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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Le sud du sud




Baigne et bronze cul des Européens riches, l’Andalousie fut longtemps ce sud de l’Europe voué exclusivement au tourisme, peu à peu défiguré, raboté, entaillé par un urbanisme sans contrôle. Terre d’accueil pour retraités friqués du nord, terre

d’émigration vers le nord de l’Europe pour Andalous crevant de faim sur ses

montagnes arides. ça, c’est du passé ou presque, depuis que les Andalous ont

trouvé de l’or, de l’or blanc sale, certes, mais de l’or à seaux, à plastic city, des cultures de fruits et légumes sous serre. Des fortunes s’amassent dans ce nouvel

eldorado, aussi sauvage que le modèle. Voici donc l’Andalou sauvé de sa sudité. Épargné par l’exil, il a trouvé plus sudiste encore à exploiter. Là, tout près, de l’autre côté de la mer, l’immigré marocain, le plus souvent sans papier, exploitable à merci, victime toute désignée de ce libéralisme économique qui enfièvre l’Espagne d’Aznar. Mais ce Marocain est aussi arabe et quelques fois, l’histoire remonte à la

surface en spasmes incontrôlés, par-delà les siècles. Les descendants de ceux qui pendant plus de 800 ans régnèrent sur El Andalous restent l’ennemi, que l’on hait à la mesure d’une reconquista fantasmée. C’est peut-être l’une des explications de ce déchaînement de violence collective dont ont été victimes en février 2000 les

travailleurs marocains d’El Ejido dans la province d’Almeria. Quatorze mois après, la tension reste très forte et les timides mesures gouvernementales prises après les événements ne garantissent pas l’avenir. Selon les observateurs, de nouvelles

violences pourraient intervenir à tout moment.



mardi 17 avril Almeria-El Ejido



Derrière la poste centrale d’Almeria, une petite rue, au n°11 calle Padre Luque, les locaux d’Almeria Acoge, une association d’aide aux immigrés. Depuis la veille, les locaux de l’association sont occupés par une centaine de jeunes immigrés. Recalés de la régularisation de l’an passé, ils ont décidé de rester là une semaine, le temps que les autorités reconsidèrent leur demande. Plus loin dans la ville, au même moment 100 à 200 immigrés font la queue devant la sous délégation du gouvernement à l’immigration. Ils viennent y déposer une première demande de résidence et de travail, histoire de prendre date. Parmi eux, des Marocains, les plus nombreux, des Maliens, des Sénégalais, mais aussi des Equatoriens, des Colombiens, des Lithuaniens, des Roumains et, nouveauté, des Russes qui rejoignent l’internationale de la misère.

Ils sont des dizaines de milliers entre El Ejido, Roquetas de Mar, Vicar et Nijar, ces communes qui encerclent Almeria de dizaines de milliers d’hectares de serres, plastique blanc sale, à perte de vue, jusqu’au flanc des montagnes entaillées, aplanies, enserrées. Plus un pouce de terrain n’est épargné, les serres atteignent les faubourgs des villes, les routes ne sont plus que des dessertes pour cette agriculture invisible et pour des industries produisant du plastique, des engrais et des machines agricoles ou des entreprises de transport, on cherche en vain des voies de chemin de fer, il n’y en a pas, seuls ces camions qui s’alignent en murs de ferraille sur la nationale 101. Toute l’économie locale est dépendante de la serriculture.



Une haine sédimentée



El Ejido, barrio de la Loma de la Mezquita, quartier de la colline de la Mosquée, une petite rue adossée à la campagne, autrement dit aux serres. C’est là, dans une maison semblable aux autres, que Carmen, Montsé et Maria José, les trois permanentes, viennent de rouvrir, il y a une semaine, la permanence d’Almeria Acoge. En guise de bienvenue, à la craie noire sur la porte ce : marroquies fuera, les Marocains dehors, la boîte aux lettres arrachée, l’eau coupée. Quinze mois après les émeutes, la tension reste forte, la haine sédimentée.

Déclencheur de ce week-end noir des 5 et 6 février 2000, deux drames qui, à quelques jours d’intervalle, avaient secoué les communautés. Lors d’un conflit, un jeune Marocain tue à l’arme blanche son em-ployeur et un voisin venu s’interposer. Quelques jours plus tard, un autre jeune Marocain tue une jeune Espagnole de 20 ans en plein marché. En état de démence dans les deux cas, selon les médecins experts qui auront à se prononcer immédiatement.

« Alors, la folie s’est emparée de la population ! Dès le samedi, la veille de l’enterrement de la victime », raconte Maria José, médiatrice interculturelle à Almeria Acoge, « les habitants de El Ejido ont bloqué la route à 4 voies qui traverse la ville, décrétant en quelque sorte la ville hors la loi, sans doute en préméditation de ce qui allait suivre le lendemain. » Dimanche, 17 h, à la fin des obsèques de la jeune fille, des milliers de personnes, (1000, 2000, 3000 ?) se lancent dans ce qu’il faut bien qualifier de pogrom. Cette foule composée d’hommes, armés pour certains de barre de fer, de jeunes et de quelques femmes s’en prend d’abord à tous les lieux qui symbolisent l’immigration : une boucherie saccagée, la mosquée profanée et le coran détruit, les locutorios, ces boutiques téléphoniques ouvertes, où les immigrés avaient l’habitude d’appeler les leurs au pays, saccagées. Sur le chemin de « cette hystérie collective », les locaux d’Almeria Acoge sont dévastés, ordinateurs et matériels jetés par les fenêtres, meubles renversés, dossiers brûlés. « Notre association et d’autres, comme les Mujeres Progresistas avaient été désignées y compris par le maire de El Ejido comme responsables de la venue des immigrés, nous étions, nous sommes toujours des boucs émissaires » explique Maria José.

La police est présente en force déjà depuis la veille, des hélicoptères survolent la ville comme si tout le monde était prêt pour le spectacle, les caméras de télévision déjà embarquées, la police assiste et laisse faire. Elle s’interposera quand la foule vociférant va se trouver face à quelques centaines d’immigrés. Des pierres voleront malgré tout au-dessus des uniformes. Du côté des immigrés, la stupeur le dispute à l’angoisse et à la colère, les leaders calment les plus radicaux qui veulent détruire les installations espagnoles. Plus tard dans la soirée, débuteront les ratonnades.



Grève générale



En 4x4 et à moto les Espagnols poursuivent les Marocains isolés dans leur cortijos,

ces anciennes fermes en ruine où ils « habitent », sous de méchants plastiques de rebuts, dans des conditions infra humaines. Même ces taudis seront détruits, brûlés, leurs occupants bastonnés. Une nuit de terreur, de violence aveugle répétée à l’identique dans tous les coins de cette immense jungle de plastique qui recouvre le territoire d’El Ejido sur des dizaines de milliers d’hectares.

Le lendemain, on comptabilisera une soixantaine de blessés. « Beaucoup plus sans doute » selon les responsables d’Almeria Acoge. Le lundi, les travailleurs des serres trouvent la riposte appropriée en décrétant une grève générale. Elle tiendra une semaine entière, faisant perdre des millions de pesetas aux propriétaires de serres, réduits à proposer 10 000 à 15 000 pesetas par jour, 3 à 4 fois plus qu’à l’accoutumée à leurs salariés immigrés. En vain ! Comme on cherche en vain une trace de solidarité des syndicats de travailleurs espagnols. À leur décharge, pas un seul Espagnol ne travaillent dans les serres, où sont « em-ployés » exclusivement des immigrés. Le vendredi encore, pour dénoncer l’attitude de la police, des centaines d’immigrants manifestent devant le commissariat de la ville, rassemblement silencieux qui se termine par une prière.

Devant la catastrophe économique provoquée par la grève générale, les patrons ont accepté de signer des accords négociés avec les autorités régionales et centrales, des syndicats et les porte-parole des travailleurs immigrés, autour de 3 revendications principales ; le relogement, l’indemnisation et la régularisation des sans papiers.

« Le gouvernement n’a pas tenu ses

promesses » dit aujourd’hui Mustapha Machaar, un jeune Marocain. Quatorze mois plus tard, rien n’a vraiment changé. Mais comment la situation changerait-elle ? La population d’El Ejido, collectivement coupable, reste sûre de son bon droit. Le maire de cette ville de 54 000 habitants, lui-même propriétaire de serres2, membre du Parti Populaire a été réélu avec un score africain. Aznar, le Premier ministre, patron du P.P. est même venu le soutenir dans sa campagne. Fort de toutes ses bénédictions urbi et orbi, l’alcade fait de la résistance. « Pour moi, le maire est un fasciste » affirme calmement Maria José. Début avril, devant les pétitions de la population d’El Ejido, la Croix-Rouge a renoncé à créer un centre d’accueil pour les travailleurs immigrés. Aucun des auteurs de violence n’a été poursuivis. Sur les 693 plaintes déposées, seules deux feront l’objet d’une instruction.



Marocains interdits de séjour



Des indemnités ont bien été versées pour remettre en état les locaux détruits, boucherie, mosquée, locatorios mais pas une peseta pour les victimes physiques des violences. Concernant le relogement, quelques bungalows étouffants ont été installés l’été 2000, trop peu et insupportables de chaleur. Et dorénavant les Marocains sont interdits de séjour en ville, une loi non-inscrite interdit de leur louer des maisons. Pas aux autres immigrés, discrimination dans la discrimination.

Les régularisations promises ont concerné moins d’un clandestin sur deux. Dans la province d’Almeria, sur 20 787 demandes, 18 745 ont été traitées et 9 679 acceptées, le taux le plus bas des provinces espagnoles. En octobre, des dizaines de déboutés de la régularisation ont mené une longue grève de la faim dans une église d’Almeria.

Les Accords prévoyaient également « des programmes interculturels pour aider à la sensibilisation sociale et à l’intégration des immigrés... » Non seulement rien n’a été fait dans ce sens, mais la seule mesure visible fut le détachement à El Ejido de 50 policiers supplémentaires3.

La stupeur et l’émotion ont été très fortes dans le reste de l’Espagne. L’affaire a

été abondamment médiatisée, tous les Espagnols ne se sont pas reconnus dans ces hordes racistes. Des voix fortes se sont élevées, comme celle de l’écrivain Juan Goytisolo. « Socialement et économiquement, nous avons voulu brûler les étapes, sans nous rendre compte que les habitudes et les valeurs citoyennes ne s’improvisent pas du jour au lendemain. Dans notre pays de nouveaux riches, de nouveaux hommes libres et de nouveaux Européens, la classe politique n’a pas su acclimater une culture morale ni promouvoir un civisme susceptible de contrebalancer l’ignorance et le mépris de l’autre [...]. L’exploitation inhumaine de l’immigré est la conséquence directe de l’accélération subite des changements sociaux, de l’incapacité éthique et culturelle des horticulteurs d’El Ejido à assumer leur nouveau statut. Plus il y a de Mercedes par habitant, plus grand est le mépris envers l’Arabe asservi dans les serres. Cruel paradoxe : l’émigré nécessaire à l’intérieur de celles-ci devient indésirable à l’extérieur. Sa seule présence offense et inquiète... »4

Sarah Caron

(1) Les écologistes sont si peu présents en Espagne que personne ou presque ne pose les problèmes d’environnement et de pollution qu’entraîne ce type d’agriculture, sans oublier l’eau, dont l’Espagne manque dramatiquement. Une usine de désalinisation de l’eau de mer est d’ailleurs en construction à côté d’Almeria.
(2) 90% des habitants de El Ejido sont peu ou prou propriétaires de serres, qu’ils soient commerçants, fonctionnaires ou médecins, tous les habitants sont concernés par ces problèmes, au bout du compte cela ressemble à une association mafieuse.
(3) Une affiche 4 par 3 dans Almeria propose 3 cerveaux : d’une dimension normale, celui de l’habitant de la province d’Almeria et celui de l’immigrant, beaucoup plus petit à côté celui de l’intolérant !!! Campagne signée Almeria Acoge avec la participation du ministère du travail et des affaires sociales.
(4) Extrait d’un article publié dans El Pais.

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