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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°21 [août 1998 - septembre 1998]
par Benoît Clair
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Le glacier de la honte


La Rinconada, Cordillère des Andes, Pérou, 6000 mètres díaltitude. Un glacier au dessus des têtes, des mines díor sous les pieds. Pas moins de 50 000 personnes dont 1500 enfants travaillent ici, dans l'espoir de décrocher la pépite qui les tirera de là. Des Sisyphes des temps modernes. Des paysans et des ouvriers que la privatisation des terres agricoles et la vente des entreprises publiques ont jeté sur les routes. Certains partiront vers les cultures de coca (60 % de la production mondiale), d'autres iront dans les cultures minières (fer, argent, or, plomb, cuivre et zinc principalement), comme dans ce fond de vallée où ils remonteront sans fin des tonnes de sacs de pierre. La crise pétrolière des années 70, puis la crise financière des années 80 ont gravement appauvrit le Pérou. Sur la terrible lancée du plan de stabilisation économique concocté dès les années 81-82 par le FMI, la population paie un prix fort au plan d'austérité lancé par le président Alberto Fujimori en 1990. Aucune rébellion - comme la prise díotages orchestrée par le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru, à l'ambassade du Japon à Lima du 17 décembre 1996 au 22 avril 1997 - , aucun chiffre de la gravité du chômage et de la pauvreté ne semble émousser l'implacabilité du Président. Pour satisfaire les exigences du FMI et des institutions internationales de crédits sur le remboursement de la dette extérieure, combien de tonnes de cailloux continueront de rouler et d'engloutir ces forçats des Andes ?



20 jours de marche à pied à un rythme soutenu : voilà le temps que mettront Arturo, berger des Andes, sa femme Maria et leurs deux lamas portant leurs maigres effets personnels, pour franchir les 195 kilomètres qui séparent la petite hutte d'adobe qu'ils habitaient près de Juliaca, au sud du Pérou, du village de La Rinconada (NDLR : nom qui signifie "Le recoin du coin", en péruvien). Situé sur le flanc du glacier de La Ananéa dont le sommet culmine à près de 6 000 mètres díaltitude, le village de La Rinconada est un immense camp de réfugiés... La nuit, la température y oscille entre -26 degrés centigrades au cœur de l'hiver et à peine +10 degrés en été. Là, travaillent et survivent 50 000 hommes et femmes, parmi lesquels plus de 1 500 enfants, dans des conditions inhumaines, en total esclavagisme. Attirés par la promesse d'une hypothétique richesse, ils sont embauchés sur simple contrat oral par les exploitants des quelques 400 galeries de mines, pour lesquels ils iront extraire de l'or, le plus souvent à mains nues, parfois armés de pelles, de pioches et d'un petit marteau. Sur les 600 hectares que compte le domaine minier, seuls 35 hectares sont aujourd'hui en exploitation; c'est dire qu'on marche ici sur l'or en permanence... Mais à quel prix ?... Le système médiéval du cachorreo est l'unique règle imposée ici et respectée par tous sous peine d'être immédiatement exclu du clan des mineurs...



Cette tradition, contraire à tout droit humain est simple, efficace, mais terrible : les mineurs travaillent gratuitement pour leurs employeurs pendant un certain temps (généralement 2 à 3 mois) au terme desquels ils auront le droit de garder pour eux tout l'or qu'ils trouveront en 2 ou 3 jours de "vacances", de recherches, au maximum de leurs forces. S'ils tombent sur un filon, ils pourront alors s'arrêter de travailler, vendre leur trésor et choisir de redescendre librement dans la vallée ; s'ils ne trouvent que quelques grammes d'or... ou même rien du tout, ils repartiront pour une nouvelle période de travail gratuit pour leurs exploitants... Certains sont là depuis plus de 20 ans, sans aucun espoir de repartir un jour, leur force de travail diminuant avec le temps qui passe et les ravages physiques subis.



Le chiffre mensuel de la récolte du précieux minerai est tenu secret, mais on l'estime généralement à quelques 200 kilos d'or díune grande pureté (24 carats) ; échappant à tout contrôle légal et revendu sur des marchés obscurs par une série d'intermédiaires douteux, son montant dépasserait aisément les 2 millions de dollars (12 MF) chaque mois... le mineur ne touchera, quant à lui, que 2 soles (5.60 F) pour chaque gramme d'or revendu ensuite pour plus de 60 Francs aux différents marchés dans une spirale inflationniste incessante...



La Rinconada, cette ville fantôme, n'a aucune existence légale. Aux yeux du gouvernement péruvien, elle n'existe même pas ! Construite sans aucun plan d'urbanisme, au fur et à mesure de l'arrivée des mineurs, elle compte aujourd'hui plus de 5 000 logis, qui, si on peut les nommer ainsi, ont des murs et des toits faits de simples tôles ondulées ; avec l'intensité du froid persistant et de la neige, lors des nuits glaciales, tous les habitants se rapprochent de la mort par congélation. Vivants à 6 ou 8 dans une seule pièce de 10 à 12 mètres carrés, ils dorment sous des couvertures tissées en laine de lama ; l'eau est vendue 6 FF le bidon de 10 litres ; autant dire que nul ne se lave jamais et n'en achète, sauf pour faire cuire - longuement à cause de la raréfaction de l'oxygène - un plat de fèves ou de haricots dans lequel surnagera un maigre ragoût de mouton à l'odeur faisandée... Construits à même le flanc du glacier, ces logements sont placés dans des couloirs à risque d'avalanches et d'éboulements. L'odeur dans le village est insoutenable. A parcourir les rues, on a vite la nausée ; elles sont jonchées de détritus et d'excréments ; ici, chacun se soulage en public, sans aucune pudeur, et ce sont les chiens et les cochons sauvages qui, les premiers, s'en repaissent... Les enfants aux yeux plissés ont les mains enflées par le froid et les gerçures ; beaucoup sont nés ici ; la majorité y mourra aussi, avant l'âge de 15 ans, victime de terribles brûlures aux poumons dues à l'inhalation de fortes doses de mercure servant à l'extraction de l'or. Au fil des ans, faute d'une hygiène élémentaire, leur peau ressemble à celle des serpents et se couvre de squames... Ici, aucune assistance médicale, aucune infirmerie, pas la moindre trousse de premier secours... A 20 jours de marche du plus proche hôpital...



Lorsqu'ils entrent, par groupe de deux, dans les longues galeries de glace d'à peine 90 centimètres de diamètre pour aller chercher de lourds sacs de pierres concassées, les enfants - ils n'ont pas encore dix ans !- se retournent systématiquement, une dernière fois, vers la lumière bleu pale qui vient de l'extérieur et se signent. Ils sont emmitouflés dans de gros pulls et couverts de ponchos en plastique sur lesquels ruisselle l'eau qui coule de la glace. Au fur et à mesure de leur progression dans la galerie où la température descend rapidement à moins 20 degrés, la lumière extérieure s'amenuise lentement, diminue encore pour disparaître enfin, remplacée par la faible flamme vacillante des lampes à carbure qu'ils portent accrochées à leur ceinture. Leurs ombres s'affolent alors sur les parois blanches immaculées bientôt suivies par de longs sillons noirs des roches aurifères en strates horizontales. Ils sont arrivés au bout du parcours d'un tunnel de 200 mètres environ, sans aucun étai, qui fond au rythme des apparitions du soleil et des pluies diluviennes d'El Niño. Là, au bout du monde, au bord du néant, dans un paysage noir d'encre agité de feux-follets, s'affairent des hommes à peine plus âgés qu'eux; la température ici s'élève un peu du fait de cet amas des corps qui s'acharnent sur la pierre, dégageant une chaleur animale. Armés de pioches et de marteaux, les barreteros attaquent sans relâche le minerai, dynamitent les galeries et cassent systématiquement de larges plaques de roches qui tombent au sol et se fracassent dans un vacarme épouvantable que propage à l'infini un écho assourdissant. La quasi absence d'oxygène laisse la poussière en suspension permanente à hauteur des hommes et des enfants, envahissant peu à peu leurs yeux et leurs poumons. Les petits saqueros s'accroupissent alors pour remplir de roches des grands sacs de jute plus lourds qu'eux, qu'ils traîneront à deux, jusqu'à la surface de la mine. Ils travaillent ainsi, 8 à 10 heures d'affilée, en 3 équipes, jours après nuits, sans vacances ni repos, au mépris de toutes les règles d'hygiène et de sécurité. À leur retour à la surface, les enfants déversent les sacs dans des brouettes qu'ils acheminent lentement vers les quimbaleteros, hommes ou femmes chargés de faire bouger un moulin en pierre à la force des jambes pour triturer la roche et extraire l'or en utilisant de l'eau mélangée à du mercure. Là, les vapeurs sont toxiques au plus haut degré, mais nul ne le sait, nul ne le dit... Un peu plus loin, d'autres femmes, plus vieilles, cassent au marteau les pierres les plus grosses afin d'en retirer les paillettes d'or. Aussitôt trouvé, on le cache ; chacun ici épie, surveille, toise, vole au mépris de toute loi. D'ailleurs, quelle loi ? A 1 300 kilomètres au sud-est de Lima, nul ici n'est chargé de faire respecter l'ordre. 3 policiers ont été détachés à plus d'une heure et demie de route en voiture, ou en trois jours de marche épuisante. Qui va alors se plaindre ? Et de quoi ?...



Lorsque les hommes sortent enfin au dehors, les yeux rougis par la fatigue et la tête lourde de vapeurs oxydantes, à l'instant où le soleil de l'équateur décroît rapidement sur l'horizon, leur vie d'être humain reprend pour quelques courtes heures ; remontant à pas lourds le long chemin de pierres instables qui sépare les galeries du village, ils mâchonnent et chiquent des feuilles de coca, le regard perdu dans le vide absolu... Au premier des quelques 80 bars que compte le village, ils s'arrêteront pour boire une chicha, la bière locale, avant d'en rejoindre un second, puis un troisième, puis un autre encore... Ivres d'alcool et de fatigue, ils iront enfin s'étendre pour quelques minutes de plaisir tarifé entre les bras des putinas, dans le seul bordel que compte l'endroit, plein à craquer, jour et nuit...



La mine fut découverte par M. Tomas Cenzano Caceres, industriel de 83 ans, qui en 1950, prend en concession tout le glacier et ses alentours, avec le nom de "Mine Ana Maria", en l'honneur de sa fille: « Mon grand orgueil c'est d'avoir trouvé une montagne d'or qui, si elle était exploitée techniquement, ferait l'admiration du monde entier. Si quelques années avant, les autorités m'avaient écouté et avaient cru à mes trouvailles, aujourd'hui il n'y aurait plus autant de misère. Mais l'or reste là, il ne bouge point... » Néanmoins, il ne condamne pas le système d'exploitation, le "cachorreo", parce que, selon lui, c'est le seul moyen d'extraction artisanale viable dans les galeries de La Rinconada : « Actuellement, tous ceux qui travaillent dans cette contrée continuent à extraire l'or de manière artisanale. Tout le monde trouve au moins 1 gramme par jour. Ils ne sont pas fous pour vivre dans ces conditions sans rien gagner !... »



« Nous sommes tous des rats... » Don Anselmo Cusi Achi est l'un des 8 000 mineurs qui travaille à la Rinconada. Il a à peine 35 ans, mais on lui en donne déjà 50. D'emblée, il déclare ne pas savoir ce que veut dire "cachorreo", mais il reconnaît avoir entendu dire que le patron les faisait travailler sans payer de salaire. Il a pleine conscience que tout ceci est injuste et que c'est une exploitation : « Dans ma jeunesse, j'ai entendu dire que le terme "cachorreo" venait du lion, car c'est le grand félin qui a toujours le meilleur morceau et que les cachorros (les lionceaux) doivent se contenter de ce que leur laisse leur patron », dit-il. « Le travail à la mine est crevant. Inutile de comparer avec l'enfer, car il n'y a rien de chaud là-dedans ».

Envoyé spécial au Pérou
Benoît Clair

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