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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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One of the Dee Dee boys




Entretien avec Loïc Wacquant*



Pendant quatre ans ; le sociologue Loïc Wacquant a mené une double vie. Chercheur et enseignant à l’université de Chicago, honoré par des bourses et des prix prestigieux ; apprenti boxeur dans une salle de boxe au sein d’un ghetto noir de la même ville. Loïc Wacquant d’un côté, « Busy Louie » de l’autre, un pied dans une de ces académies qui participe de la belle image de l’Amérique, un autre dans un de ces quartiers où les Américains blancs ne vont plus, qu’ils soient ou non sociologues. Il a nommé son expérience une « immersion profonde par initiation » et l’associe à une nouvelle catégorie des sciences sociales qui radicaliserait des théories antérieures, la « sociologie charnelle ». Son expérience passionnelle l’a menée sur le ring pour un réel combat, il a même un temps envisagé de devenir boxeur professionnel et d’abandonner sa carrière. Mais comme lui a alors dit son entraîneur, qu’il décrit comme « un second père » : « T’as pas besoin de monter sur le ring, toi ». Loïc Wacquant est donc revenu dans son univers, avec des milliers de notes, des textes théoriques, une analyse passionnante du milieu de la boxe et ce livre, Corps et âme qui dans un genre hybride lumineux mêle la sociologie, l’ethnographie et l’évocation littéraire. Ce sociologue français auteur des Prisons de la misère et, en colloboration avec Pierre Bourdieu, de Réponses, a 40 ans, il enseigne à l’université de Californie-Berkeley.



Le Passant Ordinaire : Pour revenir au point de départ, votre entrée dans le gym est le fruit du hasard...



Loïc Wacquant : C’est accidentel car je ne connaissais rien à la boxe. Je cherchais un point de chute dans un quartier du ghetto noir de Woodlawn, proche de l’université de Chicago, pour faire de l’observation quotidienne. La littérature sociologique américaine me semblait pleine de faux concepts et d’un racisme ordinaire. C’est typiquement une littérature qui est le fruit d’un regard distant et lointain. 90% des chercheurs aux Etats-Unis qui travaillent sur l’inégalité raciale n’ont jamais mis les pieds dans un ghetto noir. Les jeunes noirs américains du ghetto ont été transformés en animaux mystérieux dont on n’arrive pas à expliquer le comportement. Il fallait donc y aller. Au début, j’ai marché dans cette 63e rue où est la salle de boxe. C’est une enfilade de bâtiments abandonnés, de magasins calcinés, de terrains vagues où la criminalité est très élevée. Ce n’était pas très recommandé et on ne rencontre pas les gens. Les rapports sociaux sont très distants et méfiants. Il fallait trouver un point de chute. C’est là qu’un ami m’a parlé de la salle et j’ai réalisé qu’elle était à deux rues de mon appartement mais en fait à une planète.



Vous en parlez comme d’un saisissement.



J’ai été saisi, un peu comme lorsque l’on n’a pas été élevé en religion et que l’on nous emmène à la Chapelle Sixtine ou à La Mecque. C’est une salle sans ouverture sur l’extérieur, c’est un monde physiquement clos, dans la semi-pénombre, qui fonctionne comme un bouclier par rapport au ghetto. Il y a les odeurs d’embrocation et de sueur, les bruits des chaînes auxquelles pendent les sacs, le bruit des coups des gants contre les sacs, les crissement des chaussures sur le tapis du ring, le taf-taf des boxeurs qui sautent à la corde, le chuintement, l’essoufflement de ceux qui respirent, qui ahanent... C’est une sorte de concert des sens. J’ai été saisi par l’expérience, il n’y avait qu’une seule chose à faire. J’ai balbutié à l’entraîneur Dee Dee que je voulais apprendre à boxer. La première séance, j’ai gardé mes lunettes ! Dès le premier soir, quand je suis rentré chez moi, j’ai ouvert un fichier boxing-01. C’était d’abord pour consigner mes impressions de malaise physique d’être dans cette salle. Il n’y avait que des athlètes noirs magnifiques et vraiment forts, j’étais le seul blanc et j’avais un sentiment d’indignité corporelle. Au début Dee Dee se levait de sa chaise et se mettait derrière moi pour me hurler dessus ! Des fois, je marquais dans mes notes : qu’est-ce que je fous là, pourquoi je vais me faire engueuler comme du poisson pourri pendant une heure, où est-ce que je vais ?

Même si vous souffrez au début, vous découvrez une fraternité dans cette salle.



Petit à petit on est pris dans l’engrenage, l’amitié, les gens qu’on connaît, le fait d’être là. C’est un monde sensuel, moral et amical très riche. Ce n’était pas une amitié qui passe par les mots mais dans ce que l’on fait. Par exemple avec Ashante, mon partenaire de sparring, on est devenu des frères en se cognant dessus tous les après-midi. On apprend à se connaître et à s’estimer d’une manière qui est très particulière, qui est d’une certaine manière très homo-érotique. Quand ensuite j’ai été nommé dans une société savante très prestigieuse, j’aurais dû normalement aller à Harvard mais j’ai utilisé les deux premières années de bourse pour être dans le gym. Là, c’était à plein temps, 18 heures par jour. Quand je n’étais pas dans le gym, j’étais avec les mecs à tourner en voiture, ou chez eux dans leurs quartiers, dans leurs maisons... C’est la période la plus belle de ma vie à titre personnel et existentiel. Et même si je n’avais rien écrit, l’expérience humaine était si enrichissante que j’avais déjà eu ma récompense. C’est vrai aussi pour les boxeurs. Ils recherchent le fait d’être tous les jours dans la salle, d’être encastré comme ça.



Etait-ce une relation schizophrénique ?



J’avais parfois l’impression de mener une double vie. D’un côté j’avais une vie universitaire classique et d’un autre j’avais cette vie à la salle. Le soir, je devenais « Busy Louie », je mettais ma cape de boxeur... Des fois je rentrais crevé après la séance de sparring. Tu as le visage qui bat, tu as mal aux côtes, t’as les mains douloureuses, aux arêtes, aux poings, avec des caillots de sang entre les doigts et il faut taper à l’ordinateur pendant trois ou quatre heures pour essayer chaque jour de garder ce que j’observais et ce que je vivais. J’allais sur le campus une fois tous les dix jours chercher mon courrier et je regardais ça comme une planète bizarroïde. Je me disais qu’aller à une conférence écouter un mec déblatérer pendant une heure, c’était mort, c’était morne ! Pourquoi aller perdre sa vie à ça ? Quand je franchissais la 61e rue qui est la frontière du campus pour aller à la salle, je me disais : là est la vraie vie, c’est là, enfin ! Et ensuite ressortir de ça, ça a été long et coûteux. Quand j’ai quitté la salle, j’étais cliniquement déprimé. L’univers universitaire était dépourvu de sens. J’étais intimement persuadé que la seule chose qui pouvait donner du sens à ma vie, c’était de continuer à boxer.



Qu’est-ce qui vous a guidé d’un point de vue scientifique ?



Je me suis soumis aux rituels locaux et j’y ai participé dans ma chair. Par tous les moyens, j’ai essayé de devenir le phénomène. On gagne une connaissance charnelle différente de celle de l’observateur extérieur et une compréhension pratique et sensuelle. Avec cette sociologie charnelle, on soumet sa chair aux aléas et aux conditionnements de l’univers considéré. C’est une radicalisation de la théorie bourdieusienne de l’habitus. S’il est vrai que le rapport que nous avons au monde social passe par des dispositions inconscientes, incorporées et systématiques, il faut alors fabriquer et subir cet habitus pour mieux comprendre un univers. Tout le travail systématique proprement anthropologique est venu à la fin, après l’immersion, après que j’ai acquis une identité en tant que membre de cet univers-là. Dans les autres salles de boxe, les autres mecs me reconnaissaient, ah ouais, t’es un copain d’Ashante, t’es One of de Dee Dee boys... Ils étaient tellement en confiance qu’un des entraîneurs blancs d’une salle rivale m’a même dit : mais pourquoi tu t’es inscrit dans ce « nigger gym », dans ce gym de nègres ?



C’est un parti pris maximaliste assez dangereux.



Le danger est de tomber tellement dans l’objet qu’on perd toute sa capacité d’analyse. On dit souvent à tort que l’anthropologue ne doit pas devenir un indigène, au contraire, il faut franchir la frontière et avoir les compétences pratiques et tacites qu’a un indigène. On est alors capable de reconstruire un univers de manière pratique et non pas seulement de manière théorique et discursive. Mais il faut franchir cette frontière avec armes et bagages sociologiques.



Quand vous voulez restituer la saveur du monde social, c’est une façon d’aller sur le terrain littéraire ?



Oui, parce qu’historiquement c’est le privilège de la littérature. Dans les sciences sociales aujourd’hui, surtout dans les secteurs dominés par l’illusion positiviste, le travail d’écriture - souvent inconscient - consiste à singer la rhétorique des sciences dures, à éliminer tout ce qui donne prise au vécu, au pathos, à l’émotionnel, au moral, à l’esthétique. Or c’est tout cela qui fait le sel de la vie sociale. Pour singer la scientificité, on élimine tout ce qu’on devrait restituer par le travail d’écriture sans pour autant faiblir dans le travail d’analyse. La sociologie charnelle a un mode d’écriture spécifique. Tout en gardant les articulations analytiques, elle doit être capable par l’écriture de restituer les articulations concrètes du monde social. On reproche souvent avec raison aux sciences sociales de ne montrer que des marionnettes en expliquant quels sont les fils qui les agitent. Je pense que l’on peut donner des analyses sociologiques qui n’écrasent pas le monde social dans une espèce de monde monochrome, il y a des moyens de faire de la sociologie en Technicolor avec tout le bruit et la fureur du monde social. On peut à la fois l’expliquer et en restituer la saveur.



Est-ce que vous avez été lu par les boxeurs de la salle ?



Quand j’avais écrit le premier article pour les Actes de la recherche, je leur avais amené. Ils étaient très contents de voir les photos des mecs de la salle mais ensuite les marges des pages de l’article servaient pour griffonner des numéros de téléphone. C’était une leçon de choses de voir que cet article dont on aurait pu penser naïvement qu’il leur aurait fait plaisir, qu’il aurait changé leur vision d’eux-mêmes, en fait, il avait le statut d’un morceau de papier. Pourquoi dans leur univers dépourvu de livres, où le rapport à l’écrit est presque celui à une langue étrangère, pourquoi cela aurait une signification ?



Vous évoquez une incorporation de la pensée, une articulation du langage et du corps.



Le gym, c’est la fabrique d’une moralité incorporée1. Les morales dont débattent les philosophes sont intéressantes pour les philosophes, les universitaires, les théoriciens de la morale mais elles sont sans connexion avec les morales qui émergent et qui circulent dans les différents univers sociaux. A travers les boxeurs, on voit ce que sont tous les êtres sociaux. Le boxeur, c’est l’extrême au sens où il met son corps en jeu et il n’est reconnu dans cet univers là que quand il a acquis, par un travail de pédagogie corporelle, un savoir qui n’est pas exprimable par l’écriture. Comme le disait Dee Dee, on peut pas apprendre à boxer dans les livres, on ne fait pas un bon boxeur avec des schémas. Et c’est comme ça à différents niveaux dans n’importe quel monde social. ça demande d’avoir une maîtrise pratique de cet univers social, d’acquérir des compétences tacites, corporelles qui ne passent pas par la médiation du langage et de la conscience et qui font qu’on est reconnu comme un membre de la tribu. Et ça on ne l’acquiert que par une immersion pratique et un savoir du corps qui est en quelque sorte le socle sur lequel vont se greffer les savoirs explicites. Dans le cas du boxeur, on est forcé de la voir. Je pense qu’un des fondateurs de la sociologie charnelle, c’est Marx, dans les manuscrits de 1844. Il décrit le rapport pratique au monde social comme celui de l’être qui souffre. Le boxeur nous le montre car il est à l’évidence un être souffrant, il révèle la réalité cachée de tous les univers sociaux.



Vous avez écrit sur les prisons aux Etats-Unis, sur leur privatisation progressive et leur installation au cœur même des ghettos. Quelle comparaison peut-on faire avec cet autre lieu d’enfermement qu’est le gym ?



Le ghetto est déjà un enfermement non-choisi. La prison est un enfermement subi qui produit un stigmate négatif alors que l’entrée dans la salle de boxe, c’est l’enfermement choisi dans une petite société close qui sert de protection vis-à-vis de violences bien plus grandes et bien plus destructrices. La violence de la salle de boxe est maîtrisée, régulée et elle permet l’acquisition d’un capital symbolique positif. Elle élève ceux qui se plient à cette ascèse. c’est un enfermement électif et positif, qui est producteur de sens, de rapports sociaux et de dignité. La prison, c’est le miroir inversé. Ce qui explique leurs liens très forts. Beaucoup de boxeurs apprennent à boxer en prison. Et beaucoup de boxeurs qui ne réussissent pas leur carrière retombent dans l’économie de la rue et retournent en prison.



Est-ce que ce n’est pas troublant de savoir que ce lieu de fraternité et d’humanité que vous avez trouvé exceptionnel est finalement le produit d’une situation sociale que vous dénoncez par ailleurs ?



On me dit parfois que je fais un éloge de la boxe. Mais avant d’être indigné par la boxe, on devrait d’abord s’indigner des conditions sociales qui font que la boxe a un sens particulier. Et je suis contre l’abolition de la boxe pour une raison très simple : je suis pour abolir les conditions sociales qui font que ceux qui boxent y sont quelque part contraints. Les boxeurs savent que d’une certaine manière, ils ont été forcés d’aimer la boxe. De toute façon, en lui-même c’est un univers ambivalent. C’est une passion trouble, un univers destructeur, dont les boxeurs ont une conscience corporelle. On ne peut pas extirper cette ambivalence fondamentale, ni par un travail d’analyse ni par un travail de glorification littéraire. C’est un univers fondamentalement double, qui élève et qui rabaisse, qui construit et qui détruit, qui crée de la dignité et de l’indignité. Le même boxeur qui dit : je suis un esclave, je suis une pute, je suis un étalon, le même refusera un job s’il ne peut pas aller à la salle. Il veut monter sur le ring parce que là il a un public, une scène et il peut construire un être qui est supérieur à l’être qu’il est et dont il a hérité. Il y a ce mouvement de transcendance. Tout le travail analytique et d’écriture, c’est de ne tomber ni dans l’ode ni dans la réduction à l’absurde du milieu.



Loïc Wacquant

Propos recueillis par Christophe Dabitch

* Sociologue, auteur de Corps et âme - Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Ed. Agone, 268 pages, 110 FF.

(1) Loïc Wacquant prépare un livre théorique sur la question, toutjours à partir de son expérience, La Passion pugiliste dont la sortie est prévue en 2002.

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