Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace dexpression pour travailler, comme nous y enjoint JeanLuc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore quun libre espace de parole, Notre Monde sappuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Jean-Pierre Lebrun
Imprimer l'articleDun «Que faire ?» à lautre
On pourrait croire quen un siècle, cest la même question qui se poursuit. Nombreux sont aujourdhui ceux qui se demandent « Que faire ? » face à la montée de la violence ? À la délégitimation de lautorité ? À lamplification des nationalismes ? À laccroissement des sectes ? À labsence de culpabilité des jeunes délinquants ? À la vacuité du politique ? À ladolescence qui nen finit pas ? À la demande insolite du transsexuel quil adresse tant au magistrat quau médecin ? Au clonage qui ne pourrait tarder ? Au soupçon généralisé sur les pères et les chefs ? Cette liste est loin dêtre exhaustive, mais elle indique bien quà cent ans de distance, il ne sagit pas du même « Que faire ? ».
En 1902, Lénine publiait une brochure polémique, véritable acte de naissance du bolchevisme, selon la plupart des commentateurs et des historiens. Non seulement ce petit ouvrage permettait au théoricien de la révolution de se distancier magistralement du réformisme socialiste et syndicaliste, mais surtout, fort du constat que, spontanément, la classe ouvrière nétait ni socialiste, ni révolutionnaire, il préconisait lintervention dune avant-garde consciente et active un parti, le futur parti bolchevique seule capable dapporter du dehors aux masses ouvrières la conscience de classe qui lui était nécessaire pour être le moteur du processus révolutionnaire. Non seulement donc une pratique des luttes ouvrières, mais une élite militante qui, se nourrissant des théories de Marx et dEngels, est capable de former la masse ouvrière. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ! » y écrivait Lénine.
En un mot comme en cent, le « Que faire ? » de Lénine se propose comme une ligne de conduite pour aboutir à la mutation sociale escomptée. Si la suite est connue et viendra rejoindre les tragédies du XXe siècle, il nen reste pas moins vrai que le « Que faire ? » de Lénine se voulait un programme, et que celui daujourdhui nest nullement du même tabac.
Aujourdhui, pas de projet en cours, encore moins un quelconque vu révolutionnaire. Plutôt une latence diffuse en même temps que des problèmes dits de société dont la liste ne cesse de sallonger. Un embarras bien sûr, en tout cas pour bon nombre de citoyens confrontés pas tant à labsence de repères comme on ne cesse de le répéter quà un nombre impressionnant de savoirs mais chacun deux valant autant quun autre, ceci allant parfois jusquà mettre la pure et simple opinion en balance avec la parole de lexpert. De ce fait, notre « Que faire ? » se pose sur fond de déprime généralisée, sinon dengluement, dont nous désespérerions demblée de nous sortir. En serions-nous arrivés à ce que notre désir lui-même se présente aux abonnés absents ?
La réponse du psychanalyste, à cet égard, est nette : ne demande « Que faire ? » que celui dont le désir séteint, avance Lacan dans Télévision1.
La question mérite, en tout état de cause, dêtre posée même sil ne faut pas prendre cette question comme une invitation nostalgique à retourner à la tradition. Simplement les progrès qui sont les nôtres et qui feront certainement le milieu naturel de demain ne semblent pas être sans quelques contreparties qui pèsent sur létat de notre désir. Il est vrai que Freud qui identifiait le malaise dans la civilisation dans lexcessive répression du sexuel nous avait laissé entendre que désirer allait nous être autrement plus commode.
Mais voilà, penser que nous pouvons dans le même mouvement servir le lien social, et ne penser quà notre propre satisfaction ainsi quau plaisir de celui ou de celle qui veut bien consentir est probablement une impasse. Penser quil est possible à la fois de faire « monde commun » selon lexpression dHannah Arendt et ne se soucier que de sa satisfaction consumériste au point de se prétendre victime dès que celle-ci est un tant soit peu entamée, est certainement une contradiction quil nous faudra affronter. Penser que la place de linstance tierce peut toujours émerger à partir de léchange des partenaires via une médiation bien intentionnée, cest penser que lon peut faire sortir le lapin du chapeau sans ly avoir auparavant mis.
Nous ne pouvons reprendre ici lensemble de la donne qui nous a menés et qui nous mène encore à de telles méprises, à ce que nous avons appelé, il y a déjà quelque temps Un monde sans limite 2 et plus récemment les désarrois nouveaux du sujet 3. Simplement traçons quelques lignes de force.
Partons dune considération sans doute trop simple : une construction à trois étages : létage de ce que Lacan a appelé lhumus humain 4, létage de la société, et celui des premiers autres qui entourent le sujet, autrement dit létage de la famille. Létage de lhumain, si lon sen réfère à ce qui le spécifie, à savoir au langage, exige la perte de la jouissance absolue, immédiate, totale. Du seul fait dentrer dans le champ de la parole, le sujet sexclut de la toute jouissance et se trouve marqué par la limite : sinscrit ainsi pour lui que toujours quelque chose vient à manquer non par accident, mais de structure, laffecte de ce fait une déception irréductible, une insatisfaction incontournable ; son être sentame ainsi dune perte qui va servir de fondement aussi bien à la Loi quau désir. Cest ce qui fera aussi dire à Lacan : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance. » 5 Réfréner la jouissance, cest lui dire « Non ! », un « Non ! » qui permettra au futur sujet de dire « Oui ! » au désir.
Passons demblée au troisième étage : celui de la famille, des premiers autres. Cest au travers de la relation à ces derniers que le sujet va rencontrer cette limite à la jouissance. La jouissance de la mère lui est interdite, et cela du fait du père mieux, de lhomme de la mère , du fait de ce que cest un autre que lui qui déjà occupe la place. Sans entrer dans les nuances, disons que la jouissance absolue, immédiate, totale est représentée par la mère et que le père va représenter le « Non ! », la perte de jouissance quimplique le langage. Ainsi le trio père-mère-enfant via ldipe entre en scène pour que lenfant consente à renoncer à la toute-jouissance et dans le même mouvement accède au désir, ce qui lui permettra plus tard de prendre sa place dans le social comme homme ou comme femme. On y voit donc le père comme interdicteur peut-être, mais au service du désir et représentant de commerce du langage qui nous définit. Ainsi, du fait de ce dispositif, la ligne de partage entre la jouissance et le langage semble avoir été mise en place par la Loi que servent les parents, alors quen fait, ce ne sont que les contraintes du langage qui ont été ainsi comme habillées par linterdit de linceste.
Revenons-en maintenant au deuxième étage : le « Non ! » qui sert de fondement à la Loi même si, comme nous venons de le faire remarquer, cest la Loi qui semble dans laprès-coup fonder ce « Non ! » sera articulé par chaque société selon ses modalités propres qui feront dailleurs sa spécificité culturelle. Il nen reste pas moins que, quelle quelle soit, chaque société sest toujours donné la charge dorganiser la transmission de ce « Non ! », de cette limitation de jouissance. Nous la retrouvons à luvre dans ce qui est reconnu comme luniversalité de la prohibition de linceste (ce qui néquivaut pas à parler duniversalité du complexe ddipe).
Il semble donc bien que la solidarité de ce triple étagement a été responsable durant des siècles de la transmission de la limite, de ce « Non ! » nécessaire à la spécificité de lhumus humain et à la physiologie du désir. Or, cest cette solidarité qui est aujourdhui remise en cause ou en tout cas dont la visibilité est estompée et cest aux conséquences de cette mutation que nous avons à faire.
En effet, tout se passe comme si notre social, en passant dune société de pouvoir à une société de savoir sous légide de la modernité cette faille dont les tassements ultimes ne se sont pas encore produits, dit Yves Bonnefoy 6 ne transmettait plus la nécessité de ce « Non ! ». En revanche, elle donne à entendre que cette limite à la jouissance nest quun frein au bonheur que je suis en droit dattendre. Insistons demblée sur le « tout se passe comme si », car il ne serait pas difficile de démontrer quil ne sagit que dune apparence trompeuse, quen fait ce « Non ! » est toujours au programme, mais que dabord, il ne se présente plus avec la visibilité dantan et sans doute non plus avec la visibilité suffisante pour que celle-ci persuade spontanément quiconque de sa nécessité.
Remarquons dès lors que par les effets conjoints de léconomie capitaliste mondialisée, du démocratisme congruent au déclin du Patriarcat et des implicites du discours de la science, la notion de butée, de limite se voit sans cesse déplacée, si pas purement et simplement pulvérisée. Difficile en effet de ne pas prendre pour une suppression de toute limite les possibilités qui sont les nôtres de pouvoir sans cesse la reculer. Difficile de ne pas confondre suppression de la catégorie de limpossible et inflation sans mesure des possibles à laquelle nous participons aujourdhui. Difficile de ne pas prendre pour infini ce qui nest que sortie dun type de finitude.
Tout se passe dès lors comme si, suite aux modifications quautorisent les développements et les progrès jamais atteints de notre société, la physiologie du désir humain impliquant demblée labsence de lobjet nétait plus mise au programme de ce qui devait se transmettre. En revanche, toujours plus de jouissance semble faire office didéal ou en tout cas se proposer comme alternative susceptible de ne plus sencombrer des contraintes du désir. Le « droit au bonheur » justifie den appeler au Prozac et au Viagra plutôt que de se confronter à langoisse ou à la précarité de lexercice de la sexualité.
Pourquoi ne pas seulement nous satisfaire de ce quun confort vienne là se substituer à ce qui, hier encore, était avatar du désir ? Mais justement, penser que lon puisse dans le même mouvement tenir le vif de son désir et assurer de plus en plus confort et jouissance est loin dêtre un objectif qui puisse être atteint simultanément et dans le même mouvement.
En revanche, en persévérant dans cette voie de vouloir le beurre et largent du beurre, cest la transmission des conditions pour désirer qui nest plus assurée. Ainsi nous pouvons nous étonner de ce que ce sont les parents qui aujourdhui demandent reconnaissance à leurs enfants, moyennant quoi dailleurs surgit ce symptôme sans doute inédit dans lHistoire, à savoir que les parents ne sautorisent plus à dire « Non ! » à leurs enfants.
Et à cette disparition du « Non » dans le programme du social, nous pouvons faire lhypothèse de plusieurs conséquences : dabord une délégitimation de ceux et celles qui ont à transmettre les conditions du désir, ensuite cela met les sujets eux-mêmes dans une situation particulièrement difficile, à savoir quils ont à tirer seulement deux-mêmes la nécessité de ces conditions au risque de les fatiguer davoir à être soi, comme lavance Alain Ehrenberg.
Nul doute que si nous voyons aujourdhui des enseignants en difficulté dans lexercice de leur profession ou des parents en attente du consentement de leurs enfants pour leur poser des interdits, cest parce que la reconnaissance symbolique de leur légitimité nest plus de mise et quil ne leur reste alors quà se tourner vers la seule reconnaissance qui tienne, celle toute imaginaire venant de ceux à qui ils sont censés interdire, ce qui bien sûr pose quelques problèmes.
En revanche, du côté des sujets eux-mêmes, tout se passe comme si, pour ancrer la limite, ils ne pouvaient plus compter sur linterdit qui leur vient dailleurs, sur larrimage de ce « Non ! » dans lAutre du corps social. Au mieux, il ne leur reste alors quà sinterdire eux-mêmes, mais ce « Non ! » par ailleurs pleinement justifié quils sinfligent, nen reste pas moins éminemment précaire puisque son destin nest pas retiré de leurs mains. Il persiste dès lors en leur seul pouvoir et, à ce titre, est toujours susceptible dêtre remis en question, sinon désavoué, et donc sans cesse à réinscrire. La perte qui organise leur désir reste comme toujours non seulement à refaire, mais à répétitivement refonder.
Le risque, dans un tel contexte, cest que nous ne soyons plus poussés à grandir, mais amenés à dériver plutôt quà désirer, à nous laisser aspirer plutôt quinspirer.
Pour finir, précisons toutefois quil ne sagit nullement ici de prôner un quelconque retour au modèle dantan, car revenir à une société qui échapperait aux effets de la modernité est dabord impensable, mais surtout parce que lenjeu de la modernité est précisément de relever ce défi. La question est donc bien plutôt de prendre en compte la difficulté du sujet dans un tel dispositif et de repérer que nous demander à notre tour « Que faire ? » devrait surtout nous amener à nous interroger sur les irréductibles du désir humain et si ce nest pas à ceux-ci que nous sommes à notre insu en train de contrevenir.
En 1902, Lénine publiait une brochure polémique, véritable acte de naissance du bolchevisme, selon la plupart des commentateurs et des historiens. Non seulement ce petit ouvrage permettait au théoricien de la révolution de se distancier magistralement du réformisme socialiste et syndicaliste, mais surtout, fort du constat que, spontanément, la classe ouvrière nétait ni socialiste, ni révolutionnaire, il préconisait lintervention dune avant-garde consciente et active un parti, le futur parti bolchevique seule capable dapporter du dehors aux masses ouvrières la conscience de classe qui lui était nécessaire pour être le moteur du processus révolutionnaire. Non seulement donc une pratique des luttes ouvrières, mais une élite militante qui, se nourrissant des théories de Marx et dEngels, est capable de former la masse ouvrière. « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ! » y écrivait Lénine.
En un mot comme en cent, le « Que faire ? » de Lénine se propose comme une ligne de conduite pour aboutir à la mutation sociale escomptée. Si la suite est connue et viendra rejoindre les tragédies du XXe siècle, il nen reste pas moins vrai que le « Que faire ? » de Lénine se voulait un programme, et que celui daujourdhui nest nullement du même tabac.
Aujourdhui, pas de projet en cours, encore moins un quelconque vu révolutionnaire. Plutôt une latence diffuse en même temps que des problèmes dits de société dont la liste ne cesse de sallonger. Un embarras bien sûr, en tout cas pour bon nombre de citoyens confrontés pas tant à labsence de repères comme on ne cesse de le répéter quà un nombre impressionnant de savoirs mais chacun deux valant autant quun autre, ceci allant parfois jusquà mettre la pure et simple opinion en balance avec la parole de lexpert. De ce fait, notre « Que faire ? » se pose sur fond de déprime généralisée, sinon dengluement, dont nous désespérerions demblée de nous sortir. En serions-nous arrivés à ce que notre désir lui-même se présente aux abonnés absents ?
La réponse du psychanalyste, à cet égard, est nette : ne demande « Que faire ? » que celui dont le désir séteint, avance Lacan dans Télévision1.
La question mérite, en tout état de cause, dêtre posée même sil ne faut pas prendre cette question comme une invitation nostalgique à retourner à la tradition. Simplement les progrès qui sont les nôtres et qui feront certainement le milieu naturel de demain ne semblent pas être sans quelques contreparties qui pèsent sur létat de notre désir. Il est vrai que Freud qui identifiait le malaise dans la civilisation dans lexcessive répression du sexuel nous avait laissé entendre que désirer allait nous être autrement plus commode.
Mais voilà, penser que nous pouvons dans le même mouvement servir le lien social, et ne penser quà notre propre satisfaction ainsi quau plaisir de celui ou de celle qui veut bien consentir est probablement une impasse. Penser quil est possible à la fois de faire « monde commun » selon lexpression dHannah Arendt et ne se soucier que de sa satisfaction consumériste au point de se prétendre victime dès que celle-ci est un tant soit peu entamée, est certainement une contradiction quil nous faudra affronter. Penser que la place de linstance tierce peut toujours émerger à partir de léchange des partenaires via une médiation bien intentionnée, cest penser que lon peut faire sortir le lapin du chapeau sans ly avoir auparavant mis.
Nous ne pouvons reprendre ici lensemble de la donne qui nous a menés et qui nous mène encore à de telles méprises, à ce que nous avons appelé, il y a déjà quelque temps Un monde sans limite 2 et plus récemment les désarrois nouveaux du sujet 3. Simplement traçons quelques lignes de force.
Partons dune considération sans doute trop simple : une construction à trois étages : létage de ce que Lacan a appelé lhumus humain 4, létage de la société, et celui des premiers autres qui entourent le sujet, autrement dit létage de la famille. Létage de lhumain, si lon sen réfère à ce qui le spécifie, à savoir au langage, exige la perte de la jouissance absolue, immédiate, totale. Du seul fait dentrer dans le champ de la parole, le sujet sexclut de la toute jouissance et se trouve marqué par la limite : sinscrit ainsi pour lui que toujours quelque chose vient à manquer non par accident, mais de structure, laffecte de ce fait une déception irréductible, une insatisfaction incontournable ; son être sentame ainsi dune perte qui va servir de fondement aussi bien à la Loi quau désir. Cest ce qui fera aussi dire à Lacan : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance. » 5 Réfréner la jouissance, cest lui dire « Non ! », un « Non ! » qui permettra au futur sujet de dire « Oui ! » au désir.
Passons demblée au troisième étage : celui de la famille, des premiers autres. Cest au travers de la relation à ces derniers que le sujet va rencontrer cette limite à la jouissance. La jouissance de la mère lui est interdite, et cela du fait du père mieux, de lhomme de la mère , du fait de ce que cest un autre que lui qui déjà occupe la place. Sans entrer dans les nuances, disons que la jouissance absolue, immédiate, totale est représentée par la mère et que le père va représenter le « Non ! », la perte de jouissance quimplique le langage. Ainsi le trio père-mère-enfant via ldipe entre en scène pour que lenfant consente à renoncer à la toute-jouissance et dans le même mouvement accède au désir, ce qui lui permettra plus tard de prendre sa place dans le social comme homme ou comme femme. On y voit donc le père comme interdicteur peut-être, mais au service du désir et représentant de commerce du langage qui nous définit. Ainsi, du fait de ce dispositif, la ligne de partage entre la jouissance et le langage semble avoir été mise en place par la Loi que servent les parents, alors quen fait, ce ne sont que les contraintes du langage qui ont été ainsi comme habillées par linterdit de linceste.
Revenons-en maintenant au deuxième étage : le « Non ! » qui sert de fondement à la Loi même si, comme nous venons de le faire remarquer, cest la Loi qui semble dans laprès-coup fonder ce « Non ! » sera articulé par chaque société selon ses modalités propres qui feront dailleurs sa spécificité culturelle. Il nen reste pas moins que, quelle quelle soit, chaque société sest toujours donné la charge dorganiser la transmission de ce « Non ! », de cette limitation de jouissance. Nous la retrouvons à luvre dans ce qui est reconnu comme luniversalité de la prohibition de linceste (ce qui néquivaut pas à parler duniversalité du complexe ddipe).
Il semble donc bien que la solidarité de ce triple étagement a été responsable durant des siècles de la transmission de la limite, de ce « Non ! » nécessaire à la spécificité de lhumus humain et à la physiologie du désir. Or, cest cette solidarité qui est aujourdhui remise en cause ou en tout cas dont la visibilité est estompée et cest aux conséquences de cette mutation que nous avons à faire.
En effet, tout se passe comme si notre social, en passant dune société de pouvoir à une société de savoir sous légide de la modernité cette faille dont les tassements ultimes ne se sont pas encore produits, dit Yves Bonnefoy 6 ne transmettait plus la nécessité de ce « Non ! ». En revanche, elle donne à entendre que cette limite à la jouissance nest quun frein au bonheur que je suis en droit dattendre. Insistons demblée sur le « tout se passe comme si », car il ne serait pas difficile de démontrer quil ne sagit que dune apparence trompeuse, quen fait ce « Non ! » est toujours au programme, mais que dabord, il ne se présente plus avec la visibilité dantan et sans doute non plus avec la visibilité suffisante pour que celle-ci persuade spontanément quiconque de sa nécessité.
Remarquons dès lors que par les effets conjoints de léconomie capitaliste mondialisée, du démocratisme congruent au déclin du Patriarcat et des implicites du discours de la science, la notion de butée, de limite se voit sans cesse déplacée, si pas purement et simplement pulvérisée. Difficile en effet de ne pas prendre pour une suppression de toute limite les possibilités qui sont les nôtres de pouvoir sans cesse la reculer. Difficile de ne pas confondre suppression de la catégorie de limpossible et inflation sans mesure des possibles à laquelle nous participons aujourdhui. Difficile de ne pas prendre pour infini ce qui nest que sortie dun type de finitude.
Tout se passe dès lors comme si, suite aux modifications quautorisent les développements et les progrès jamais atteints de notre société, la physiologie du désir humain impliquant demblée labsence de lobjet nétait plus mise au programme de ce qui devait se transmettre. En revanche, toujours plus de jouissance semble faire office didéal ou en tout cas se proposer comme alternative susceptible de ne plus sencombrer des contraintes du désir. Le « droit au bonheur » justifie den appeler au Prozac et au Viagra plutôt que de se confronter à langoisse ou à la précarité de lexercice de la sexualité.
Pourquoi ne pas seulement nous satisfaire de ce quun confort vienne là se substituer à ce qui, hier encore, était avatar du désir ? Mais justement, penser que lon puisse dans le même mouvement tenir le vif de son désir et assurer de plus en plus confort et jouissance est loin dêtre un objectif qui puisse être atteint simultanément et dans le même mouvement.
En revanche, en persévérant dans cette voie de vouloir le beurre et largent du beurre, cest la transmission des conditions pour désirer qui nest plus assurée. Ainsi nous pouvons nous étonner de ce que ce sont les parents qui aujourdhui demandent reconnaissance à leurs enfants, moyennant quoi dailleurs surgit ce symptôme sans doute inédit dans lHistoire, à savoir que les parents ne sautorisent plus à dire « Non ! » à leurs enfants.
Et à cette disparition du « Non » dans le programme du social, nous pouvons faire lhypothèse de plusieurs conséquences : dabord une délégitimation de ceux et celles qui ont à transmettre les conditions du désir, ensuite cela met les sujets eux-mêmes dans une situation particulièrement difficile, à savoir quils ont à tirer seulement deux-mêmes la nécessité de ces conditions au risque de les fatiguer davoir à être soi, comme lavance Alain Ehrenberg.
Nul doute que si nous voyons aujourdhui des enseignants en difficulté dans lexercice de leur profession ou des parents en attente du consentement de leurs enfants pour leur poser des interdits, cest parce que la reconnaissance symbolique de leur légitimité nest plus de mise et quil ne leur reste alors quà se tourner vers la seule reconnaissance qui tienne, celle toute imaginaire venant de ceux à qui ils sont censés interdire, ce qui bien sûr pose quelques problèmes.
En revanche, du côté des sujets eux-mêmes, tout se passe comme si, pour ancrer la limite, ils ne pouvaient plus compter sur linterdit qui leur vient dailleurs, sur larrimage de ce « Non ! » dans lAutre du corps social. Au mieux, il ne leur reste alors quà sinterdire eux-mêmes, mais ce « Non ! » par ailleurs pleinement justifié quils sinfligent, nen reste pas moins éminemment précaire puisque son destin nest pas retiré de leurs mains. Il persiste dès lors en leur seul pouvoir et, à ce titre, est toujours susceptible dêtre remis en question, sinon désavoué, et donc sans cesse à réinscrire. La perte qui organise leur désir reste comme toujours non seulement à refaire, mais à répétitivement refonder.
Le risque, dans un tel contexte, cest que nous ne soyons plus poussés à grandir, mais amenés à dériver plutôt quà désirer, à nous laisser aspirer plutôt quinspirer.
Pour finir, précisons toutefois quil ne sagit nullement ici de prôner un quelconque retour au modèle dantan, car revenir à une société qui échapperait aux effets de la modernité est dabord impensable, mais surtout parce que lenjeu de la modernité est précisément de relever ce défi. La question est donc bien plutôt de prendre en compte la difficulté du sujet dans un tel dispositif et de repérer que nous demander à notre tour « Que faire ? » devrait surtout nous amener à nous interroger sur les irréductibles du désir humain et si ce nest pas à ceux-ci que nous sommes à notre insu en train de contrevenir.
* Psychanalyste.
(1) J. Lacan, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 541.
(2) J-P. Lebrun, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social, Erès, Toulouse, 1997.
(3) J-P. Lebrun (et coll.), Les désarrois nouveaux du sujet, Erès, Toulouse, 2001.
(4) J. Lacan, note italienne in Autres écrits, Paris, Editions du Seuil 2001, p. 311.
(5) J. Lacan, Allocution sur les psychoses de lenfant, in Autres Ecrits, ibid. p. 364.
(6) Y. Bonnefoy, Readiness, ripeness : Hamlet, Lear, préface à Hamlet, Folio classique n°1069, 1978, p. 8.
(1) J. Lacan, Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 541.
(2) J-P. Lebrun, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social, Erès, Toulouse, 1997.
(3) J-P. Lebrun (et coll.), Les désarrois nouveaux du sujet, Erès, Toulouse, 2001.
(4) J. Lacan, note italienne in Autres écrits, Paris, Editions du Seuil 2001, p. 311.
(5) J. Lacan, Allocution sur les psychoses de lenfant, in Autres Ecrits, ibid. p. 364.
(6) Y. Bonnefoy, Readiness, ripeness : Hamlet, Lear, préface à Hamlet, Folio classique n°1069, 1978, p. 8.
Jean-Pierre Lebrun