Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Toni Negri
Imprimer l'articleQue faire aujourdhui du « Que faire ? »
Ou, plutôt : le corps du General Intellect
« Le maillon faible de la chaîne impérialiste se situe à lendroit où
la classe ouvrière est au plus fort de sa résistance. »
Mario Tronti, Lenin in England, 1964.
Laspect biopolitique du Léninisme. Parler de Lénine, cest parler de la conquête du pouvoir. Que lon loue ou critique son uvre et ses actions naurait aucun sens si lon nen revenait point à cette question centrale. La conquête du pouvoir est le seul et unique « thème » léniniste. La science politique occidentale a pris lhabitude de rendre hommage à Lénine, insistant, élogieuse, sur sa « sombre grandeur » Ne pourrait-on aller jusquà dire que même Mussolini et Hitler rêvèrent dêtre Lénine ? Incontestablement, à ce stade terminal des guerres civiles qui ont scandé le XXe siècle, la science politique bourgeoise a quand même fini par reconnaître limportance de Lénine, le vainqueur dOctobre 17, lhomme des décisions impromptues et dune détermination inébranlable.
Une reconnaissance, de fait, bien écurante. En quoi consiste vraiment la « prise du pouvoir » dans le discours du Marxisme révolutionnaire ? Que cela sexprime dans le mouvement ouvrier du XIXe et du XXe siècle ou bien dans le mouvement communiste, lui-même, il nest pas une « prise de pouvoir » qui nait été plus ou moins en lien avec la notion même « dabolition de lEtat »1. Lénine na pas fait exception à cette volonté. Il nous suffit de considérer sa propre et extraordinaire aventure qui se rattachait à une telle proposition ; constat qui serait déjà largement suffisant pour décaler de quelques années-lumière lappréciation élogieuse et ambiguë par la science politique bourgeoise du véritable projet de Lénine. Indubitablement, Lénine ny est parvenu quà moitié : après avoir réussi la conquête du pouvoir, il a raté labolition de lEtat. Indubitablement encore, cet Etat qui aurait du peu à peu se déliter, sest montré de plus en plus fort, féroce, oblitérant, pour des générations entières à venir de militants communistes, lespoir de penser une possible prise du pouvoir conjointement avec labolition de lEtat. Cette question demeure pleinement dactualité.
Revenir à la question de Lénine nous oblige à nous interroger une fois de plus sur la possibilité de reprendre le chemin, celui-là même qui peut immédiatement mener à la subversion de lordre des choses, à linvention dun nouveau monde de liberté et dégalité, enfin nous permettre datteindre la capacité à détruire larché métaphysique occidental2 en tant que principe dautorité et outil dexploitation sociale en même temps que la hiérarchie politique et le système de contrôle des forces de production qui se maintiennent avec lui.
En posant notre interrogation ainsi, il nous faut inclure ici une sorte daddendum du fait même que le pouvoir capitaliste se compose de deux pôles indissociables : le contrôle de lEtat et une structure sociale dexploitation ; et cest lobjectif de la révolution quand elle est communiste dattaquer et de détruire les deux à la fois. Ce qui implique nécessairement pour Lénine (comme pour le Marxisme révolutionnaire, de façon générale) que le combat communiste soit biopolitique3. Non seulement parce que chaque aspect de notre vie est concerné par cette proposition, mais aussi parce que la volonté politique révolutionnaire des communistes sattache à opérer au sein du bios, en le critiquant, en le construisant et en le transformant.
A cet effet, Lénine a fait décoller la science politique de toute simplification idéaliste aussi bien que de la notion de « raison dEtat », comme il le fait aussi en sécartant de lillusion que le politique peut se définir en termes de bureaucratie ou de capacité à prendre des décisions rapides. De manière encore plus radicale, il refuse toute séparation du politique avec les sphères du social et de lhumain. En ce qui concerne sa propre pensée politique, Lénine libère son analyse de lappréhension théorique des méthodes de gouvernement (antique, radoteuse, et invariablement mystificatrice) ; par la suite, il proposera une analyse de la sphère politique dépassant lhypothèse naïve et séduisante de la raison purement économique. Il accomplira cette démarche en se libérant tout autant des pulsions millénaristes que des visions utopistes laïques qui, en termes dune théorie de la révolution, peuvent empêtrer notre perception du monde. Bien au contraire, Lénine mélange, greffe, secoue et révolutionne ces deux approches théoriques : ce qui doit pleinement lemporter demeure la volonté politique du prolétariat pour lequel le corps et la raison, la vie et les passions, la révolte et le dessein vont se constituer sous forme dun sujet biopolitique. Et ce sujet est la « classe ouvrière », alors que son « avant-garde » représente lâme et lesprit du « corps » de ce même prolétariat.
Rosa Luxembourg, bien que très dissemblable de Lénine sur de nombreux points, se rapproche de lui en ce qui concerne laspect biopolitique du projet communiste. Empruntant des trajectoires différentes, le virage pris par Rosa Luxembourg croise la ligne droite de Lénine ; en regard, notamment, de la vie des masses et de lensemble de larticulation de leurs besoins en tant que potentiel physique, corporel qui, seul, peut donner terrain et consistance à la violence abstraite de lintellectualité révolutionnaire. Un tel progrès rencontré dans lontologie du communisme4 apparaît sans aucun doute mystérieux bien que néanmoins réel : il démontre, au travers de son aspect biopolitique, lextraordinaire modernité de la pensée communiste, en particulier quand cet aspect traduit la pleine corporalité de la liberté et les désirs à produire. Et cest ici que nous retrouvons lauthentique Lénine, dans ce matérialisme des corps qui sefforce de se libérer ainsi que dans la matérialité de la vie dont la notion de révolution (et elle seulement) permet la rénovation.
Lénine par-delà Lénine
Mais la notion dexploitation, la lutte qui sy oppose : quest ce que tout cela signifie pour nous aujourdhui (pas hier, ni un siècle auparavant) ? Quel est le présent statut de ce corps qui sest transformé au cours des péripéties et des guerres civiles du XXe siècle ? Quel est le nouveau corps du combat communiste ?
Cest au début des années soixante (et par la suite avec une intensité qui na pas cessé de croître) que ces questions sont venues au premier plan ; des questions quasiment impossibles à résoudre à cette époque-là. Et pourtant, la conviction demeurait, face à ces mêmes questions, quil nous fallait non seulement entreprendre le réexamen de la pensée de Lénine avec une fidélité dexégèse mais aussi la recadrer, la redéployer pour ainsi dire « au-delà de Lénine ».
La première difficulté résidait dans la nécessité de préserver le sens du léninisme alors que nous traversions une transformation continue des conditions de production ainsi que des moyens de communication et dinformation du pouvoir qui les parcouraient, les innervaient ; tout ceci saccompagnant dune mutation des sujets. Une seconde difficulté naquit de la première : comment rendre adéquat le léninisme (cest-à-dire lexigence dune organisation de la révolution combattant le capitalisme, mais aussi en capacité de détruire lEtat) avec les données neuves de la réalité productive contemporaine et les aspirations nouvelles des sujets. Ce qui revient à sinterroger aujourdhui sur la façon possible de conquérir le pouvoir et dabolir lEtat dans une période historique qui voit (ceci afin danticiper un point crucial de notre propos) le capital établir son hégémonie sur le general intellect.
Tout a changé. Bien que respectueux de lexpérience et des théories léninistes, force nous est de constater que la composition technique et politique de la force de travail impliquée dans les systèmes de production et de contrôle actuels est totalement nouvelle, avec, pour résultat, une expérience de lexploitation, elle même, profondément altérée. De nos jours, en fait, la nature du travail productif est devenue fondamentalement immatérielle tandis que le processus co-opératif de productivité est devenu, quant à lui, purement social : ce qui signifie que le travail est à présent co-extensif de la vie tout comme le processus co-opératif est co-extensif de la multitude. Cest donc dans lensemble de la société (et non plus simplement dans les usines) que le travail étend ses réseaux de production, des réseaux capables de rénover le monde de la consommation en mettant au travail lensemble des désirs humains rationnels et affectifs. Cette extension dont nous parlons détermine lexploitation actuelle. Il en est de même pour la composition des procédés techniques à luvre. Mais le problème sinverse lorsque lon considère la consistance politique de cette nouvelle force de travail, puisquelle se présente elle-même sur le marché comme excessivement mobile (une mobilité qui est aussi symptôme dune fuite-refus des formes disciplinaires courantes de la production capitaliste) et très flexible signe dune certaine autonomie politique, dune quête dauto-évaluation ainsi que dun profond rejet de la représentation5. Que faire du léninisme à lintérieur de ces nouvelles conditions de travail ? Comment peut-on transformer la fuite, lauto-évaluation du travailleur immatériel en une nouvelle lutte de classe, dune façon qui puisse permettre lémergence dun désir organisé pour sapproprier la richesse sociale et libérer la subjectivité ? Comment peut-on rattacher cette réalité entièrement différente au projet stratégique du communisme ? Comment peut-on, pour ainsi dire, faire du neuf avec du vieux, de façon à opérer une ouverture radicale sur le nouveau, ce qui représente de fait comme Machiavel lexigeait de toute vraie révolution un « retour aux origines », et, dans le cas qui nous préoccupe, un retour au léninisme ?
La pensée de Marx dépendait de la phénoménologie du travail manufacturé du monde industriel de son époque : ce qui eut pour résultat que sa conception du parti et de la dictature sociale du prolétariat fût profondément inscrite dans lauto-gestion. Lénine, quant à lui, sattacha dès le départ à une notion avant-gardiste du parti qui, en Russie même avant la Révolution eut pour tâche danticiper le passage du travail manufacturé vers une « industrie à grande échelle », ce qui stratégiquement devait créer les conditions requises pour atteindre son objectif : gouverner. Pour Lénine, comme pour Marx, la relation entre la construction (composition) technique du prolétariat et la stratégie politique se fit au moyen de la désignation dune « Commune » ou dun « Parti Communiste », et cest cette « Commune » ou « Parti » qui tira les conséquences de la vision prolétarienne du réel et qui proposa une circulation pleine et entière entre la stratégie politique (subversive) et lorganisation des masses (biopolitique). Le parti devenant le moteur qui dynamisait la production de subjectivité ou, plutôt, qui représentait loutil apte à produire de la subjectivité subversive.
Doù notre question : quelle production de subjectivité afin de semparer du pouvoir reste encore possible pour le prolétariat immatériel daujourdhui ? Ou bien, dit dune autre façon : si le contexte de la production contemporaine se constitue à partir de la co-opération sociale du travail immatériel à qui nous donnerons le nom de general intellect comment construire le corps subversif de ce general intellect6, pour qui lorganisation communiste représenterait le levier, le lieu de nouvelles corporalités révolutionnaires, une puissante base de production de subjectivité ? Ici, nous entrons dans le royaume de « Lénine par-delà Lénine ».
Il nous paraît inévitable de présenter notre propos sous la forme dune parenthèse. Mais, de la même façon que cela se produit dans largument socratique, une telle parenthèse a parfois la vertu de permettre une première appréhension du concept lui-même.
Le corps subversif
du general intellect
Il existe un chapitre fameux de Marx qui sintitule « chapitre sur les machines », dans lequel Marx se lance dans la construction dune « histoire naturelle » (cest-à-dire linéaire, continue et nécessaire) du capital qui nous amène vers le concept de general intellect. Le general intellect apparaissant comme le produit du développement capitaliste. Une conclusion pour nous quelque peu ambiguë tout autant que pour Lénine lui-même (bien évidemment peu ou pas du tout familier de cet ouvrage, bien quil possédât la logique de rupture louée par la pensée marxiste, logique qui rendait impossible toute continuité naturelle du développement capitaliste). En fait, mis à part lillusion objectiviste que lon retrouve souvent dans la critique de léconomie politique, cest comme ça que les choses sont aussi pour Marx : le développement qui génère le general intellect est dans son propos un processus qui nest rien moins que naturel : dune part, ça explose de vie (toutes les forces vitales productives et reproductives qui sactivent pour bâtir le contexte biopolitique de la société capitaliste) ; dautre part, ce processus est intensément contradictoire (en fait, le general intellect nest pas seulement le combat contre le travail salarié mais représente aussi cette tendance anthropologique qui sincarne dans le refus du travail : et, un peu plus tard, il devient aussi le résultat révolutionnarisé dune baisse tendancielle du taux de profit capitaliste )
Nous nous retrouvons ici dans une situation parfaitement biopolitique. Ce qui unit le Marx du general intellect à Lénine et à nous-mêmes repose sur ceci : le fait patent que nous sommes tous des acteurs, hommes et femmes, dans ce monde de production qui constitue le vivant que nous sommes, par essence, la chair du développement, la réalité même du développement capitaliste, cette nouvelle chair dans laquelle les puissances du savoir sont inséparablement liées avec celles de la production, comme le sont, tout aussi bien, les activités scientifiques et ce, de la manière la plus singulière, la plus voluptueuse avec les passions. Le bios que nous évoquons (ou plutôt cette réalité biopolitique qui caractérise la révolution industrielle post 1968) certains auteurs et maîtres à pensée (qui, quand la nuit devint plus profonde, se déclarèrent alors ouvertement communistes) firent le choix de lappeler le corps sans organes7. Mais je continue, pour ma part, à lappeler chair. Peut-être aurait-il la force de devenir un corps et de se constituer, de lui-même, tous les organes nécessaires pour ce faire. Mais cest un peut-être seulement : pour que cela advienne réellement, un démiurge paraît une condition nécessaire, ou plutôt une avant-garde, externe à lui-même, possédant la capacité de transformer cette chair en un corps véritable : le corps du general intellect. Ou, peut être encore, comme dautres auteurs lont suggéré, ne faudrait-il point que le corps du general intellect fût énoncé par la parole même que le general intellect profère, de façon telle, que le general intellect devienne le démiurge de son corps propre ?
Je ne pense pas pour ma part que nous ayons le pouvoir de choisir la meilleure route à prendre ; seul un mouvement de lutte authentique pourra en disposer. Pourtant, ce qui apparaît comme une certitude, en ce qui concerne la maturation du general intellect, cest bien le fait que nous devons anticiper son expérimentation. Parce que la confrontation de lhistoire naturelle du capital avec les contradictions insolubles inventées par Marx sera la seule façon délaborer la généalogie du general intellect en tant que force subversive. Tenter une définition du corps du general intellect revient en fait à reconnaître et supporter le pouvoir des sujets qui lhabitent, la violence des crises qui secouent son ambiguïté, le conflit des téléologies qui le traversent ; enfin de décider où nous nous tenons au milieu de ce chaos. Si nous décidons que le sujet dans le general intellect est tout puissant parce que nomade et autonome ; quainsi les forces coopératives lemportent sur celles du marché ; et que la téléologie du commun prédomine sur celle de la personne privée nous prendrions de ce fait position au sujet de la question du corps du general intellect. Il naît et se constitue de la militance des individus construite à partir du travail immatériel et coopératif ; ces mêmes individus ayant décidé de vivre associés, et ce, de manière subversive.
La « biopolitique » de Lénine nous paraît ainsi profondément impliquée dans les nouvelles contradictions du « par-delà Lénine ». Cest avec Lénine que nous décidons de faire du corps du general intellect le sujet même de lorganisation dune nouvelle vie.
Espaces et temporalités. Pourtant, « par-delà Lénine » ne signifie pas simplement la reconnaissance dune nouvelle réalité, donc la découverte ainsi remise au goût du jour dun besoin urgent dorganisation : il faut aussi définir spatialement et temporellement un projet de libération. Le corps sinscrit toujours dans ces deux dimensions tout comme il existe uniquement dans tel ou tel temps bien particulier. La production de subjectivité, pour être efficace, nécessite des repères spatio-temporels déterminés. Si lon prend le cas de la Russie une époque et un lieu définis cette détermination spatio-temporelle est une condition sine qua non pour Lénine Ici et maintenant, ou jamais ! Mais quel espace-temps peut souvrir à une organisation subversive ainsi quà une possible révolution dun prolétariat immatériel devenu « exodique » et autonome ?
Repérer la dimension spatiale dun nouveau projet léniniste représente une entreprise dune difficulté considérable. Nous savons tous, nous qui vivons dans lEmpire, que nimporte quelle initiative révolutionnaire qui se limite à un espace confiné (cet espace fût-il celui dun grand Etat-nation) est, de fait, condamnée à échouer. Il devient évident que le seul Palais dhiver identifiable de nos jours est la Maison Blanche, un endroit, il faut bien lavouer, plutôt difficile à prendre dassaut Autre aspect à prendre en compte, plus le pouvoir impérial se renforce, plus sa représentation politique devient complexe et mondialement de mieux en mieux intégrée. Bien que la tête de lEmpire fût située aux Etats-Unis, cet Empire nest pas américain dans sa globalité, il est plutôt celui du capital collectif. À lopposé, reconnaître quil ny a pas despace pour le parti autre que lInternationale équivaut à prononcer une banalité sans intérêt. De fait, il napparaît plus décisif, pour quelque renouveau du léninisme, de réaffirmer théoriquement un point de levier spécifique, au moyen duquel les forces de la subversion seraient susceptibles de se multiplier. Si un « Lénine par-delà Lénine » a quelque intérêt, cest de nous permettre, et ce, de manière concrète, didentifier le chaînon de la maille impériale, à partir duquel nous aurions une chance de forcer la réalité8. Dans ce travail didentification présent, il ne faut pas sattendre à rencontrer quelque point faible ; pas plus quà lavenir : désormais, il nous faudra chercher là où sorganise au mieux la résistance, où éclate au plus fort linsurrection, où règne lhégémonie du general intellect, cest-à-dire le pouvoir constituant du nouveau prolétariat. Ainsi, alors que la base formelle du procédé révolutionnaire de production de subjectivité demeure encore lInternationale, en termes concrets, matériels et politiques, il ny a plus despace mais un lieu, il ny a plus dhorizon mais un point, un point à partir duquel lévénement devient possible.
Et ceci est tout aussi valable pour le parti. La question de lespace se pose comme subordonnée à un kairos9 spécifique, au pouvoir inattendu dun événement en quelque sorte à la flèche tiré par le general intellect afin de se reconnaître lui-même en tant que corps constitué.
En ce qui concerne la temporalité du parti néo-léniniste à une époque de globalisation post-fordiste, le commentaire est, à bien des égards, similaire à ce que nous avons évoqué jusquici. Il en va de même pour le temps que pour lespace : les déterminations se sont effondrées. Les approches historiques du Politique et de lEconomique sont devenues de plus en plus difficiles à développer sous laspect de scansion, alors que lalternance régulière et cyclique des époques dexploitation avec des périodes créatives de la lutte des classes sest profondément modifiée au point de devenir méconnaissable, même si elle a caractérisé le siècle tout entier, de 1870 à 1970. Quelle temporalité donc pourrait être contrôlée, utilisée et transformée par le parti léniniste actuel ? Ici aussi les contours apparaissent extrêmement flous : de la même façon que lorsque nous raisonnons sur la question de la spatialité et du lieu ; nous avons vu ainsi comment lEtat-nation est devenu un lieu de combat pour lEmpire, comment lhémisphère développé du Nord et celui sous-développé du Sud se sont intriqués à présent lun dans lautre, mélangés dans la même destinée. Il en est de même des temporalités : indiscernables. Seul un kairos bien particulier permettrait au corps du general intellect dadvenir.
Mais quelle est la signification réelle dun tel propos ? Si lon considère ce qui a été évoqué jusquici, il paraît impossible darriver véritablement à une conclusion théorique. Dans ce cas plus que jamais, il y a nécessité de sen remettre à laction militante et à lexpérience de la réalité. De nos jours, il est devenu évident que le procédé léniniste tendant à intervenir sur un point faible à un moment critique et objectivement déterminé, est totalement inefficace. Comme il est clair que cest seulement là où lénergie de la force de travail immatérielle devient supérieure à celles des forces de lexploitation capitaliste et là seulement, peut senvisager un possible projet de libération. La prise de décision anticapitaliste ne peut devenir efficace que là où la subjectivité est au plus fort, là où peut sélaborer une « guerre civile » contre lEmpire.
La dictature sans la souveraineté, ou « la démocratie absolue ». À ce niveau de notre réflexion, nous devons admettre que notre raisonnement est loin dêtre aussi convaincant que notre alléchant préambule socratique permettait de le penser. Tandis quil est vrai, afin de réaffirmer la posture du parti léniniste (qui affirme son autorité dans le pouvoir, qui élabore sa liberté au travers de prises de décisions catégoriques et inattendues), que nous avons énoncé plusieurs importantes assertions (lémergence du general intellect et la possibilité de lui donner corps ; la prépondérance tendancielle du travail immatériel ; le phénomène de fuite et de nomadisme, de prise dautonomie et de besoin dauto-évaluation que ce contexte provoque ; enfin, les contradictions qui marquent la relation entre la globalisation, lenchevêtrement complexe de ses procédés internes et les forces de résistance et de subversion) nous devons reconnaître, à la suite de ce propos, que nous sommes mis en échec pour atteindre des conclusions tant soit peu valables. Si lon ne peut fournir un contenu, une détermination, et une forme de pouvoir spécifique qui pourraient qualifier notre entreprise, en nous en remettant simplement au kairos, nous risquons passer à côté de lessentiel. Malgré lattrait quoffre le kairos, grâce à sa capacité de donner forme à la production de subjectivité, sans contenu ou expression subversif à y rattacher, il demeure terriblement exposé à un mécanisme de pure et simple tautologie Cest donc notre tâche de donner un contenu au kairos du general intellect, dalimenter son corps révolutionnaire. Nous pourrions donc nous demander : quest ce qui définirait aujourdhui une décision révolutionnaire ? Par quels contenus se caractérise une telle décision ?
Afin de donner réponse à cette interrogation, nous nous devons de faire un léger détour auparavant. Il nous faut garder à lesprit les limites du point de vue léniniste (qui néanmoins constituent une énorme avancée par rapport à la culture manufacturière de la social-démocratie russe) pour qui la décision révolutionnaire, dans son affirmation en tant que pouvoir constituant10, était en réalité façonnée à partir dun modèle industriel spécifique : le modèle occidental, plus précisément le modèle américain. Le développement industriel moderne a personnifié le squelette dans le placard de la théorie bolchevique révolutionnaire. Le modèle de lorganisation révolutionnaire ou plutôt le travail du peuple russe qui lélabora fut déterminé, et à la longue perverti, par ce choix de départ.
De nos jours, la situation sest radicalement modifiée. Il ny a plus de classe ouvrière pour se lamenter de labsence dun projet organisé de lindustrie et de la société, que cela soit de façon directe ou bien médiatisée par lEtat. Et, même après une éventuelle réactualisation, ce type de projet ne pourrait plus prendre un caractère aussi hégémonique par rapport au prolétariat ou à la pensée des masses ; comme, par ailleurs, il ne pourrait plus avoir deffet sur le pouvoir capitaliste qui sest aujourdhui déplacé vers dautres niveaux (financier, bureaucratique, communicationnel) de contrôle et de maîtrise. A présent, donc, une décision révolutionnaire doit sétablir à partir dun schéma constituant radicalement différent : plus question de positionner un axe préliminaire de développement industriel et/ou économique ; à la place, une telle décision aura la volonté de proposer des solutions pour une ville libérée dans laquelle la dimension industrielle sintéresse vraiment aux besoins vitaux, la société aux aspects scientifiques, et où un vrai travail soffre à la multitude. À partir de là, la prise de décision constituante tend à devenir la démocratie de la multitude.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion de notre article. Ce qui est demandé au parti cest de faire preuve dune grande radicalité, capable de balayer les idées reçues, passées ou actuelles ; de sorte que le mouvement se transforme en véritable pratique dun pouvoir constituant. Dans la mesure où il anticipe la loi, le pouvoir constituant est toujours une forme de dictature (mais il y a dictature et dictature : la forme fasciste nest pas identique à celle du communisme, bien que nous ne pensions point la seconde préférable à la première). Demeure le fait que la décision politique pose toujours la question de la production de subjectivité, qui, à son tour, implique la production des corps concrets, des masses et/ou des multitudes des corps ce qui suppose ainsi que chaque subjectivité fût différente des autres.
Aujourdhui ce qui nous intéresse, cest la subjectivité du general intellect, qui, dans le but de transformer le monde qui lenvironne, doit utiliser la force, une force à organiser par le pouvoir constituant. Bien évidemment, lexercice du pouvoir constituant peut avoir des effets positifs tout autant que négatifs. Nous ne pouvons cependant pas utiliser un référentiel préétabli qui nous aiderait à décider de critères concernant les inventions apportées par les multitudes. Cependant, de façon à éviter tout malentendu et ne pas être ainsi accusé de travailler à lavènement dune dictature grossière, dissimulée sous un langage hypocrite, plus dangereuse aujourdhui que jamais puisque, de fait, elle demeure bien tapie, mais au cur de la vulgarité dun milieu social régi par une consommation homogène et touts azimuts nous dirons que la dictature à laquelle nous aspirons et que nous estimons comme linvention du trésor dun Lénine redécouvert pourrait être qualifier de « démocratie absolue ». Ce sont les termes généralement utilisés par Spinoza pour décrire la méthode de gouvernement que la multitude exerce sur elle-même11. Spinoza fit preuve dun grand courage en ajoutant ladjectif « absolue » à une des méthodes de gouvernement issue de lappréhension théorique des anciens : la monarchie contre la tyrannie, laristocratie contre loligarchie, la démocratie contre lanarchie. Attention à ne pas faire derreur ici : « démocratie absolue » na rien à voir de près ou de loin avec la théorie générale des méthodes de gouvernement ; cet amalgame assez partagé valut à cette proposition dans le passé, mais aussi beaucoup plus tardivement, dêtre recouverte dépithètes négatifs par la critique. « Démocratie absolue » demeure pourtant un bon intitulé pour décrire linvention dune nouvelle forme de liberté, ou mieux encore, la production « à venir » dun peuple.
Mais la raison fondamentale de notre soutien à cette proposition de « démocratie absolue » repose dans la prise de conscience que cette terminologie demeure vierge de toute contamination du concept moderne de souveraineté (si lon considère la nature même des espaces et des temps de la postmodernité). Nous devons donc nous le pouvons si nous reconnaissons sa nature biopolitique transposer la pensée de Lénine de lunivers de la modernité (le modèle industriel souverain), auquel il a appartenu jusquà présent, en traduisant sa prise de décision révolutionnaire dans une nouvelle production de subjectivité autonome et communiste au sein des multitudes postmodernes.
la classe ouvrière est au plus fort de sa résistance. »
Mario Tronti, Lenin in England, 1964.
Laspect biopolitique du Léninisme. Parler de Lénine, cest parler de la conquête du pouvoir. Que lon loue ou critique son uvre et ses actions naurait aucun sens si lon nen revenait point à cette question centrale. La conquête du pouvoir est le seul et unique « thème » léniniste. La science politique occidentale a pris lhabitude de rendre hommage à Lénine, insistant, élogieuse, sur sa « sombre grandeur » Ne pourrait-on aller jusquà dire que même Mussolini et Hitler rêvèrent dêtre Lénine ? Incontestablement, à ce stade terminal des guerres civiles qui ont scandé le XXe siècle, la science politique bourgeoise a quand même fini par reconnaître limportance de Lénine, le vainqueur dOctobre 17, lhomme des décisions impromptues et dune détermination inébranlable.
Une reconnaissance, de fait, bien écurante. En quoi consiste vraiment la « prise du pouvoir » dans le discours du Marxisme révolutionnaire ? Que cela sexprime dans le mouvement ouvrier du XIXe et du XXe siècle ou bien dans le mouvement communiste, lui-même, il nest pas une « prise de pouvoir » qui nait été plus ou moins en lien avec la notion même « dabolition de lEtat »1. Lénine na pas fait exception à cette volonté. Il nous suffit de considérer sa propre et extraordinaire aventure qui se rattachait à une telle proposition ; constat qui serait déjà largement suffisant pour décaler de quelques années-lumière lappréciation élogieuse et ambiguë par la science politique bourgeoise du véritable projet de Lénine. Indubitablement, Lénine ny est parvenu quà moitié : après avoir réussi la conquête du pouvoir, il a raté labolition de lEtat. Indubitablement encore, cet Etat qui aurait du peu à peu se déliter, sest montré de plus en plus fort, féroce, oblitérant, pour des générations entières à venir de militants communistes, lespoir de penser une possible prise du pouvoir conjointement avec labolition de lEtat. Cette question demeure pleinement dactualité.
Revenir à la question de Lénine nous oblige à nous interroger une fois de plus sur la possibilité de reprendre le chemin, celui-là même qui peut immédiatement mener à la subversion de lordre des choses, à linvention dun nouveau monde de liberté et dégalité, enfin nous permettre datteindre la capacité à détruire larché métaphysique occidental2 en tant que principe dautorité et outil dexploitation sociale en même temps que la hiérarchie politique et le système de contrôle des forces de production qui se maintiennent avec lui.
En posant notre interrogation ainsi, il nous faut inclure ici une sorte daddendum du fait même que le pouvoir capitaliste se compose de deux pôles indissociables : le contrôle de lEtat et une structure sociale dexploitation ; et cest lobjectif de la révolution quand elle est communiste dattaquer et de détruire les deux à la fois. Ce qui implique nécessairement pour Lénine (comme pour le Marxisme révolutionnaire, de façon générale) que le combat communiste soit biopolitique3. Non seulement parce que chaque aspect de notre vie est concerné par cette proposition, mais aussi parce que la volonté politique révolutionnaire des communistes sattache à opérer au sein du bios, en le critiquant, en le construisant et en le transformant.
A cet effet, Lénine a fait décoller la science politique de toute simplification idéaliste aussi bien que de la notion de « raison dEtat », comme il le fait aussi en sécartant de lillusion que le politique peut se définir en termes de bureaucratie ou de capacité à prendre des décisions rapides. De manière encore plus radicale, il refuse toute séparation du politique avec les sphères du social et de lhumain. En ce qui concerne sa propre pensée politique, Lénine libère son analyse de lappréhension théorique des méthodes de gouvernement (antique, radoteuse, et invariablement mystificatrice) ; par la suite, il proposera une analyse de la sphère politique dépassant lhypothèse naïve et séduisante de la raison purement économique. Il accomplira cette démarche en se libérant tout autant des pulsions millénaristes que des visions utopistes laïques qui, en termes dune théorie de la révolution, peuvent empêtrer notre perception du monde. Bien au contraire, Lénine mélange, greffe, secoue et révolutionne ces deux approches théoriques : ce qui doit pleinement lemporter demeure la volonté politique du prolétariat pour lequel le corps et la raison, la vie et les passions, la révolte et le dessein vont se constituer sous forme dun sujet biopolitique. Et ce sujet est la « classe ouvrière », alors que son « avant-garde » représente lâme et lesprit du « corps » de ce même prolétariat.
Rosa Luxembourg, bien que très dissemblable de Lénine sur de nombreux points, se rapproche de lui en ce qui concerne laspect biopolitique du projet communiste. Empruntant des trajectoires différentes, le virage pris par Rosa Luxembourg croise la ligne droite de Lénine ; en regard, notamment, de la vie des masses et de lensemble de larticulation de leurs besoins en tant que potentiel physique, corporel qui, seul, peut donner terrain et consistance à la violence abstraite de lintellectualité révolutionnaire. Un tel progrès rencontré dans lontologie du communisme4 apparaît sans aucun doute mystérieux bien que néanmoins réel : il démontre, au travers de son aspect biopolitique, lextraordinaire modernité de la pensée communiste, en particulier quand cet aspect traduit la pleine corporalité de la liberté et les désirs à produire. Et cest ici que nous retrouvons lauthentique Lénine, dans ce matérialisme des corps qui sefforce de se libérer ainsi que dans la matérialité de la vie dont la notion de révolution (et elle seulement) permet la rénovation.
Lénine par-delà Lénine
Mais la notion dexploitation, la lutte qui sy oppose : quest ce que tout cela signifie pour nous aujourdhui (pas hier, ni un siècle auparavant) ? Quel est le présent statut de ce corps qui sest transformé au cours des péripéties et des guerres civiles du XXe siècle ? Quel est le nouveau corps du combat communiste ?
Cest au début des années soixante (et par la suite avec une intensité qui na pas cessé de croître) que ces questions sont venues au premier plan ; des questions quasiment impossibles à résoudre à cette époque-là. Et pourtant, la conviction demeurait, face à ces mêmes questions, quil nous fallait non seulement entreprendre le réexamen de la pensée de Lénine avec une fidélité dexégèse mais aussi la recadrer, la redéployer pour ainsi dire « au-delà de Lénine ».
La première difficulté résidait dans la nécessité de préserver le sens du léninisme alors que nous traversions une transformation continue des conditions de production ainsi que des moyens de communication et dinformation du pouvoir qui les parcouraient, les innervaient ; tout ceci saccompagnant dune mutation des sujets. Une seconde difficulté naquit de la première : comment rendre adéquat le léninisme (cest-à-dire lexigence dune organisation de la révolution combattant le capitalisme, mais aussi en capacité de détruire lEtat) avec les données neuves de la réalité productive contemporaine et les aspirations nouvelles des sujets. Ce qui revient à sinterroger aujourdhui sur la façon possible de conquérir le pouvoir et dabolir lEtat dans une période historique qui voit (ceci afin danticiper un point crucial de notre propos) le capital établir son hégémonie sur le general intellect.
Tout a changé. Bien que respectueux de lexpérience et des théories léninistes, force nous est de constater que la composition technique et politique de la force de travail impliquée dans les systèmes de production et de contrôle actuels est totalement nouvelle, avec, pour résultat, une expérience de lexploitation, elle même, profondément altérée. De nos jours, en fait, la nature du travail productif est devenue fondamentalement immatérielle tandis que le processus co-opératif de productivité est devenu, quant à lui, purement social : ce qui signifie que le travail est à présent co-extensif de la vie tout comme le processus co-opératif est co-extensif de la multitude. Cest donc dans lensemble de la société (et non plus simplement dans les usines) que le travail étend ses réseaux de production, des réseaux capables de rénover le monde de la consommation en mettant au travail lensemble des désirs humains rationnels et affectifs. Cette extension dont nous parlons détermine lexploitation actuelle. Il en est de même pour la composition des procédés techniques à luvre. Mais le problème sinverse lorsque lon considère la consistance politique de cette nouvelle force de travail, puisquelle se présente elle-même sur le marché comme excessivement mobile (une mobilité qui est aussi symptôme dune fuite-refus des formes disciplinaires courantes de la production capitaliste) et très flexible signe dune certaine autonomie politique, dune quête dauto-évaluation ainsi que dun profond rejet de la représentation5. Que faire du léninisme à lintérieur de ces nouvelles conditions de travail ? Comment peut-on transformer la fuite, lauto-évaluation du travailleur immatériel en une nouvelle lutte de classe, dune façon qui puisse permettre lémergence dun désir organisé pour sapproprier la richesse sociale et libérer la subjectivité ? Comment peut-on rattacher cette réalité entièrement différente au projet stratégique du communisme ? Comment peut-on, pour ainsi dire, faire du neuf avec du vieux, de façon à opérer une ouverture radicale sur le nouveau, ce qui représente de fait comme Machiavel lexigeait de toute vraie révolution un « retour aux origines », et, dans le cas qui nous préoccupe, un retour au léninisme ?
La pensée de Marx dépendait de la phénoménologie du travail manufacturé du monde industriel de son époque : ce qui eut pour résultat que sa conception du parti et de la dictature sociale du prolétariat fût profondément inscrite dans lauto-gestion. Lénine, quant à lui, sattacha dès le départ à une notion avant-gardiste du parti qui, en Russie même avant la Révolution eut pour tâche danticiper le passage du travail manufacturé vers une « industrie à grande échelle », ce qui stratégiquement devait créer les conditions requises pour atteindre son objectif : gouverner. Pour Lénine, comme pour Marx, la relation entre la construction (composition) technique du prolétariat et la stratégie politique se fit au moyen de la désignation dune « Commune » ou dun « Parti Communiste », et cest cette « Commune » ou « Parti » qui tira les conséquences de la vision prolétarienne du réel et qui proposa une circulation pleine et entière entre la stratégie politique (subversive) et lorganisation des masses (biopolitique). Le parti devenant le moteur qui dynamisait la production de subjectivité ou, plutôt, qui représentait loutil apte à produire de la subjectivité subversive.
Doù notre question : quelle production de subjectivité afin de semparer du pouvoir reste encore possible pour le prolétariat immatériel daujourdhui ? Ou bien, dit dune autre façon : si le contexte de la production contemporaine se constitue à partir de la co-opération sociale du travail immatériel à qui nous donnerons le nom de general intellect comment construire le corps subversif de ce general intellect6, pour qui lorganisation communiste représenterait le levier, le lieu de nouvelles corporalités révolutionnaires, une puissante base de production de subjectivité ? Ici, nous entrons dans le royaume de « Lénine par-delà Lénine ».
Il nous paraît inévitable de présenter notre propos sous la forme dune parenthèse. Mais, de la même façon que cela se produit dans largument socratique, une telle parenthèse a parfois la vertu de permettre une première appréhension du concept lui-même.
Le corps subversif
du general intellect
Il existe un chapitre fameux de Marx qui sintitule « chapitre sur les machines », dans lequel Marx se lance dans la construction dune « histoire naturelle » (cest-à-dire linéaire, continue et nécessaire) du capital qui nous amène vers le concept de general intellect. Le general intellect apparaissant comme le produit du développement capitaliste. Une conclusion pour nous quelque peu ambiguë tout autant que pour Lénine lui-même (bien évidemment peu ou pas du tout familier de cet ouvrage, bien quil possédât la logique de rupture louée par la pensée marxiste, logique qui rendait impossible toute continuité naturelle du développement capitaliste). En fait, mis à part lillusion objectiviste que lon retrouve souvent dans la critique de léconomie politique, cest comme ça que les choses sont aussi pour Marx : le développement qui génère le general intellect est dans son propos un processus qui nest rien moins que naturel : dune part, ça explose de vie (toutes les forces vitales productives et reproductives qui sactivent pour bâtir le contexte biopolitique de la société capitaliste) ; dautre part, ce processus est intensément contradictoire (en fait, le general intellect nest pas seulement le combat contre le travail salarié mais représente aussi cette tendance anthropologique qui sincarne dans le refus du travail : et, un peu plus tard, il devient aussi le résultat révolutionnarisé dune baisse tendancielle du taux de profit capitaliste )
Nous nous retrouvons ici dans une situation parfaitement biopolitique. Ce qui unit le Marx du general intellect à Lénine et à nous-mêmes repose sur ceci : le fait patent que nous sommes tous des acteurs, hommes et femmes, dans ce monde de production qui constitue le vivant que nous sommes, par essence, la chair du développement, la réalité même du développement capitaliste, cette nouvelle chair dans laquelle les puissances du savoir sont inséparablement liées avec celles de la production, comme le sont, tout aussi bien, les activités scientifiques et ce, de la manière la plus singulière, la plus voluptueuse avec les passions. Le bios que nous évoquons (ou plutôt cette réalité biopolitique qui caractérise la révolution industrielle post 1968) certains auteurs et maîtres à pensée (qui, quand la nuit devint plus profonde, se déclarèrent alors ouvertement communistes) firent le choix de lappeler le corps sans organes7. Mais je continue, pour ma part, à lappeler chair. Peut-être aurait-il la force de devenir un corps et de se constituer, de lui-même, tous les organes nécessaires pour ce faire. Mais cest un peut-être seulement : pour que cela advienne réellement, un démiurge paraît une condition nécessaire, ou plutôt une avant-garde, externe à lui-même, possédant la capacité de transformer cette chair en un corps véritable : le corps du general intellect. Ou, peut être encore, comme dautres auteurs lont suggéré, ne faudrait-il point que le corps du general intellect fût énoncé par la parole même que le general intellect profère, de façon telle, que le general intellect devienne le démiurge de son corps propre ?
Je ne pense pas pour ma part que nous ayons le pouvoir de choisir la meilleure route à prendre ; seul un mouvement de lutte authentique pourra en disposer. Pourtant, ce qui apparaît comme une certitude, en ce qui concerne la maturation du general intellect, cest bien le fait que nous devons anticiper son expérimentation. Parce que la confrontation de lhistoire naturelle du capital avec les contradictions insolubles inventées par Marx sera la seule façon délaborer la généalogie du general intellect en tant que force subversive. Tenter une définition du corps du general intellect revient en fait à reconnaître et supporter le pouvoir des sujets qui lhabitent, la violence des crises qui secouent son ambiguïté, le conflit des téléologies qui le traversent ; enfin de décider où nous nous tenons au milieu de ce chaos. Si nous décidons que le sujet dans le general intellect est tout puissant parce que nomade et autonome ; quainsi les forces coopératives lemportent sur celles du marché ; et que la téléologie du commun prédomine sur celle de la personne privée nous prendrions de ce fait position au sujet de la question du corps du general intellect. Il naît et se constitue de la militance des individus construite à partir du travail immatériel et coopératif ; ces mêmes individus ayant décidé de vivre associés, et ce, de manière subversive.
La « biopolitique » de Lénine nous paraît ainsi profondément impliquée dans les nouvelles contradictions du « par-delà Lénine ». Cest avec Lénine que nous décidons de faire du corps du general intellect le sujet même de lorganisation dune nouvelle vie.
Espaces et temporalités. Pourtant, « par-delà Lénine » ne signifie pas simplement la reconnaissance dune nouvelle réalité, donc la découverte ainsi remise au goût du jour dun besoin urgent dorganisation : il faut aussi définir spatialement et temporellement un projet de libération. Le corps sinscrit toujours dans ces deux dimensions tout comme il existe uniquement dans tel ou tel temps bien particulier. La production de subjectivité, pour être efficace, nécessite des repères spatio-temporels déterminés. Si lon prend le cas de la Russie une époque et un lieu définis cette détermination spatio-temporelle est une condition sine qua non pour Lénine Ici et maintenant, ou jamais ! Mais quel espace-temps peut souvrir à une organisation subversive ainsi quà une possible révolution dun prolétariat immatériel devenu « exodique » et autonome ?
Repérer la dimension spatiale dun nouveau projet léniniste représente une entreprise dune difficulté considérable. Nous savons tous, nous qui vivons dans lEmpire, que nimporte quelle initiative révolutionnaire qui se limite à un espace confiné (cet espace fût-il celui dun grand Etat-nation) est, de fait, condamnée à échouer. Il devient évident que le seul Palais dhiver identifiable de nos jours est la Maison Blanche, un endroit, il faut bien lavouer, plutôt difficile à prendre dassaut Autre aspect à prendre en compte, plus le pouvoir impérial se renforce, plus sa représentation politique devient complexe et mondialement de mieux en mieux intégrée. Bien que la tête de lEmpire fût située aux Etats-Unis, cet Empire nest pas américain dans sa globalité, il est plutôt celui du capital collectif. À lopposé, reconnaître quil ny a pas despace pour le parti autre que lInternationale équivaut à prononcer une banalité sans intérêt. De fait, il napparaît plus décisif, pour quelque renouveau du léninisme, de réaffirmer théoriquement un point de levier spécifique, au moyen duquel les forces de la subversion seraient susceptibles de se multiplier. Si un « Lénine par-delà Lénine » a quelque intérêt, cest de nous permettre, et ce, de manière concrète, didentifier le chaînon de la maille impériale, à partir duquel nous aurions une chance de forcer la réalité8. Dans ce travail didentification présent, il ne faut pas sattendre à rencontrer quelque point faible ; pas plus quà lavenir : désormais, il nous faudra chercher là où sorganise au mieux la résistance, où éclate au plus fort linsurrection, où règne lhégémonie du general intellect, cest-à-dire le pouvoir constituant du nouveau prolétariat. Ainsi, alors que la base formelle du procédé révolutionnaire de production de subjectivité demeure encore lInternationale, en termes concrets, matériels et politiques, il ny a plus despace mais un lieu, il ny a plus dhorizon mais un point, un point à partir duquel lévénement devient possible.
Et ceci est tout aussi valable pour le parti. La question de lespace se pose comme subordonnée à un kairos9 spécifique, au pouvoir inattendu dun événement en quelque sorte à la flèche tiré par le general intellect afin de se reconnaître lui-même en tant que corps constitué.
En ce qui concerne la temporalité du parti néo-léniniste à une époque de globalisation post-fordiste, le commentaire est, à bien des égards, similaire à ce que nous avons évoqué jusquici. Il en va de même pour le temps que pour lespace : les déterminations se sont effondrées. Les approches historiques du Politique et de lEconomique sont devenues de plus en plus difficiles à développer sous laspect de scansion, alors que lalternance régulière et cyclique des époques dexploitation avec des périodes créatives de la lutte des classes sest profondément modifiée au point de devenir méconnaissable, même si elle a caractérisé le siècle tout entier, de 1870 à 1970. Quelle temporalité donc pourrait être contrôlée, utilisée et transformée par le parti léniniste actuel ? Ici aussi les contours apparaissent extrêmement flous : de la même façon que lorsque nous raisonnons sur la question de la spatialité et du lieu ; nous avons vu ainsi comment lEtat-nation est devenu un lieu de combat pour lEmpire, comment lhémisphère développé du Nord et celui sous-développé du Sud se sont intriqués à présent lun dans lautre, mélangés dans la même destinée. Il en est de même des temporalités : indiscernables. Seul un kairos bien particulier permettrait au corps du general intellect dadvenir.
Mais quelle est la signification réelle dun tel propos ? Si lon considère ce qui a été évoqué jusquici, il paraît impossible darriver véritablement à une conclusion théorique. Dans ce cas plus que jamais, il y a nécessité de sen remettre à laction militante et à lexpérience de la réalité. De nos jours, il est devenu évident que le procédé léniniste tendant à intervenir sur un point faible à un moment critique et objectivement déterminé, est totalement inefficace. Comme il est clair que cest seulement là où lénergie de la force de travail immatérielle devient supérieure à celles des forces de lexploitation capitaliste et là seulement, peut senvisager un possible projet de libération. La prise de décision anticapitaliste ne peut devenir efficace que là où la subjectivité est au plus fort, là où peut sélaborer une « guerre civile » contre lEmpire.
La dictature sans la souveraineté, ou « la démocratie absolue ». À ce niveau de notre réflexion, nous devons admettre que notre raisonnement est loin dêtre aussi convaincant que notre alléchant préambule socratique permettait de le penser. Tandis quil est vrai, afin de réaffirmer la posture du parti léniniste (qui affirme son autorité dans le pouvoir, qui élabore sa liberté au travers de prises de décisions catégoriques et inattendues), que nous avons énoncé plusieurs importantes assertions (lémergence du general intellect et la possibilité de lui donner corps ; la prépondérance tendancielle du travail immatériel ; le phénomène de fuite et de nomadisme, de prise dautonomie et de besoin dauto-évaluation que ce contexte provoque ; enfin, les contradictions qui marquent la relation entre la globalisation, lenchevêtrement complexe de ses procédés internes et les forces de résistance et de subversion) nous devons reconnaître, à la suite de ce propos, que nous sommes mis en échec pour atteindre des conclusions tant soit peu valables. Si lon ne peut fournir un contenu, une détermination, et une forme de pouvoir spécifique qui pourraient qualifier notre entreprise, en nous en remettant simplement au kairos, nous risquons passer à côté de lessentiel. Malgré lattrait quoffre le kairos, grâce à sa capacité de donner forme à la production de subjectivité, sans contenu ou expression subversif à y rattacher, il demeure terriblement exposé à un mécanisme de pure et simple tautologie Cest donc notre tâche de donner un contenu au kairos du general intellect, dalimenter son corps révolutionnaire. Nous pourrions donc nous demander : quest ce qui définirait aujourdhui une décision révolutionnaire ? Par quels contenus se caractérise une telle décision ?
Afin de donner réponse à cette interrogation, nous nous devons de faire un léger détour auparavant. Il nous faut garder à lesprit les limites du point de vue léniniste (qui néanmoins constituent une énorme avancée par rapport à la culture manufacturière de la social-démocratie russe) pour qui la décision révolutionnaire, dans son affirmation en tant que pouvoir constituant10, était en réalité façonnée à partir dun modèle industriel spécifique : le modèle occidental, plus précisément le modèle américain. Le développement industriel moderne a personnifié le squelette dans le placard de la théorie bolchevique révolutionnaire. Le modèle de lorganisation révolutionnaire ou plutôt le travail du peuple russe qui lélabora fut déterminé, et à la longue perverti, par ce choix de départ.
De nos jours, la situation sest radicalement modifiée. Il ny a plus de classe ouvrière pour se lamenter de labsence dun projet organisé de lindustrie et de la société, que cela soit de façon directe ou bien médiatisée par lEtat. Et, même après une éventuelle réactualisation, ce type de projet ne pourrait plus prendre un caractère aussi hégémonique par rapport au prolétariat ou à la pensée des masses ; comme, par ailleurs, il ne pourrait plus avoir deffet sur le pouvoir capitaliste qui sest aujourdhui déplacé vers dautres niveaux (financier, bureaucratique, communicationnel) de contrôle et de maîtrise. A présent, donc, une décision révolutionnaire doit sétablir à partir dun schéma constituant radicalement différent : plus question de positionner un axe préliminaire de développement industriel et/ou économique ; à la place, une telle décision aura la volonté de proposer des solutions pour une ville libérée dans laquelle la dimension industrielle sintéresse vraiment aux besoins vitaux, la société aux aspects scientifiques, et où un vrai travail soffre à la multitude. À partir de là, la prise de décision constituante tend à devenir la démocratie de la multitude.
Nous en arrivons ainsi à la conclusion de notre article. Ce qui est demandé au parti cest de faire preuve dune grande radicalité, capable de balayer les idées reçues, passées ou actuelles ; de sorte que le mouvement se transforme en véritable pratique dun pouvoir constituant. Dans la mesure où il anticipe la loi, le pouvoir constituant est toujours une forme de dictature (mais il y a dictature et dictature : la forme fasciste nest pas identique à celle du communisme, bien que nous ne pensions point la seconde préférable à la première). Demeure le fait que la décision politique pose toujours la question de la production de subjectivité, qui, à son tour, implique la production des corps concrets, des masses et/ou des multitudes des corps ce qui suppose ainsi que chaque subjectivité fût différente des autres.
Aujourdhui ce qui nous intéresse, cest la subjectivité du general intellect, qui, dans le but de transformer le monde qui lenvironne, doit utiliser la force, une force à organiser par le pouvoir constituant. Bien évidemment, lexercice du pouvoir constituant peut avoir des effets positifs tout autant que négatifs. Nous ne pouvons cependant pas utiliser un référentiel préétabli qui nous aiderait à décider de critères concernant les inventions apportées par les multitudes. Cependant, de façon à éviter tout malentendu et ne pas être ainsi accusé de travailler à lavènement dune dictature grossière, dissimulée sous un langage hypocrite, plus dangereuse aujourdhui que jamais puisque, de fait, elle demeure bien tapie, mais au cur de la vulgarité dun milieu social régi par une consommation homogène et touts azimuts nous dirons que la dictature à laquelle nous aspirons et que nous estimons comme linvention du trésor dun Lénine redécouvert pourrait être qualifier de « démocratie absolue ». Ce sont les termes généralement utilisés par Spinoza pour décrire la méthode de gouvernement que la multitude exerce sur elle-même11. Spinoza fit preuve dun grand courage en ajoutant ladjectif « absolue » à une des méthodes de gouvernement issue de lappréhension théorique des anciens : la monarchie contre la tyrannie, laristocratie contre loligarchie, la démocratie contre lanarchie. Attention à ne pas faire derreur ici : « démocratie absolue » na rien à voir de près ou de loin avec la théorie générale des méthodes de gouvernement ; cet amalgame assez partagé valut à cette proposition dans le passé, mais aussi beaucoup plus tardivement, dêtre recouverte dépithètes négatifs par la critique. « Démocratie absolue » demeure pourtant un bon intitulé pour décrire linvention dune nouvelle forme de liberté, ou mieux encore, la production « à venir » dun peuple.
Mais la raison fondamentale de notre soutien à cette proposition de « démocratie absolue » repose dans la prise de conscience que cette terminologie demeure vierge de toute contamination du concept moderne de souveraineté (si lon considère la nature même des espaces et des temps de la postmodernité). Nous devons donc nous le pouvons si nous reconnaissons sa nature biopolitique transposer la pensée de Lénine de lunivers de la modernité (le modèle industriel souverain), auquel il a appartenu jusquà présent, en traduisant sa prise de décision révolutionnaire dans une nouvelle production de subjectivité autonome et communiste au sein des multitudes postmodernes.
Traduction Pierre Cocrelle
Photographies Meyer (Tendance Floue)
* Spécialiste de Marx et de Spinoza, Antonio Negri est également lune des figures les plus marquantes de la gauche radicale et de la philosophie politique contemporaine. En guise dintroduction à une uvre comprenant de nombreux ouvrages, on pourra se référer à Exils (Mille et Une Nuits, 1998) et Kairos, Alma Venus, Multitude (Calman-Levy, 2001). Étant donné laspect technique de certains termes et de certaines références du texte qui suit, la rédaction a jugé bon de laccompagner de quelques notes dans lesquelles on trouvera notamment un renvoi aux principaux ouvrages de T. Negri.
(6) La notion de « general intellect » est employée par Marx (en anglais dans son texte allemand) dans la version initiale du Capital (1867), les Grundrisse (1857-1858), ouvrage posthume inconnu de Lénine auquel Negri a consacré un commentaire (Marx au-delà de Marx, Christian Bourgois, 1979). Marx y explique quà lépoque du machinisme et de la grande industrie, qui est aussi celle de la technologie, cest la science elle-même (le general intellect) par le biais de la technologie qui dirige la production, au moment même où le travailleur se voit déposséder de son savoir technique et réduit à une simple force matérielle, de sorte que ce savoir lui fait face comme un étranger dominateur. Cette aliénation est envisagée par Marx dans une dialectique, comme le rappelle Negri dans les lignes qui suivent. Lobjectif de cette domination du travail par la science est de déposséder le travailleur du contrôle quil exerce sur le processus productif et daugmenter le taux de profit, mais la prise de possession de la science par le capital est également loccasion dun développement sans précédent du savoir scientifique dont les individus pourront bénéficier pleinement dès quils auront repris possession (au stade du communisme) des moyens de production. Negri voit dans la transformation du travail productif en travail immatériel une forme de réappropriation du general intellect, de sorte que le problème politique nest plus tant celui de cette réappropriation que celui de la constitution du corps subversif (cest-à-dire de nouvelles formes de désir) qui soit à la hauteur des exigences dautonomie contenues dans le travail immatériel. (ndlr)
(7) Lexpression « corps sans organe » vient dAntonin Artaud. Negri fait ici allusion au commentaire que des auteurs comme Deleuze et Derrida ont donné de luvre du poète. (ndlr)
(8) T. Negri se réfère ici à deux thèmes-clef de la théorie politique de Lénine, dune part, limportance de la conjoncture (les objectifs politiques ne doivent pas être définis en fonction des seuls principes, mais toujours également en fonction de lanalyse dune conjoncture ; cest lun des arguments principaux de la critique du « gauchisme »), et lidée suivant laquelle la révolution se déclare non pas dans les pays les plus développés, mais dans les « maillons faibles de limpérialisme » (dont la Russie). (ndlr)
(9) En grec, moment ou occasion propice. Sur cette notion, voir T. Negri, Kairos, Alma Venus, Multitude, Calman-Levy, 2001. (ndlr)
(10) T. Negri oppose le pouvoir constitué, cest-à-dire lensemble des pouvoirs institués et régulés par un dispositif juridique, et le pouvoir constituant, entendu non pas seulement comme lacte dune assemblée constituante, mais plus fondamentalement comme la puissance et la productivité de la multitude qui sexprime notamment lors des épisodes révolutionnaires. Source de lordre juridique, le pouvoir constituant est une puissance rétive à la fixité de toute constitution en vigueur et donc aux représentations traditionnelles de la souveraineté. À ce propos, voir T. Negri, Le pouvoir constituant, PUF, 1998. (ndlr)
(11) Spinoza fait de la démocratie lEtat « qui est le moins éloigné de la liberté que la nature reconnaît à chacun » (Traité théologico-politique) ou « lEtat absolu » (Traité politique). Daprès Negri, Spinoza aurait ainsi désigné par Démocratie, non pas un simple régime constitutionnel parmi dautre, mais la forme politique exprimant adéquatement la puissance de la multitude et lirréductibilité du pouvoir constituant à toute constitution. Voir à ce propos, T. Negri, Lanomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1983. (ndlr)
Photographies Meyer (Tendance Floue)
* Spécialiste de Marx et de Spinoza, Antonio Negri est également lune des figures les plus marquantes de la gauche radicale et de la philosophie politique contemporaine. En guise dintroduction à une uvre comprenant de nombreux ouvrages, on pourra se référer à Exils (Mille et Une Nuits, 1998) et Kairos, Alma Venus, Multitude (Calman-Levy, 2001). Étant donné laspect technique de certains termes et de certaines références du texte qui suit, la rédaction a jugé bon de laccompagner de quelques notes dans lesquelles on trouvera notamment un renvoi aux principaux ouvrages de T. Negri.
(6) La notion de « general intellect » est employée par Marx (en anglais dans son texte allemand) dans la version initiale du Capital (1867), les Grundrisse (1857-1858), ouvrage posthume inconnu de Lénine auquel Negri a consacré un commentaire (Marx au-delà de Marx, Christian Bourgois, 1979). Marx y explique quà lépoque du machinisme et de la grande industrie, qui est aussi celle de la technologie, cest la science elle-même (le general intellect) par le biais de la technologie qui dirige la production, au moment même où le travailleur se voit déposséder de son savoir technique et réduit à une simple force matérielle, de sorte que ce savoir lui fait face comme un étranger dominateur. Cette aliénation est envisagée par Marx dans une dialectique, comme le rappelle Negri dans les lignes qui suivent. Lobjectif de cette domination du travail par la science est de déposséder le travailleur du contrôle quil exerce sur le processus productif et daugmenter le taux de profit, mais la prise de possession de la science par le capital est également loccasion dun développement sans précédent du savoir scientifique dont les individus pourront bénéficier pleinement dès quils auront repris possession (au stade du communisme) des moyens de production. Negri voit dans la transformation du travail productif en travail immatériel une forme de réappropriation du general intellect, de sorte que le problème politique nest plus tant celui de cette réappropriation que celui de la constitution du corps subversif (cest-à-dire de nouvelles formes de désir) qui soit à la hauteur des exigences dautonomie contenues dans le travail immatériel. (ndlr)
(7) Lexpression « corps sans organe » vient dAntonin Artaud. Negri fait ici allusion au commentaire que des auteurs comme Deleuze et Derrida ont donné de luvre du poète. (ndlr)
(8) T. Negri se réfère ici à deux thèmes-clef de la théorie politique de Lénine, dune part, limportance de la conjoncture (les objectifs politiques ne doivent pas être définis en fonction des seuls principes, mais toujours également en fonction de lanalyse dune conjoncture ; cest lun des arguments principaux de la critique du « gauchisme »), et lidée suivant laquelle la révolution se déclare non pas dans les pays les plus développés, mais dans les « maillons faibles de limpérialisme » (dont la Russie). (ndlr)
(9) En grec, moment ou occasion propice. Sur cette notion, voir T. Negri, Kairos, Alma Venus, Multitude, Calman-Levy, 2001. (ndlr)
(10) T. Negri oppose le pouvoir constitué, cest-à-dire lensemble des pouvoirs institués et régulés par un dispositif juridique, et le pouvoir constituant, entendu non pas seulement comme lacte dune assemblée constituante, mais plus fondamentalement comme la puissance et la productivité de la multitude qui sexprime notamment lors des épisodes révolutionnaires. Source de lordre juridique, le pouvoir constituant est une puissance rétive à la fixité de toute constitution en vigueur et donc aux représentations traditionnelles de la souveraineté. À ce propos, voir T. Negri, Le pouvoir constituant, PUF, 1998. (ndlr)
(11) Spinoza fait de la démocratie lEtat « qui est le moins éloigné de la liberté que la nature reconnaît à chacun » (Traité théologico-politique) ou « lEtat absolu » (Traité politique). Daprès Negri, Spinoza aurait ainsi désigné par Démocratie, non pas un simple régime constitutionnel parmi dautre, mais la forme politique exprimant adéquatement la puissance de la multitude et lirréductibilité du pouvoir constituant à toute constitution. Voir à ce propos, T. Negri, Lanomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1983. (ndlr)
Toni Negri