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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
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Jérusalem, le jouet de Taï


« L’année prochaine à Jérusalem, » après la grande dispersion qui a suivi la destruction du second temple par Titus, les juifs en exil avaient coutume de se saluer par cette formule qui rappelait les anciennes fêtes de pèlerinage dans la ville sainte.

Jérusalem, ce nom mythique faisait monter à la tête des juifs sans terre des rêves de Cité lumineuse, avec ses ruelles pavées de mille bonheurs et son ciel éternellement bleu tendu comme une toile divine sur les douces collines de la ville de David.

Et cette année, à Jérusalem ? Le ciel est toujours bleu, le plus souvent. Mais les rêves ne sont pas les mêmes. La nuit, les rafales de mitraillettes déchirent la paix des étoiles et des oliviers. La violence invente d’autres lumières...

Jérusalem ! Maintenant, la Ville est coupée en deux. Jérusalem Ouest, la juive et Jérusalem Est l’arabe. Tout comme le Berlin d’après-guerre avec son mur-frontière, son mur-tragédie. Mais, là, c’est Dieu lui-même qui s’est coupé en deux, l’Unique, le Miséricordieux. Le Cul entre deux chaises, une fesse sur l’esplanade des mosquées, et l’autre sur le Mont du Temple. Et comme s’il ne suffisait pas à Dieu de montrer le mauvais exemple de la partition, les hommes qui sont faits à son image (pour une fois, c’est une évidence !..) élaborent des plans de séparation radicale.

Que Dieu se plante, se dédouble ou se trisse, hélas nous n’en avons que trop l’habitude. Mais quand des hommes de raison - du moins, c’est ce que l’on espère des dirigeants politiques - veulent régler la question palestinienne et la sécurité d’Israël par un découpage unilatéral et autoritaire des territoires, on ne peut craindre que le pire !

Jérusalem. Dieu est partout ! Imaginez : vous pouvez être propriétaire d’un F3 avec vue sur le jardin où le roi David composait ses psaumes en jouant de la lyre ou d’un T2 très proche du palais où Salomon au soir de sa vie parla avec tant de lucidité de la vanité des choses.

Et si vous préférez Al Aqsa, troisième lieu Saint de l’Islam, vous pouvez espérer un jour avoir pignon sur rue près du Dôme du Rocher d’où le prophète prit son envol vers la lune.

Pas loin de Jérusalem, à nouveau la Terre : Hébron, Naplouse, Ramallah et Gaza. Encore la Terre. Et des colons juifs montrant le livre de Josué comme l’on exhibe un sous-seing notarié de propriété et qui s’étonnent de la méchanceté des Palestiniens qui leur jettent des pierres ou leur tirent dessus.

Sans doute les colons armés de Gaza ou d’Hébron pensent-ils être des bons juifs en ânonnant ces aphorismes traditionnels sur la terre d’Israël : « Il n’y a que sur la terre sainte d’Israël que l’esprit juif peut s’épanouir et devenir la lumière qui éclaire l’avenir », « celui qui vit sur la terre d’Israël vénère le Dieu unique ; celui qui vit en dehors de la terre d’Israël agit comme s’il n’avait pas de Dieu » et aussi « Les morts de la terre d’Israël seront les premiers à ressusciter » ou encore « même les propos quotidiens de ceux qui vivent sur la terre d’Israël sont paroles de la Torah ».

Et pourtant à les prendre pour argent comptant, ces paroles sont la négation de l’idée monothéiste par laquelle le judaïsme s’est fait connaître du monde en rejetant le culte des Baal et des dieux domestiques et terriens. Abraham le chaldéen et Moïse l’égyptien inventent Dieu en nomades, en traversant les déserts, pas en agents immobiliers de la terre de lait et de miel...

Quand je vois ces hommes barbus coiffés de la kippa et brandissant leurs fusils face à ces autres illuminés avec leur Coran et leur arsenal de mort, je déteste la terre, toutes les terres.

Et je pense à ce dessin de Maya et de Madj, deux enfants de sept ans, l’un arabe, l’autre juive qui ont peint ensemble un ciel constellé d’étoiles de David et de lunes en croissants. Je pense que ces enfants d’une école mixte judéo-arabe de Galilée ont raison. Comme les poètes, comme l’affiche de jazz de Matisse avec son ciel bleu sombre palpitant de buissons ardents, comme ces cieux encore de Magritte et de Braque que des nuages traversent pareils à des colombes en vol. Le ciel. Pas la terre.

Un petit écolier de la même école, Taï a écrit : « Ils se disputent Jérusalem. On dirait moi et ma copine quand on ne veut pas partager un jouet ».

Jérusalem ! « Dix mesures de beauté descendirent sur le monde ; Jérusalem en prit neuf et le reste du monde une seule », disent les uns. « Il est temps de comprendre ce que la mosquée Al-Aqsa signifie pour nous, arabes et musulmans, tant du point de vue historique que sur les plans identitaire et idéologique. On ne peut parler de compromis sur ce point », disent les autres.

Un jouet ! Maya et Madj pleurent main dans la main devant le ciel de Jérusalem zébré de balles et de roquettes qui tuent.

Il y a des nuits où l’on déteste la terre, toutes les terres. Et puis au petit matin, l’on se souvient d’avoir pris dans ses mains une terre chaude, épicée, rouge sur une route du haut Aragon ou caressé le sable fin des falaises de Roussillon. On regarde le brouillard se lever au fond de la vallée de la Garonne sur des champs de maïs, au pied de montagnes encore sombres et incertaines. La terre ! La beauté de la terre ! Où les hommes et les femmes reposent aussi, inoffensifs et paisibles comme le ciel de Maya et de Madj.

Et je pense alors à mon père enterré à Saint-Gaudens, face au Cagire et aux Pyrénées, dans cette terre du Comminges qui l’a accueilli, protégé et estimé. Une terre bien loin de chez lui, bien loin des paysages roumains de son enfance mais qu’il a aimée, qu’il a adoptée, où il se repose.

Et je pense maintenant à mes petits cousins israéliens, Moshé et Nourit qui vivent dans la banlieue de Tel Aviv. Ils sont nés en Israël. Leur langue maternelle est l’hébreu, mais ils n’ont ni l’esprit pionnier et conquérant des fondateurs d’Israël, ni la mystique bornée, religieuse et coloniale des derniers convertis au sionisme.

Pour tout dire, ils aspirent comme le dit Mahmoud Darwich à propos des Palestiniens, à vivre simplement. A vivre comme tous les humains. Je pense que Moshé et Nourit veulent vivre en paix, qu’ils n’ont pas d’oreilles pour Ovadia Yossef et pas de battements de cœur pour Massada. Ils ne sont ni héros, ni religieux, ni même sionistes. Cela ne veut plus rien dire.

Je crois qu’ils sont aussi loin des brutes écervelées et racistes qui ont chassé de l’arabe à Nazareth que des plus exaltés des jeunes Palestiniens ivres de se baigner dans le sang des juifs.

Simplement, ils vivent en Israël, ils ont pris l’habitude d’aimer leur pays, ses odeurs, ses oliviers, son ciel bleu qui ne s’épuise jamais. Ils sont israéliens comme la plupart, habitants d’un pays qui est devenu le leur, comme s’il avait toujours été là. Parce qu’il n’y a pas pour eux d’autres pays.

C’est pour eux, et aussi pour cette majorité de Palestiniens tranquilles dont parle Darwich, aimant les conteurs et les poètes arabes et la vieille terre de Palestine (la même) qu’il faut se battre.

Alors la justice ? Oui. Comme Balibar, comme Vidal-Naquet, et comme Daniel Bensaïd (et ce ne sont pas simplement de bonnes âmes) je crois qu’Israël doit réparer l’injustice faite au peuple palestinien, qu’aucune paix ne peut même s’imaginer sans cette réparation. Oui, il faudra partager la souveraineté de Jérusalem entre juifs et palestiniens. Oui, il faudra démanteler les colonies militarisées de Gaza et d’Hébron. Oui, il faudra trouver des solutions justes aux problèmes des réfugiés...

Mais surtout, contraints de vivre à côté et ensemble sur une petite terre si disputée, si chargée d’histoires, et de religions, juifs et Palestiniens devront inventer un nouveau rapport à la terre, à l’Histoire, à l’Etat, à la force, à la mémoire du sacré.

Un véritable shalom !

Si l’autre voie gagne, celle de la partition ethnique, de la radicalité religieuse, du culte inhumain de la terre, alors j’aurai très peur pour mes petits cousins Moshe et Nourit, pour Maya et Madj et pour le petit Taï qui n’imagine pas encore tout à fait la méchanceté des adultes, quand ils décident de prendre au sérieux un jouet !..

Du même auteur à paraître aux éditions du Passant, Sur la Piste des Marranes, de Sefarad à Seattle.

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