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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Mémoire de Sable


Au début était le verbe. Non. Au début était l’eau.

Aba laissa son regard glisser le long des crêtes de poussière, écouta le chuchotement intemporel de cette mer au ralenti (car les dunes, comme les vagues de l’océan, se font et se défont au gré du temps) et se demanda si la mer, en partant, n’avait pas confié sa mémoire au sable, tout comme l’enfant qu’il était confiait la sienne à l’encre et au papier.

Laisser une empreinte.

Tromper les dieux.

Et si je meurs demain, que restera-t-il de l’enfant que je suis, de l’être humain que j’ai été, du vieillard que je ne serai pas ?

Les chameaux broutaient le peu de végétation qu’ils trouvaient ; brins d’herbe, feuilles minuscules sur troncs desséchés. Aujourd’hui, l’eau s’en est allée, et le chameau vit avec son souvenir en forme de vague, de crête, de bosse sur le dos.

Trop chaud.

Aba défit son chèche, puis l’entortilla de nouveau autour de sa tête, ne laissant apparaître que les yeux.

Enfant du désert, vivant dans l’écho de cette denrée plus précieuse que toutes, à jamais perdue.

Aba n’avait jamais vu la mer.

Dites, grand-père, c’est comment l’océan ?

Le grand-père non plus n’avait jamais vu la mer.

C’est comme le désert en accéléré. Elle va trop vite, l’eau des océans. Même pas le temps d’arriver quelque part qu’elle est déjà repartie. L’océan zappe, mon fils, il ne se pose pas. Ne respecte rien. La mer ronge tandis que le désert recouvre. Que fais-tu ?

- J’écris, grand-père. Je recouvre la page croûte de mon écriture de sable. Je fixe mes pensées pour qu’elles restent en place. Je ne veux pas être comme la mer.

Le dieu Horus cultive son propre néant.

Aba ne répondit pas. Le soleil terminait son arceau de feu, il allait bientôt pouvoir repartir. Il fallait arriver au campement avant la nuit.

Le vent soufflait du sud, du cœur secret du Sahara, de l’âme du désert. Aba attrapa le harnais du premier chameau et tira sur le cuir tressé. L’animal leva la tête, le fixa, fièr, de son regard altier.

Marcher.

Faire don de son ombre.

Tête baissée, cuisses tendues contre l’appel du sable mou, contre l’envie d’abandonner la lutte. Dans le désert, celui qui ne marche pas s’endort à tout jamais. Marcher pour entendre s’éveiller ton âme, pour écouter ta musique intime entrer en résonance avec le chant du sable. Marcher pour ne pas mourir ; l’existence n’est qu’un pas de plus dans le vent.

Le désert se moque éperdument des traces laissées par l’homme. Il les cache, tout en bas, sous la dune la plus haute, puis les réveille un jour, pour rien, simplement parce qu’il en a envie.

Aba s’arrêta en haut de la crête, contempla la scène figée en bas, dans le creux du bras du désert. Un vase. Un récipient, quoi. Gravé par des mains disparues, dissimulé par le sable complice. Le désert fait parfois des cadeaux.

Le garçon se laissa presque tomber le long de la pente, le sable l’éclaboussait jusqu’aux genoux, tourbillonnait, emporté par le rire du vent. Les chameaux suivirent, hautains. Dédaigneux. On n’apprend jamais rien à un chameau ; il a déjà tout compris, il ne sera jamais ton esclave. Il accepte de t’aider, car le désert est son royaume.

Aba s’accroupit près du récipient. L’observa.

- C’est quoi, grand-père ? Le grand-père n’en savait rien.

- C’est un vase, mon fils. Un vase égyptien Tu ne reconnais pas l’écriture ?

Aba regarda de plus près.

- Ce n’est pas de l’écriture, grand-père, ce sont des dessins. Des dessins d’enfant. Il n’y a même pas de lettres ni de mots. C’est nul.

Puis Aba se leva dédaigneux comme un chameau et s’apprêta à remonter en haut de la crête.

Le vase se mit à chanter.

Un chant terreux, boueux, un chant du temps de l’eau, et Aba se retourna, englué, aspiré à la fois par la surprise et par cet appel venu du monde moite de la vie d’avant.

S’il y avait des mots dans ce chant, il ne les comprenait pas.

Mais il s’approcha.

Le vase se tut.

- L’espèce de bâton en forme de deux triangles réunis par la pointe sous lequel court un filet d’eau, ça veut dire frère, expliqua le grand-père comme si de rien n’était. Le bonhomme accroupi qui tient un bâton à côté du rond, du serpent et du demi-cercle exprime l’idée d’un malfaiteur, d’un ennemi.

- Comment un frère peut-il être à la fois frère et ennemi ? demanda Aba, étonné.

- N’as-tu jamais frappé ton frère, mon fils ? interrogea le grand-père.

Aba dissimula son regard dans les replis de son chèche.

- Seulement quand il m’énerve.

- Et pourquoi t’énerve-t-il ?

- Il fait ce qu’il veut. C’est le préféré de ma mère et de mon père, c’est toujours lui qui a raison.

- T’a-t-il jamais frappé, lui ?

- Bien sûr que non, bougonna Aba. Il est bien trop lâche. Et puis, il n’en a pas besoin. Il suffit qu’il aille se plaindre à ma mère. C’est son chouchou.

S’il avait été le genre d’homme à sourire, le grand-père aurait souri, mais il ne souriait jamais. Il hochait la tête. Il inclinait la tête, plutôt. Très légèrement ou de manière plus énergique selon ce qu’il souhaitait signifier. Là, il l’inclina une seule fois, puis s’immobilisa. Aba attendit.

- Ton frère Osi pense que tu es mon fils préféré, murmura le grand-père. Il pense que je te laisse trop de liberté. Aba contempla le vase.

Le vent faisait danser les grains de sable autour du pot. Le vent riait, taquinait : on joue à cache-cache, Aba ? Je cache le vase et tu le cherches ?

Aba fronça les sourcils. On en retrouvait jamais rien dans le sable ; la mer désert est profonde, insondable, la croûte terrestre loin en dessous. Le désert avale avec gourmandise les trésors qu’il restitue à compte-gouttes, jamais au hasard.

Le garçon s’accroupit, fit courir le bout de son doigt sur les dessins étranges, puis, obéissant à une impulsion étrange, il se saisit du vase frère ennemi et le serra contre son cœur.

- Il faut partir, dit-il au premier chameau qui le regarda d’un air indifférent. Sinon, nous marcherons dans la nuit.

Ce n’était pas vraiment un problème. Aba voyait très bien dans le désert sans soleil, mais le vent faussait les cartes, élevait dans l’air des grains de sable pour cacher les étoiles. Le désert ne dissimule pas seulement dans ses profondeurs les trésors d’un autre temps. Il cache aussi les trésors du ciel aux yeux des hommes. Le désert, c’est bien connu, aime tricher.

Aba se remit à marcher, le vase frère ennemi dans une main, le harnais du premier chameau dans l’autre. Le premier chameau le suivit. Parce qu’il le voulait bien.

En fait, il ne le suivait pas ; il marchait dans la même direction que ce petit d’homme et guidait l’enfant à l’aide d’une lanière de cuir tressé parce que les hommes ne comprennent rien au désert.

Le vase commençait à peser.

- Qu’est-ce qu’il y a dans ce pot, grand-père ? demanda Aba d’une voix agacée.

- A quoi connais-tu le contenu d’un carton fermé ? rétorqua le grand-père.

Aba réfléchit.

Puis il soupira.

L’étiquette. Parfois, même pas d’étiquette : le contenu imprimé directement sur le carton. En couleur. Photo aguichante. Avec un petit mot tout petit pour dire que la photo n’est là qu’à titre d’indication, qu’elle n’est nullement contractuelle. Peut-on passer un contrat avec une image ?

Aba regarda le vase. Frère. ennemi. Le vase ne contenait quand même pas tout un frère. D’abord, c’était trop petit. Il examina l’image suivante.Un bâton. Un bâton en forme de sabre avec des demi-cercles et un drôle d’oiseau. Juste après, trois autres bâtons et une sorte de couteau.

- Ca veut dire quoi, ça ? demanda-t-il.

- A ton avis ?

Le grand-père avait ses jours. Des jours avec et des jours sans. Des jours de coopération, des jours où son savoir lui semblait aussi précieux que l’eau de son corps. A garder pour soi. Des jours où il refusait de pisser.

- Il y a des bâtons, murmura Aba. C’est peut-être une historie de bagarre.

Les frères ennemis doivent se bagarrer, non ?

- Nous n’avons qu’un seul frère ennemi pour le moment, fit remarquer le grand-père.

- C’est bête ce que tu dis. S’il y a un frère, il y en a forcément un autre quelque part. Sinon, ce n’est pas un frère mais un fils unique.

Le grand-père inclina la tête.

Aba marcha. Il gravit la pente presque ombragée d’une dune en forme de meringue. Aba n’avait jamais mangé de meringue. Dans le désert, on ne s’amuse pas à séparer les œufs en deux couleurs. On les mange tout cru, trop heureux de les trouver. Mais il avait lu des livres, Aba, des livres écrits pour des enfants d’autres pays où on séparait les œufs et les mélangeait au sucre avec un fouet.

- D’accord, acquiesça Aba. Pour l’instant, nous n’avons qu’un frère. Ennemi.

- Le premier signe signifie l’étranglement, dit le grand-père d’une voix ennuyée. Le deuxième : couper, tailler, tuer.

Aba faillit laisser tomber le vase.

- Il a tué son frère ! s’exclama-t-il. Le salaud !Grand-père inclina la tête.

- Peut-être trouvait-il que son frère était le préféré et que ce n’était pas juste, dit le vieil homme d’un ton narquois.

Le vent souffla.

Aba ne serrait plus le vase contre son cœur. Il redoutait à présent d’apprendre la nature de son contenu.

Du sable. Dans le désert, les récipients se remplissent de sable. Dans le désert, tout se remplit de sable. Le nez, les yeux, les oreilles, les cheveux, les chaussures… C’est pourquoi Aba s’entoure la tête d’un chèche et ne se chausse que de babouches souples qui laissent aller et venir le sable mou. Dans le vase, quoi qu’il y ait eu avant, aujourd’hui, il n’y a plus que du sable, et le sable ne retient pas les fantômes.

- Ce n’est pas une raison pour tuer son frère, insista-t-il. On ne tue pas son frère juste parce que c’est le préféré.

- Et pourquoi pas ? Tuer, c’est juste frapper un peu plus fort que d’ordinaire.

Aba baissa le regard.

Le vent faisait danser l’écume de sable sur la crête de la dune. Aba tira sur le premier chameau qui se mit à avancer plus vite. Uniquement parce qu’il le voulait bien.

- Il ne s’agit pas de bien et de mal, vois-tu, dit le premier chameau, mais d’ordre et de désordre. Nous travaillons, nous autres, à préserver l’ordre, l’harmonie du monde.

- Tu ne travailles pas du tout, toi, maugréa Aba.

- C’est peut-être toi qui portes le chargement de dattes ?

- Moi, je porte le vase du frère ennemi qui a été étranglé, coupé, taillé, tué.

- ça, souffla le chameau, ce n’est pas ce que j’appelle un travail. Et tu ne comprends rien à l’écriture.

Aba stoppa net. Fouilla dans la poche de son boubou et brandit son cahier aux pages recouvertes d’une écriture régulière.

- Et ça ? C’est quoi, dans ce cas ?

- Des mots, mâchonna le premier chameau. Rien que des mots.

- Et qu’est-ce que c’est que l’écriture si ce n’est pas des mots ?

Le premier chameau expira longuement par le nez, faisant frémir les poils sous ses narines.

Des images, dit-il lentement. De la musique. Des odeurs. L’écho lointain du chant des dieux. Une histoire.

Sur la surface granuleuse de la dune, un bousier avançait en laissant derrière lui le dessin harmonieux tracé par ses six pattes dans le sable.

- Le frère ennemi n’est pas la victime mais celui par qui le désordre arrive. C’est lui qui, par jalousie, a séduit la femme de son frère. Puis il retrouve son frère, raconte que sa femme le trompe, le frère tue sa femme et prélève son foie pour qu’elle ne profite jamais du jardin d’Osiris.

Aba fut stupéfait, mais il n’allait quand même pas se laisser impressionner par un chameau. Il étudia le vase. Un signe vaguement phallique, de l’eau, une femme, (ça, c’est le signe des ténèbres, dit le grand-père) d’un demi rond (signe de la femme) un demi rond avec des vagues sur la ligne du diamètre (qui est du pays, d’ici, une femme adultère, commences-tu enfin à comprendre ?).

Aba inclina la tête, tira sur le harnais, se remit en route. Le premier chameau décida de le suivre. Le pauvre petit ne s’en sortirait pas tout seul.

Son frère l’attendait bien avant le campement, fier et droit comme l’homme du désert qu’il était devenu.

Je vais me marier, annonça-t-il à Aba.

Le jeune homme tira sur le harnais du premier chameau alors qu’un nuage de sable fouettait son cœur et que les grains acérés le mettaient à vif.

- Avec qui ? demanda le petit frère d’une voix sombre.

- Avec Isa. Je suis ivre de bonheur. Je regrette seulement que le grand-père - paix à son âme - ne puisse être de la fête. Tu devrais songer à te marier, toi aussi.

Aba garda le silence.

Il jeta le vase du frère ennemi dans un coin sombre de sa tente et ne le regarda plus, et les bousiers continuèrent de pousser sur le sable des dunes de petites boules de bouse de chameaux, et le soleil continua de se lever et de se coucher, et Osi épousa Isa dans la joie, et le jeune frère ennemi dissimula sa colère dans sa chèche couleur de nuit.

Une nuit, alors que le campement était installé à l’oasis des trois flamants roses, Aba, devenu homme, entendit un bruit juste devant sa tente.

Il se leva, enfila son boubou couleur d’aigreur, entoura sa tête d’un chèche couleur colère, et sortit dans la nuit du dieu Seth affronter le serpent Apopis.

- Aba, je viens te voir sans haine ni armes, dit Isa d’une voix couleur miel. Mon mari ton frère est absent, mais je vois depuis des mois et des mois les regards assassins de tes yeux posés sur lui, et le désir caché sous tes paupières qui m’évitent, alors je viens te supplier : ne lui fais aucun mal. Si tu veux, je peux être à toi lors de chacune de ses absences, mais retire ta haine du dos de ton frère.

Aba garda le silence, mais d’un geste de la main invita Isa à pénétrer sous sa tente.

A l’aube, quand elle repartit, le vase se mit à chanter et le grand-père à parler.

- Regarde bien ce dessin, ordonna le vieil homme. Il s’agit d’Amset, l’un des quatre fils d’Horus, celui qui garde le foie du défunt pendant son voyage vers les jardins d’Osiris. Mais le foie doit être rendu au corps pour permettre au voyage de s’accomplir. Va-t-en loin, mon fils, cherche le corps de la femme malheureuse, laisse le désert soigner tes plaies car toute maladie est réversible, même celle de l’âme.

Mais Aba secoua lentement la tête.

- Ce qui est écrit s’accomplira, grand-père, dit-il d’une voix couleur de boue Je prélèverai le foie de la femme infidèle et je l’enfermerai dans ce vase aux fins fonds du désert.

- Ce n’est pas ton histoire, mon fils.

- Il n’y a qu’une histoire, grand-père. Une seule et unique histoire qui se répète à travers les temps. Les hommes naissent, vieillissent et meurent, les femmes enfantent et se dessèchent, mais l’histoire reste le même et le désert n’y changera rien.

Le lendemain matin, un ibis vint se poser sur l’oasis, un ibis gris sur l’eau grise sous les palmiers vert et or, et il fixa Aba qui sortait de sa tente, le cœur lourd de sable rouge.

- Quand j’ai écouté les babouins, ils parlaient en désordre, dit l’ibis. Ils racontaient n’importe quoi, sans queue ni tête, sans réfléchir Alors j’ai écrit ce désordre et je leur ai lu leurs paroles et ils ont appris à ranger le désordre et à s’écouter parler car le mot écrit a une mémoire plus longue que la vie et reste afin de nous apprendre par l’expérience des autres. Toi, fils du désert, ne peux-tu bâtir sur autre chose que le sable ?

- Ne peux-tu écrire autre chose que le frère ennemi d’une histoire précédente ?

- Aba inclina la tête une seule et unique fois.

Il prit le vase dans une main et retourna dans le désert pour écrire.

Une autre histoire d’amour et de pardon, d’ordre rétabli.

Puis il posa le vase au pied d’une dune et laissa le vent de sable nettoyer ses plaies.

Car ce qui est écrit existe et perdure bien au-delà de l’insignifiance humaine.

Guillaume Blanchon


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