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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Avec le rire d’Eros à une country girl


J’ai tant de choses à te dire.



D’abord que l’amour de la country music passe par ses chanteuses, comme l’amour du cinéma fut, pour des générations de cinéphiles, consubstantiel de celui de ses actrices. Domination de celles qui jouaient, jadis, un rôle subalterne dans un monde essentiellement masculin : combien êtes-vous à prendre votre revanche sur les aventuriers ? Innombrables. Je veux tenir, le temps de cette lettre, la scène country pour une vaste cosmogonie dans laquelle n’apparaîtraient que les chanteuses, à la manière dont les femmes constituent le seul casting de The Women (George Cukor), et même les plus jeunes d’entre elles. Je collectionne les disques comme on accumule des conquêtes et j’ai trop pris l’habitude de m’enflammer à l’éclosion de nouveaux talents : tu pardonneras l’inconstance qui m’amène, non point à vous aimer toutes, mais à toutes vous prendre dans un même transport, vivant mon éloignement géographique comme exil amoureux.



Avec toi et les tiennes, ce n’est plus le Sud qui est territoire, mais le monde de la country qui est territorialisé. Certes, il possède sa topographie sudiste, mais il accepte la transhumance : Lori McKenna et Jo Dee Messina descendues de leur Nouvelle Angleterre, Lisa Brokop quittant Vancouver, Terri Clark Montréal et Michelle Wright Merlin pour Nashville, Ebba Forsberg débarquant de Suède ou Sherrié Austin faisant le tour

du globe depuis sa lointaine Sydney… Territoires de la country qu’effleure Helen Merrill, venue du jazz, pour évoquer l’écartèlement entre ses origines croates et son déracinement en Amérique en passant de la cantate sacrée à l’air traditionnel, ou à partir desquels Joni Mitchell a largué les amarres il y a une vingtaine d’années, et qu’elle contemple aujourd’hui depuis la jazzosphère, laissant affleurer une fragilité moins masquée par la contenance (qu’elles sont lointaines, ces images de Wight en 1970…), et un timbre de voix enduit de la patine du temps.



Tu participes du versant populaire d’une rhétorique sudiste. Chanteuse-narratrice, tu réactives la nostalgie, tiens un discours d’anamnèse, ressuscites des personnages enfouis dans l’histoire, enquêtes sur le passé et recueilles des traces effacées par le temps. Ou, te faisant chroniqueuse d’un quotidien domestique et affectif, tu exprimes par bouffées et épanchements tes désirs comme ton désarroi. Ton monde est vaste land(e), à la fois lieu de légendes où errent les fantômes du passé et cadre désolé d’un dévoilement presque impudique qui témoigne de la quête d’un paradis perdu derrière un welfare de pacotille.



Tu apparais souvent sous un jour séraphique, nymphette découverte en teenager et devenue femme exagérément vite, telle Kippi Brannon, dans les charts à quinze ans et dont la voix s’assombrit désormais lorsqu’elle chante Sam Loves Joanne, ou Jessica Andrews très tôt lâchée on the road avec quelques stars comme Tim McGraw, Trisha Yearwood et Faith Hill, mais dont la candeur a prématurément disparu avec la découverte d’une identité, de l’amour, puis de l’échec. Quel tourment t’assaille, lorsque, avec le port de voix de Lila McCann, tu es capable de soutenir à seize ans l’étrange lamentation qu’est Down Came A Blackbird ?



Tu es tour à tour l’ensorceleuse Mila Mason qui fait luire chaque mot d’un texte, le feu follet qui se consume aux ballades désinvoltes de Terri Hendrix, la sirène qui captive par la puissance oratoire de la voix éraillée de Lori McKenna, l’espiègle Joy Lynn White qui transforme le handicap d’une voix aigre en atout expressif, la sophistiquée Trisha Yearwood qui demeure aristocrate jusqu’à l’épilogue d’une ballade débordante d’émotion, la grande prêtresse Matraca Berg qui dramatise son expression en faisant osciller la voix d’un effet de gorge au placement dans le masque, l’expressive Pam Tillis qui s’investit totalement dans chaque pièce interprétée, l’inquiète Bobbie Cryner dont le registre de contralto se pose sur une musique traditionnelle avec une tristesse endémique, la mélancolique Ebba Forsberg qui noie sa tristesse dans un patchwork de sons et d’influences, la persuasive Lari White qui prend chaque composition comme support d’un art élocutoire alliant fluidité du discours et verbe haut, la soulfull Wynonna Judd, la furie Anita Cochran qui dévore la country avec les crocs du rock et découpe ses interprétations au tranchant de sa Telecaster, l’enchanteresse voix de mezzo d’Alison Krauss qui revivifie le bluegrass aussi bien qu’elle prend Todd Rundgren dans ses rets, la plainte haute de Jess Klein accrochant une voix nasillarde aux allures cassées de son chant, la vulnérable Beth Nielsen Chapman chantant la disparition de l’être cher avec le léger vacillement d’une voix cristalline, la volontaire Michelle Wright qui voile à peine sa voix pour insuffler une réelle émotion à des interprétations toujours charpentées, l’insolente Julieann Banks & Apaches of Paris à qui les racines blues-rock feraient mériter l’appellation de country alternative.



Au plus profond de l’exhalaison de la douleur, telle Iris DeMent, tu transformes en anthem le chant de résignation qui accompagne les obsèques de ton père, et révèles dans une Letter To Mom le viol par le compagnon de ta mère dont tu fus victime enfant. Dans ces moments, ta voix de soprano écorchée est marquée d’une cicatrice indélébile. Oui, il existe une DeMentia lorsque tu considères la cause de ton mal avec avidité, à la manière dont le condamné observe l’instrument de son supplice, et ranimes le vieux traumatisme dans une offrande musicale. Et quand bien même tu es déjà suivie par Laura Cantrell, qui chante aussi le versant le plus effrayant de la vie, tu es la seule à laquelle pourrait s’appliquer aujourd’hui ce vers de Shelley : « Our sweetest songs are those that fell of saddest thoughts ». Est-ce cette même sensibilité qui te permet d’être l’une des rares, aussi, à t’engager sur les traces d’une critique sociale qui renvoie à Woody Guthrie ?



Je suis sidéré, encore, par ce que tu mêles dans une diachronie effrontée. Toi, Christine Albert, joignant Patsy Cline à Edith Piaf. Et toi, Mandy Barnett, incarnation de Patsy pendant deux ans sur scène qui ose désormais un maniérisme ouvert aux langueurs d’un piano jazzy. Où et quand as-tu été instruite, Julieann Banks, de Janis Joplin ? Comment en viens-tu, Shannon Brown, à faire ressurgir Aretha Franklin dans la profondeur de ton chant ? Est-ce par nostalgie, Heather Myles, que tu confrontes la country traditionnelle au pur rock ’n’ roll ? Quelle est cette partie, Jessica Andrews, dans laquelle tu joues les colorations country contre le rock d’un Karma beatlesien ? Te refuseras-tu longtemps, Deana Carter, à choisir entre un vieux substrat folk et quelques pointes hard ? Quelle mouche te pique, LeAnn Rimes, pour passer du Cattle Call de cow-boy en duo avec Eddy Arnold au Written In The Stars avec Elton John ? D’où vient le naturel avec lequel tu mixes, Ebba Forsberg, les résonances africaines (collectées sans doute quand tu vécus au Botswana), quelques samples et de l’acid jazz ? Où trouves-tu le culot, Sherrié Austin, de marier guitares acoustiques et mandolines à l’esthétique des Spice Girls ? Qui t’autorise, Lori McKenna, à égratigner parfois ton folk song sous une griffe à la Sinéad O’Connor ? Qui t’a donné ce sens exceptionnel de la dramaturgie, Joan Osborne, pour offrir cette interprétation tendue de Dylan (The Man In The Long Black Coat) aux accents un peu grunge ? Country Crossover Girl, comme le dit Janelle Donovan, tu passes souvent les bornes de la country. Mais, qu’en Jo Dee Messina tes guitares flirtent trop avec un pop sound, et Mandy Eggemeyer te succède en rameutant quelques touches traditionnelles sur la voie que tu ouvres…



Je n’ignore pas, même consentant à me laisser subjuguer, les dangers encourus : ici, rythmique rock, tradition du fiddle et de la steel guitar, font résonner un lointain écho honky tonk dans ta musique de grande consommation ; là, cordes lisses ou univers synthétiques t’égarent vers une visée commerciale… Avoue-le : bien des tiennes sont passées de la bande d’outlaws à la bande FM. Pourtant, lorsque tu te coules dans le moule d’un mainstream, tu peux toujours surprendre : voix blanche que Martina McBride pose sur des interprétations au drive inébranlable, prestance de Stephanie Bentley ou élégance de Sarah Hickman, mordant d’Alecia Elliott, diction limpide de Lisa Brokop, expression autoritaire de Danni Leigh acharnée à viriliser des interprétations diversement allurées, puissance d’émission de Janelle Donovan à la voix timbrée et sensuelle, affection de Jennifer Day pour le crescendo partant d’un léger enrouement pour déboucher sur une force d’impact peu commune, voix pointue de Tara Lyn Hart, voix de gorge sur le beat rock inflexible de Brandi Ward, voix d’une pâleur languissante de la lymphatique k. d. lang transformant le studio d’enregistrement calfeutré en lieu d’asphyxie. Même lorsque tu sacrifies à l’effet de genre de l’ornementation du chant qui déraille en ultime avatar du yodel, tu entretiens les nuances : caresses de Linda Davis traînant sur les terminaisons avec l’aide de son accent, dénivelés de Susan Ashton avalant les mots dans sa prononciation, dérapages de la voix doucereuse de Sally Fingerett, tremolos enjôleurs de Stephanie Delray qui corrompent la mécanique huilée du country-rock. Rançon d’une gloire locale, tu es alors de ce nouveau peuple de gold diggers qui conquiert sa place au cœur de l’Amérique profonde, tu caracoles dans l’économie du show bizz, te complais dans une aristocratie country, affiches des signes extérieurs de réussite : profusion de disques gold, platinium, double platinium et déferlement d’awards jusqu’à rejoindre le cercle des female vocalists of the year.



Elle est bienvenue, d’ailleurs, cette résonance de faux-ami du mot female. Femelle, tu l’es jusqu’au bout des ongles avec tes photos pour calendriers de cabines de camions, muse de trucking « faite à peindre » comme disait Sade d’une femme dont la beauté devient indescriptible ! Chevelure d’or bouclée de Mila Mason coiffée sur un côté du visage et retombant sur l’épaule nue… Fraîcheur juvénile du visage de Martina McBride qui s’affiche en gros plan et fixe de ses yeux bleus… Tu prends la pose, aussi, Anita Cochran, pouce accroché au passe de la ceinture du jean et doigts tendus vers le pubis, chemise laissant apparaître un triangle de chair au-dessus du pantalon et guitare pointée tel un rifle. Tu es plus surprenante encore, Danni Leigh avec les deux attributs physiques que tu mets en évidence : ceux de l’œil unique, qui émerge de l’ombre du chapeau dans laquelle l’autre est souvent caché, et de l’exhibition du cul, invariablement moulé dans le jean : séant se levant d’un tabouret de bar, masqué par le corps d’une guitare alors qu’une jambe s’écarte nonchalamment de l’autre, ou offert en contre-plongée avec un foulard qui tombe, rectiligne Route One, de la base du cou au charnu du fessier. Regard cyclopéen - « cet œil impénétrable regardait, au point qu’il me sembla que c’était un esprit qui violait l’intimité de mon âme » (Herman Melville) - et derrière offert à tous les phantasmes, comme si tu voulais t’engager dans un jeu consistant à savoir qui pénètrera l’autre.



J’imagine que tu me vois en érotomane ébahi, devisant comme Gary Cooper et Richard Widmark alors que chante la jeune Mexicaine dans l’improbable auberge de Puerto Miguel : -Widmark : « J’ai constaté que les jolies femmes parlent la même langue partout dans le monde ». -Cooper : « Et les laides, que disent-elles ? » - Widmark : « Je ne les écoute jamais ! » (Henry Hathaway, Garden Of Evil). Je ne suis pourtant dupe ni de ton exhibitionnisme calculé, ni du pittoresque de la veste à franges ou du Resistol hat. J’ai même pris sur le fait tes efforts de transformation, LeAnn Rimes, alors que tu quittais la robe romantique à la Laura Ashley de ton premier enregistrement pour l’essayage de la tenue à col montant en cuir du dernier : à quand le sado-maso d’une captive queen à la Stanton ou une girl hostage façon Eneg ? Mais, de tes formes épanouies à tes postures, de la saignée d’un bras nu à la courbe de tes reins, c’est tout le corps du Sud qui est à l’œuvre. J’accueille chaque disque, orné de ta photo de douce tentatrice ou de dangereuse stryge, par un état d’ébriété que seule une pulsion trouble parvient à expliquer : « la jouissance est une des figures de l’acclamation à l’arrivée de quelqu’un. Viens ! Au poème érotique, j’enlacerai les lignes de la pensée » (Michel Deguy).



Suis-je trop indulgent ? Red blooded american girl et souvent fière de l’être, née sudiste par la grâce de Dieu (comme le dit Joy Lynn White), tu es souvent à la ville bonne mère, génitrice, rangée, entourée d’animaux de compagnie dans un tableau idyllique, et viscéralement attachée à l’image de la cellule familiale. Tout ce qui s’écarte de ces modèles fait tache. As-tu osé surmonter, Iris, le refoulement du souvenir du viol, que la chanson qui l’évoque devenait controversée… As-tu fait ton coming out, k. d., que tu n’étais déjà plus tout à fait de la famille (il me plaît d’imaginer que, réduisant ton prénom à deux lettres et dépouillant toutes tes initiales de leurs majuscules, loin d’un simple clin d’œil à cummings, tu jettes aussi cette double amputation de syllabes et d’ornements à la face de ceux qui ne tolèrent pas qu’il en soit, comme on dit, autrement). Oui, la rumeur des studios country enfle aussi au gré d’hymnes nationalistes, de comportements puritains et d’idéologies réactionnaires. Sur le mode du partage communautaire de valeurs schématiques, se bâtit la prise de pouvoir du redneck ou la revanche du « pauvre blanc ».



Peu importe. J’assumerai l’ambiguïté de mon affection tant que tu seras en pleine maîtrise de ton art (ne jouit-on pas mieux quand on allie la transgression au plaisir ?) et je m’abandonnerai dans ton étreinte avec « le rire d’Eros aux yeux fous » (Romain Rolland).



Je ne suis pas certain, finalement, de vouloir publier cette lettre. Désormais, « je ne veux parler à personne, pour ne pas gaspiller l’écho de tes paroles qui tremble tel un émail sur les miennes et les fait sonner plus tendre » (Rilke). Dès demain, je me présenterai de nouveau à toi en solitary man.



Xavier Daverat



Pistes discographiques : Matraca Berg : Sunday Morning To Saturday Night, 1997 (Rising Tide Entertainment) ; Beth Nielsen Chapman : Sand And Water,1997 (Reprise) ; Anita Cochran : Anita, 2000 (Warner Bros. Records) ; Bobby Cryner : Bobby Cryner, 1993 (Epic) ; Iris DeMent : My Life, 1994 (Warner Bros. Records) ; Ebba Forsberg : Been There ,1998 (Maverick) ; Danni Leigh : A Shot Of Whiskey & A Prayer, 2000 (Monument) ; Lori McKenna: Pieces Of Me, 2001 (disponible cet été) ; Joy Lynn White : Between Midnight & Hindsight, 1992 (Columbia).



Concerts : Heather Myles : vendredi 27 juillet ; Danni Leigh : dimanche 29 juillet Country Rendez-vous, Craponne sur Arzon (Haute Loire).


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