité c’est qu’ils ne sont plus portés par rien. Alors la société n’a même pas de projet à formuler actuellement. Elle transmet la résignation, le désarroi, la peur de l’avenir, l’insécurité certainement, mais elle ne transmet pas ce que l’on aimerait peut-être ici ou là appeler un message. Et si elle transmet quelque chose, c’est ce que lui renvoie l’état du monde. De la même manière, nos hommes politiques font la politique que l’état du monde leur laisse faire, mais ils n’ont pas le pouvoir. Alors, on transmet quoi, on transmet des valeurs ? Non, c’est trop tard. Les valeurs, on ne sait plus très bien où elles sont, et puis de toute manière, on est obligé de découvrir que les valeurs n’ont jamais existé que dans la mesure où il y avait des gens pour les valoriser. Une valeur, ça n’existe pas en soi. C’est comme les pensées, on ne les transmet pas telles quelles.



Si l’on revient un peu en arrière, quand vous étiez aux côtés de Jean-Paul Sartre. Il semble qu’il y avait deux voies, une construction théorique avec les limites d’accès que pose n’importe quel discours théorique et en même temps une intervention plus large, plus ouverte au public, politique donc. Est-ce que cette question de la transmission était essentielle pour vous et pour Sartre à cette époque ?

Oui. Sartre s’est livré à pas mal de contorsions et d’acrobaties pour faire passer ce qu’il pensait, et pour le modifier au fur et à mesure, parce qu’il n’arrêtait pas de se repenser. Et l’on peut se demander ce qu’il est resté de Sartre. Je me souviens du jour de sa mort. Je faisais une formation à côté de Bordeaux avec un groupe d’adultes. Je venais juste de l’apprendre et je leur ai demandé de réfléchir là-dessus : ce qu’était Sartre pour eux. La seule chose qui est ressortie, elle était assez générale : c’était un homme qui voulait la liberté. C’est tout. Et finalement, si y on regarde bien, qu’est-ce qui reste ? Les gens seraient tentés de dire qu’il ne reste rien, qu’il s’est trompé partout. D’abord ce n’est pas vrai, et puis si on ne veut pas se tromper, il ne faut pas s’engager. Mais finalement, en profondeur il n’a dit qu’une chose, que ce qui comptait pour lui, c’était la morale qu’il considérait d’ailleurs comme à la fois impossible et nécessaire. Et ça, c’est toujours d’actualité. Elle est impossible parce que je ne vois pas très bien qui elle pourrait satisfaire honnêtement, compte tenu de ce qui se passe dans le monde. Et en même temps, ce n’est pas possible de se passer de la préoccupation morale. Seulement nous ne pouvons pas en disposer à notre manière, là où nous sommes, dans ce petit coin d’univers où les choses se passent encore à peu près calmement, en ignorant que d’autres choses se passent ailleurs dont quelquefois nous sommes complices. Alors qu’y a-t-il à transmettre de tout ça ? Uniquement cette préoccupation, ce que j’appelle l’exigence de sens. Disons que le contenu même de la pensée de Sartre ne peut plus être le nôtre. Le contexte a changé, le décor a bougé. D’autant plus qu’il n’y a pas un contexte, mais plusieurs contextes qui s’enveloppent mutuellement ou qui parfois s’annulent mutuellement. On peut s’y intéresser comme un historien, mais il reste surtout l’exigence de sens. Et je ne peux pas donner sens tout seul à quoi que ce soit, c’est en le mettant à la merci des autres donateurs de sens que je peux en contrôler quelque chose. La transmission, ce n’est surtout pas un contenu.



Cette question que vous posez pour Sartre, je suppose que vous la posez aussi pour vous, pour vos écrits, vos engagements.

C’est évident. Comment vous dire ? Je ne sais jamais comment les gens me lisent. Je sais quelquefois comment ils m’entendent quand je peux poursuivre un dialogue avec eux, à l’issue d’une conférence par exemple. De temps à autre, les gens se rappellent à moi en me disant : vous avez dit telle chose tel jour, ça m’a fait ceci, ça m’a fait cela. C’est extraordinaire quand ça arrive. C’est extraordinaire, à ceci près que parfois on se dit : « est-ce que j’ai vraiment dit ça ? ». Par rapport à ce que vous écrivez ou ce que vous dites, beaucoup de choses passent, mais on ne sait pas lesquelles. Evidemment, je sais bien quels sont mes engagements successifs. Pour moi, il y a une continuité de sens. Mais des gens trouvent remarquable ce que j’ai fait pu faire en Algérie en ignorant complètement ce que j’ai fait par ailleurs. Aujourd’hui, il y a des gens qui savent que je suis dans la psychiatrie, d’accord, mais la Bosnie, ils s’en foutent. Je ne crois pas que l’on puisse contrôler quoi que ce soit dans ce qu’on s’efforce de transmettre. Je n’ai jamais l’impression de m’efforcer de transmettre quelque chose. J’ai seulement le sentiment d’essayer de communiquer mes inquiétudes, mes recherches, mes espoirs, etc., c’est tout.



Même s’il y a toujours eu des commémorations, cela fait partie des rituels de la société, on a l’impression que la commémoration comme façon d’envisager l’histoire s’étend maintenant à beaucoup de choses, qu’elle se dilue. Est-elle une forme de transmission pour vous ?

La commémoration est un blocage dans la mesure où elle représente une fuite par rapport au présent, une façon de se réfugier dans une référence au passé. Pour moi, cette référence au passé est catastrophique. Si l’on pouvait délivrer les gens de cette référence au passé, sans ignorer d’où l’on vient, on leur rendrait un service énorme, on les libérerait pour penser le présent. J’ai toujours l’impression qu’ils sont beaucoup trop préoccupés par leur passé, par le passé de l’espèce ou celui de leur génération mais ça ne sert à rien ; c’est une façon de vivre à reculons. Et je ne vois pas en quoi le passé pourrait m’éclairer sur ce que j’ai à faire aujourd’hui. Les leçons de l’histoire, pour moi, c’est une vaste rigolade. Je voudrais bien qu’on me montre à quel moment l’histoire a servi à qui que ce soit. On peut s’inspirer d’un moment de l’histoire, mais en général, on risque surtout de se laisser pétrifier. Je crois qu’on est de plus en plus frileux, pas seulement par rapport à l’avenir mais aussi par rapport au présent. On vit le présent dans une espèce de malaise, de crainte, d’où cette idée qu’il y a quand même eu des grands exemples, qu’il y a quand même eu des grands hommes, des grands moments. C’est plus confortable de se contenter d’y faire allusion, d’y repenser. La mémoire peut aussi constituer une illusion d’identité au plan collectif, mais c’est une illusion dangereuse. Le danger, c’est de s’en remettre à cette mémoire-là, de la tenir pour suffisante et fondatrice. Elle n’a rien de fondateur, elle ne peut rien fonder du tout.



Est-ce que ça vous gêne, que par rapport à une pensée comme celle de Sartre, on soit beaucoup plus dans la commémoration que dans le questionnement ?

Bien sûr que ça me gêne. C’est complètement stérile. Il y a beaucoup à apprendre dans Sartre, non pas comme une leçon, mais comme une occasion de rebondissement. Parce qu’il n’a cessé de rebondir, en ne cessant d’ailleurs de se donner tort à lui-même. C’est ça qui est intéressant. Mais je crois que la pensée de Sartre a, depuis longtemps, imprégné son époque et l’époque suivante. Je crois que c’est le cas aujourd’hui encore. Il y a des gens qui disent ceci ou cela, ils ne se rendent pas compte que c’est le mouvement même de la pensée de Sartre qui les a amenés à se poser la question de cette manière-là. Chaque génération est toujours aux prises avec un contexte différent et particulier. Je pense toujours que chaque génération a surtout pour fonction de garder la tête hors de l’eau pour assurer les possibilités de la suivante. Je crois qu’on ne peut pas faire beaucoup mieux. C’est un peu humiliant peut-être mais enfin par rapport à quoi ?



Si on regarde, comme on le fait souvent maintenant, les cinquante dernières années, on se dit qu’il y a un abandon progressif des idéologies donc des constructions politiques théoriques autres que le système dominant, cela veut-il dire que, politiquement, il n’y a rien à transmettre ?

En tout cas pas en recopiant les erreurs du passé ou en restant attaché à des types de solution qui avaient peut-être du sens voilà un certain temps, mais plus maintenant. Notre seule ressource actuellement, c’est de réinventer la politique. Nous avons vécu pendant trop longtemps sur l’idée qu’il suffisait de fonctionner selon les rouages habituels, avec des courroies de transmission. Nous avons été dupés par le fait que notre pays est une démocratie remarquable au sens formel du terme. Nous avons d’assez bonnes structures démocratiques mais nous avons peu à peu renoncé à les habiter. Aujourd’hui, tout est à repenser, et nous ne savons plus très bien à qui ou quoi nous en prendre. Il y avait des adversaires et des alliés, on était pour ceci et contre cela… Mais nous voici aux prises avec un marasme généralisé et le délire d’une prétendue mondialisation. Un délire auquel seraient bien incapables de mettre fin ceux-là même qui en profitent encore. En revanche, on peut essayer de reconstituer, de proche en proche, des moyens d’accès à des niveaux où il deviendrait possible de l’enrayer. Ce qui suppose que nous commencions par agir là où nous pouvons déjà nous assurer des prises concrètes. Nous avions pris l’habitude de nous passionner, de préférence, pour ce sur quoi nous étions plus ou moins impuissants : j’appelais ça l’exotisme politique.

Mais peut-être sommes-nous en train d’y céder sous une autre forme, dans notre hâte à focaliser sur l’une des toutes dernières versions d’une violence terroriste directe et d’emblée médiatisable. J’y vois en effet la très complaisante mise en scène d’une dimension

particulière au détriment d’une réflexion sur l’essentiel : sur un terrorisme, qualifions-le d’économique, pour aller vite, qui a déjà fait et ne cesse de faire infiniment plus de victimes que les agressions anti-américaines du 11 septembre. Or, c’est vrai qu’on ne peut pas agir d’emblée au niveau de l’actuelle « mondialisation », mais qu’il serait vain d’agir à quelque niveau que ce fût sans demeurer attentif à des phénomènes qui concernent et menacent l’ensemble de la planète. Il y a là une dialectique qu’il importe de maintenir, ou de mettre en œuvre, entre le local et le mondial. D’où l’importance de certaines interventions, à Seattle par exemple, et de rencontres comme celle de Durban.



C’est quand même un problème de se demander sans cesse sur quoi se reposer politiquement ?

Sur quoi se reposer ? Sur rien sauf sur nous-mêmes, sur nos propres engagements, nos propres efforts pour constituer des groupes, pour travailler à donner du sens à quelque chose de précis. Ça paraît modeste, presque bêtifiant, mais c’est capital ! Sinon, on se racontera des histoires et les choses continueront à se produire à notre détriment. Ce qui me frappe, c’est que dans une société comme la nôtre, malgré la désocialisation, il y a quand même des îlots de citoyennisation qui se manifestent depuis quelque dix ans. Par exemple à propos de la Bosnie. Tout à coup, en quelques mois, il y a eu 300 collectifs qui se sont créés un peu partout à travers la France pour aider réellement selon des modalités assez inventives. Mais ces groupes ne fonctionnaient pas les uns avec les autres, il a fallu les aider à se mettre en rapport. Dans tous les domaines, il y a des choses comme ça, et des gens ignorent qu’ils pourraient constituer une espèce de force citoyenne, s’ils travaillaient ensemble.



Vous dites qu’il y aurait une alliance possible entre citoyens et des hommes politiques contre autre chose.

A condition que nous soyons de plus en plus nombreux à nous engager, à nous vouloir citoyens et acteurs. Mais peut-être faut-il que nous en soyons venus à toucher le fond pour comprendre enfin où se situent les vraies ressources : en nous, dans ce

que nous entreprenons concrètement. L’effondrement de deux tours à Manhattan, je vois mal comment cela pourrait suffire : il nous faut prendre plus directement conscience des désastres humains qui se multiplient dans notre monde, tout autour de nous, et jusque chez nous.



Est-ce que ce mouvement très hétéroclite anti-globalisation financière est pour vous un mouvement de rupture politique, est-ce qu’il est porteur de quelque chose ?

Un mouvement qui ne serait que de rupture n’aurait pas grand intérêt : il faut cesser de croire à la révolution pour demain matin, ce n’est pas ainsi que les choses peuvent se passer. Mais quel que soit leur aspect plus ou moins chaotique, l’utilité de certaines manifestations semblent évidente. N’imaginons pourtant pas que ce mouvement « au sommet » puisse nous dispenser de constituer « à la base » une force citoyenne et re-socialisante. Une force politique, au sens le plus fort du terme.



Francis Jeanson*

Entretien réalisé par Christophe Dabitch

Philosophe, auteur de nombreux ouvrages dont l’Action culturelle dans la cité, Ed. du Seuil (1973) et plus récemment d’Entre-Deux, Conversations privées 1974-1999. Un itinéraire d’engagement, Francis Jeanson et Christiane Philip, Ed. Le Bord de l’eau (2000).

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