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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
par Yves Buin
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Psychiatries, la suite, en complément


La France est un étrange pays. Au soir des élections européennes du 13 juin, examinant les pourcentages obtenus en Gironde, dans la Somme et autres départements par la liste : « Chasse, pêche, nature et tradition » il apparaît, selon le commentaire des journalistes, que l’assassinat des tourterelles est signe : « d’un sursaut contestataire ». La France est gouvernée à gauche et l’on s’ennuie autant que sous Balladur. Le pouvoir teinte-t-il donc à ce point les esprits que ceux qui l’exercent cèdent inévitablement au mimétisme et adoptent, sans crainte du paradoxe, fausse modestie affichée, arrogance, auto-satisfecit, tout en s’installant dans une éternité quasi-incontestable de la conduite des affaires ?

La droite, de sa longue fréquentation du pouvoir, a appris le cynisme, le mensonge calculé, l’affairisme. Elle a reconnu le caractère voyou des pulsions et attitudes humaines. En y concédant, elle a su l’utiliser. La référence à la morale est pour la droite, circonstancielle. Il lui est bon de répéter des sornettes sur la famille, la bonne éducation, le bon esprit, de rassurer les frileux. Ce ne sont là que maniements électoralistes : assise, qui permettent d’accéder au sérieux des grandes choses et, par lui, d’exercer son réalisme et assouvir ses appétits. Il ne faut pas dénier à la droite sa crédibilité. Sans illusion sur les fantaisies humaines, dédaignant mythologies et idéologies, elle joue toujours franc-jeu. « Démocratie libérale » est, en ce sens, d’une sincérité totale. Et si la droite est institutionnellement en morceaux et tremble pour la survie de ses lucratifs appareils, elle n’a guère à se soucier de son influence, la gauche l’a relayée.

Il y a plus de vingt ans Gianfranco Sanguinetti faisait paraître un petit texte au titre provocateur : « Le véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie » où il suggérait, comme Baudrillard l’avait noté en son temps dans « La gauche divine », que le meilleur moyen de maintenir ledit capitalisme était de confier le gouvernement aux communistes. S’est-il trompé ? Que non. La plus grande partie de l’Europe occidentale s’est dotée en cette difficile période de crise, de gouvernements de gauche - dont l’Italie dirigée par un premier ministre ancien dirigeant du P.C.I. reconverti. Nous sommes nombreux à ne pas avoir été surpris, qu’au printemps 1997, la France soit passée sans troubles ni états d’âme aucuns, d’un gouvernement de droite musclé - tout au moins dans les mimes - à une alternance de gauche avec des ministres communistes dans la pochette surprise. Indice d’une grande maturité politique ou concession à la mer étale d’une indistinction idéologique ? Nous pencherons pour la seconde hypothèse ne serait-ce qu’au regard des programmes proposés lors des dernières élections européennes.

La gauche, en France, en sa séquence post-miterrandienne d’inventaire redouble ce qui avait été antérieurement exploité de 81 à 93, manipulé sans scrupule, et qui réfère a ses valeurs traditionnelles : la gauche morale, vertueuse, soucieuse de la loi. La gauche croit au progrès des mentalités, à l’évolution historique, certes tortueuse, mais positive à terme. De ses prémisses et préjugés elle emplit ses discours. Elle ne parle plus politique, elle fait la morale, prône la responsabilité et justifie le contrôle social des activités par la judiciarisation croissante de la vie. Elle continue de revendiquer la transparence en une sorte d’absolu qui ne peut s’instituer que comme violence. On n’insistera jamais assez sur le danger qu’il y a à se décréter : « génération morale », c’est-à-dire de se considérer comme des justes. Ne cherchons pas trop loin les nouveaux bien pensants. Ils sont ici. Soucieuse de sa vieille mission qu’elle a héritée de Léon Blum dans sa « gestion loyale du capital » elle a parfaitement intégré la pensée dominante - sinon cédé à elle - et qui consacre la prééminence de l’économisme dans l’élaboration programmatique. Elle n’inquiète donc pas les seigneurs de l’économie. Ses dépoussiérages, ses toilettages quant au mœurs, voire ses afféteries modernistes, même s’ils donnent lieu à débats passionnés, tels ceux autour du P.A.C.S., ne doivent pas abuser. Ils ne sont qu’écume, fumée sans conséquence sur le cours du monde imposé.

Ce préambule n’est pas superflu puisqu’il indique que depuis la rédaction de « Psychiatries » (mai-juillet 1998) rien n’a changé de la politique de santé mise en œuvre par les décideurs et qui est indissociable des données globales évoquées ci-dessus. Aussi n’y a-t-il peut-être pas trop à insister sur le contexte général où les mêmes grosses ficelles continuent d’être tirées par les mêmes acteurs. Ce qui avait été dévolu à la fonction du Commissaire en charge de l’ordre gestionnaire demeure semblable, ainsi que ce qui avait été attribué au thérapeute. Nous sommes toujours figés en une sorte de jeux de rôles immobiles, chacun sur son quant à soi.

Or rien n’interdit de penser qu’il y a parmi les professionnels, les citoyens concernés par les problèmes de la santé mentale, une prise de conscience de ce que l’issue du tournant opéré par les décideurs n’est pas inéluctable et qu’il serait bon, hors de toute soumission au fatalisme, d’envisager qu’un défi puisse être relevé et, proposées, des nouvelles voies à la psychiatrie. En premier lieu, il faudrait se défier d’un consensus facile : celui de la désignation d’un responsable unique du malheur du monde : le gestionnaire, dans l’affirmation d’un manichéisme rassurant. Or, les professionnels, les patients et leur entourage, ont à s’interroger sur eux-mêmes, à commencer en priorité par les psys dont il y a à noter le déficit de pensée depuis une vingtaine d’années.

Ce déficit ne doit pas être l’occasion de procès ou de vindicte ni envers les institutionnels (appareils syndicaux, missionnés divers des ministères, entremetteurs des coulisses, etc.) ni envers les intervenants de base du soin. La responsabilité est collective de s’être assoupis, d’avoir consenti aux chants de sirène d’une pseudo-modernité (n’a-t-on pas vu nombre de collègues fascinés par l’appel à la gestion responsable des services promue comme qualité inhérente à une bonne chefferie ?), d’avoir quelquefois délégué la représentativité à de trop habiles ou trop intéressés démarcheurs. Sans doute faut-il voir dans l’aboulie politique, dans l’abandon des idéaux des civilisateurs de la psychiatrie et de ceux des chantres du désaliénisme, un décalque de la confusion du champ politique à l’œuvre dans l’hexagone, mais, aussi, une démission amendée d’une fuite vers le découragement et la dépression. Nous le disons au risque d’être taxé de « ringardise », d’attachement immodéré à une page de la psychiatrie définitivement tournée pour certains, alors que nous resterions aveugles.

Déficit, donc, originé sur le déclin de l’engagement politique. Que s’est-il passé que nous n’avons pas vu venir ? Sans pratiquer d’amalgame, nous pouvons énumérer toutefois des signes objectifs de changement ou d’évaluation situationnelle de la discipline qui se sont succédé. A savoir, entre autres : Budget global (1983), disparition de l’internat des hôpitaux psychiatriques (1984 / 85), loi sur le secteur (1985), note d’Evin (mars 1990), rapport Massé, l’introduction de nouveaux instruments du suivi des activités tel le P.M.S.I.(1)

- des collègues ont alors cédé à la passion de l’ordinateur ! - modification en impasse du statut des infirmiers spécialisés. On aurait pu également repérer la constitution progressive d’une armée de réserve, celle des psychologues, appelée peut-être dans l’avenir à des tâches de suppléance, celles de l’infirmier et du médecin. Les conséquences de cet ensemble de mesures, celles des rapports missionnés, des incitations, se sont déployées jour après jour, ancrées sur le dispositif général, incisif, de la réduction des dépenses de santé et des restrictions budgétaires drastiques affectant le chapitre hospitalier. Trop de plaintes ont scandé ces incidences qui ne sont demeurées que des plaintes. Le reflux du politique n’a guère aidé à les élever au niveau d’une dimension critique alternative et intellectuellement opposable à la suffisance technocratique. Soulignons en particulier la réticence - levée par quelques-uns - à mettre en œuvre une véritable « clinique de secteur » bousculant les invariants de la nosologie et témoignant de l’analyse fine des transformations de la demande et des comportements sociaux sans, bien entendu, tomber dans la « sociatrie ».

L’affaiblissement du discours soignant qui en a découlé n’a pas permis de poser clairement le lien de la politique (de soins) et de la clinique. La fragilisation du soignant de plus en plus écarté du jeu décisionnel en conséquence de la prééminence de la polarité administrative sur la polarité thérapeutique, soumettant cette dernière à la finalité de ses intentions et s’octroyant pour elle, seule, la scène du pouvoir dans les établissements, a mené à une crise identitaire trans-catégorielle et, pour la traiter, au repli technicien sur la compétence. Non que le désir de se former sans cesse soit discutable, ni la curiosité (encore qu’elle soit souvent sélective) à l’égard des apports contemporains dans le cadre de la discipline. Mais l’accumulation des savoirs, la multiplications des colloques savants, le gage d’une recherche de scientificité, compte tenu de l’exigence des sciences médicales inductrice de rivalité et de challenge quant à la psychiatrie, a pu servir de leurre. Tout d’abord dans celui de l’acquisition d’une maîtrise possible de l’objet (du sujet plutôt) des pratiques, semblable à celle des autres disciplines et, ensuite, dans celui, au travers de l’assimilation technicienne, d’une restauration d’identité à l’aune de la reconnaissance par la performance et la technique. Cette quête éperdue, intellectuellement légitime certes, est conforme à l’esprit du temps, le professionnel effaçant le citoyen. La finalité de l’acte n’est plus source de questionnement mais d’évaluation. Le leurre scientiste et positiviste de la maîtrise réintroduit néanmoins l’utopie, justement par le truchement d’une maîtrise possible sur l’événement, le sujet, la folie.

Corrélat obligé de l’abandon du politique et du repli technicien indentitaire : le néo-hospitalocentrisme. La psychiatrie a été inventive (cf. la note Evin de mars 1990), les acteurs de terrain ont été innovants. Ils ont maillé - là où il y a eu projet politique effectif animant le projet thérapeutique - le milieu communautaire, redéfini les proximités, aimanté les partenariats. Refusant une conception hégémonique (un impérialisme) du soin, ils ont recensé les potentialités du milieu de vie. Inspirés par le désaliénisme, ils n’ont cessé de renouveler leurs institutions, acceptant l’incertitude, le provisoire, l’expérimental. C’est dire que l’alternatif à l’institué est leur espace qui promeut réseaux environnementaux et structures intermédiaires. Or que leur propose-t-on au terme, le choix sous forme de diktat : ou mariner dans le Centre hospitalier spécialisé chargé de toutes les tares qui n’importe comment disparaîtra en se transformant en établissement médico-social, ou rejoindre l’hôpital général, nouveau lieu non ségrégatif (sur le papier), lieu d’intégration idéalisé du dispositif de soins aigus de la psychiatrie (enfin !) dans la cité. Quid des budgets, des alternatives mentionnées à grands traits ci-dessus, de la centralité de l’extra-hospitalier moteur de la psychiatrie actuelle (et à venir) à laquelle se substitue le service en hôpital général et ses inévitables pesanteurs. D’ailleurs la discussion sur le statut juridique des services de psy à l’hôpital général est fort révélatrice. Ou absorption et dissolution pure et simple ou maintien d’une entité spécifique comme garant de l’historicité et de la culture psychiatriques sous forme d’E.P.S.M externé (Etablissement Public de Santé Mentale).

Le néo-hospitalisme n’est que la conséquence du rattachement, sans clause d’originalité (et d’irréductibilité) de la psychiatrie à la médecine. Il va sans dire que ce n’est pas la psychiatrie de liaison qui traite de la souffrance psychique au sein des lits de médecine somatique, ni les travaux d’implantation préalable d’une équipe qui aurait choisi librement d’intégrer l’hôpital général qui sont ici visés.

Enfin, puisque l’interaction psychiatrie / psychanalyse est déterminante tant dans notre approche conceptuelle que dans l’implication pratique, qu’elle se noue autour du sujet et de la rencontre relationnelle avec lui, on ne saurait se désintéresser du destin conjoint de la psychanalyse et de la psychiatrie publique. Nous ne pouvons pas encore apprécier la conscience qu’ont les sociétés de psychanalyse de la conjonction de ces devenirs. En ouvrant, à l’analyse, les lieux où se déploient les psychoses, à l’asile ou dans la cité, en mariant les pratiques, la psychiatrie a donné à l’analyse la possibilité d’étayer la théorie et d’apporter à la cohérence et à la rigueur du soin. En retour la psychiatrie en a été transformée radicalement. Si cette dernière disparaît ou devient méconnaissable, l’analyse risque l’étiolement ou son cantonnement dans un âge anté lorsqu’elle œuvrait parmi la bourgeoisie, pouvant toujours s’imaginer (ce n’est pas totalement faux) et penser qu’elle peut se dégager sans souffrir de ses liens avec un dispositif institutionnel menacé ayant en elle-même la ressource pour exister, autonome. Nous en doutons. Aussi pourrait-on assister, contemporain de la médicalisation réductrice du champ de la subjectivité, à l’effacement progressif de ce qui fut l’horizon culturel de plusieurs générations : le freudisme et le marxisme. Processus déjà engagé par la révision de la nosographie (les différents D.S.M.)(2) et les exubérances de la psychopharmacologie, la souffrance psychique s’indexant directement au registre de la médecine générale.

Mathilde Losserand

Yves Buin est pédopsychiatre, chef de service au Centre Antonin Artaud (Gennevilliers). Il a publié chez différents éditeurs des fictions et des essais dont, entre autres Psychiatries, l’utopie, le déclin (Editions érès, 1999, 128 p., 80 F.), La période européenne de Wilhem Reich (Editions universitaires), Le Psychonaute (Bourgois), Kapitza (Editions Rivage noir, 1999).
(1) Budget global (1983) enveloppe budgétaire annuelle accordée pour le fonctionnement d’un hôpital et soumis à des taux directeurs nationaux, régionaux et départementaux qui peuvent être insuffisants ou négatifs et donc signifier une diminution des moyens.
- Loi de décembre 1985 sur l’organisation de la psychiatrie qui reprend les termes des circulaires de 1960, 1972, 1974 et qui n’a impulsé aucune dynamique.
- Note d’Evin qui recense les différentes innovations des équipes soignantes afin de les reporter ou non à une prise en charge par la sécurité sociale.
- Rapport Massé : Mission d’enquête mise en œuvre dans les années 90 et qui a abouti à un rapport d’orientation sur le devenir de la psychiatrie avec promotion de l’implantation de la psy à l’hôpital général.
- P.M.S.I. : profil médico-social informatisé.
(2) Manuel de diagnostic médical en psychiatrie dont l’élaboration a eu lieu aux Etats-Unis.

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